Bécassine à la Villeneuve

Parce que Grenoble par 35 degrés, ça reste toujours moins chaud que Tokyo, et que les cartons de gogoneries et de livres crasseux ont un charme assez épuisable, j’ai soudain décidé en ce mardi 1er août à 15h02 de me rendre à pied à la Villeuneuve et sa bibliothèque où le troisième tome d’Elena Ferrante et de ses Napolitaines cruelles m’attendait.

La Villeneuve… Le coupe-gorge de Grenoble, la Une éternelle et fidèle du Dauphiné libéré en concurrence avec Echirolles, la bastille de la racaille, la.

  • On vous le met de côté… si toutefois vous parvenez jusqu’à nous.

M’a lâché de façon énigmatique la bibliothécaire qui parlait, au téléphone, comme depuis le dessous d’une couverture (ou quand on vous a enfermé à triple tour dans un placard).

  • Ton imagination stéréotypée.

M’a rassurée A. alors que je lui faisais mes adieux.

  • Tes préjugés d’emblée.

Me suis-je en effet rassérénée.

C’est vrai, je l’avoue, le Japon m’a habituée à un cadre de vie globalement peuplé de gens gentils quand bien même au bord du gouffre social avec des banlieues qui ressemblent à ces centres villes en version moins lumineuse et plus calme. En conséquence, je trouve difficile de me réhabituer à la ville française dont la rue dissimule parfois une aventure en son coin mais plutôt d’un style minable petit vendeur de drogue qui ne respecte pas les limitations de vitesse ni les feux (j’ai testé) ou individus ensués dressés sur leurs claquettes se saisissant par le col du tee-shirt pour régler une discorde urbaine (testé également).

Je sais, Joëlle, que vous faites de la résistance à la chaleur et à la maladie sur le plateau du Vercors. Je sais aussi que vous avez longuement travaillé en bibliothèque, dans une version néanmoins plus proche de celles fréquentées par un petit Macron potassant son droit des sociétés que du petit Mohamed feuilletant ses BD pendant que sa mère skype Alger à la rangée V-Z des romans pour adultes.

  • Arrête tes clichés xénophobes, personne n’a jamais skypé Alger depuis la rangée V-Z d’une bibliothèque.

M’a tancée in peto Arlette, cette fille qui dans ma jeunesse me trainait dans les manifs et me faisait distribuer des tracts anti-loi Devaquet sous la menace d’un tabassage en règle par le tribunal révolutionnaire tenu par des issus de prolos comme des parjures de la bourgeoisie (Arlette, t’imagine si la Censeur me voyait ?).

Je me suis bravement mise en route, de suite dégoulinante de chaud, suivant les rails du tramway joliment bordés d’un vert gazon, le long de boulevards passablement désertés depuis chez moi jusqu’à ces monuments modernes que sont la CAF, l’URSSAF, la CPAM… A un coude dans le béton, le nez sur mon GPS, j’ai quitté lesdits rails pour m’enfoncer dans ce qui ressemblait bel et bien à un ghetto.

Je veux dire, des murs très hauts construits de façon circulaire où l’on peine à dénicher une ouverture, c’est bien le schéma type du ghetto non ?

  • Arrête avec tes préjugés stéréotypés.

M’a à nouveau tancée in peto Arlette, son souffle glacial sur ma nuque surchauffée.

L’angoisse c’est qu’il n’y avait personne vous voyez. Personne de normal, genre petite mamie aux cheveux frisés gris poussant son caddie ou jeune femme de 48 ans d’allure littéraire urbaine. Personne hormis un dealer doublé d’un tueur de quadragénaire, je le sentais, déguisé en jeune homme à la tong tranquille qui tapotait sur son portable. Sinon des petits roms qui jouaient dans une baignoire en plastique jaune étrangement posée dans une allée… et aussi, j’avançais dans le cœur de la cité, un homme en boubou qui poussait sa petite fille sur une balançoire tandis que deux autres petits piaillaient d’excitation.

  • Tout va bien, ma fille, zen… on n’a jamais vu un dealer pousser des enfants sur une balancelle.

Mais avec tout ça, de bibliothèque, que dalle.

On m’indiquait bien le salon afro tresse, le centre d’action sociale immédiate d’urgence, ou la crèche Les moutards avant qu’ils ne vous montent au nez, mais point de bibliothèque Arlequin, du nom d’une série de blocs de cette cité, Arlequin nord, Arlequin sud, franchement fallait y penser.

La bibliothèque Arlequin de la cité la Villeneuve vous recommande ses œuvres de fiction pour adultes où une jeune experte comptable d’origine kabyle défend son amour pour un jeune vendeur de porcs bretons muté dans le Dauphiné suite à la crise de la.

  • Devaquet, si tu savais, ta réformeuh, ta réformeuh, où on se la met…

Merci Arlette. J’étais en train de déraper.

J’ai soudain avisé une indigène, une sexagénaire de type indo européen rembourré qui trainait une brouette remplie de packs de drogue, je veux dire de bêches et de râteaux, avec un arrosoir vert comme il se doit planté sur le dessus. Elle était en train de pousser le portillon du jardin communautaire (que j’ai supposé ou alors c’était une sacrée grosse propriétaire terrienne) lorsque je suis tombée à ses pieds, dignement.

  • La bibliothèque ? Très simple vous prenez à droite (geste vers la gauche), sous les arcades, puis de suite sur la gauche (regard appuyé sur la droite), vous passez sous la pancarte le patio (grands moulinets du bras), et vous y êtes, c’est dans la galère…
  • La quoi ?
  • La galerie, le patio, c’est dans une galerie. Un patio, c’est comme une cour, vous voyez, mais entourée de murs, et comme ici des murs c’est pas ce qui manque…
  • Ah ça oui, ohlala, que de murs, j’étais perdue même avec mon GPS, merci madame, merci ! Que Dieu vous bénisse !
  • Ça va pas la tête ?

Ça c’est Arlette.

  • Le GPS, il ne passe pas ici, ce n’est pas qu’une zone de non droit où l’on rôtit les ex vierges banches, c’est aussi une zone blanche, tout simplement ahah… bonne chance !

Et en ricanant, la lourde sexagénaire jardinière s’est élancée d’un pas étrangement aérien dans son jardin partagé où toute personne dotée d’une bonne vue et d’une relative bonne adresse pouvait faire un joli carton depuis la fenêtre de sa cuisine.

  • Arrête avec tes peurs de bourgeoise, c’est un quartier familial, rien de plus.

Tu l’as dit, Arlette. J’ai trouvé le passage à droite, puis celui à gauche, et même le patio. La bibliothèque était là, égale à toutes les bibliothèques, vaste, paisible et ordonnée. Ses tenancières étaient toutes des jeunes femmes de type indo bonne famille, études de lettres, école de la conservation du tapuscrit à Lyon, mémoire sur le classement alphabétique idéal, fonctionnaires de catégorie B voire A.

Elles m’ont souri. J’étais une des leurs. J’étais LA bobo du mois, et même, LA bécassine de l’année. La plus jeune m’a embrassée sur les deux joues et m’a félicitée d’avoir bravé les dangers de la cité pour récupérer le tome 3 sur la chienlit napolitaine, Celle qui part, celle qui reste (et moi je vais pas tarder à me barrer).

  • Tu me gonfles, Mimi, je ne pensais pas que tu virerais si mal.

En fait, la fille m’a juste tendu le livre avec un grand sourire. Aucune surprise, j’avais appelé avant de me déplacer (j’allais quand même pas mettre ma vie et mon thermostat interne en danger pour des prunes), et comme je n’avais pas fait tout ça pour repartir direct, j’ai filé au rayon jeunesse.

Mes enfants. Avant tout. Un petit blond frisé lisait des BD, un papa africain berçait un bébé dans son cosy en lisant une bd lui aussi, c’était peut-être un grand frère après tout, et deux jeunes hommes, façon étudiants burkinabés en sociologie du langage option Roland Barthes s’attaque au bambara, visitaient chaque rayon d’un air pénétré comme si c’était le Louvre ou la dernière de Matisse.

  • Au moins, ça déjoue les stats, des hommes, des jeunes, des noirs et non des femmes, des blanches, des vieilles comme le veut la classique antienne.

Certes. Cependant, la préposée au rayon jeunesse-cuisine-guides touristiques-épanouissement personnel parlait d’un ton haletant dans le combiné de son téléphone.

  • C’est que je suis Patrimoine moi… j’ai travaillé longuement à la BEP de Grenoble… on m’y regrette je le sais, j’ai mes indics… seulement voilà… la Mutation… l’envoi en Sibérie littérale… obligatoire pour la Carrière… ne le niez pas… on y passe tous… et ici… dans ce quartier… sensible… j’ai fait mes années… vous ne direz pas le contraire… je veux dire… le Patrimoine… me manque… lui aussi il a besoin de moi… je veux retrouver le Patrimoine… ma formation de base… j’ai assez donné ici… j’ai purgé ma peine bordel de merde !

Etrange. J’ai choisi un Grégoire Solotareff, un Marco Montes, un Grégoire de Pennart, quelques bd, des inconnus aussi car il faut donner sa chance aux inconnus de la Jeunesse, j’ai fait enregistrer et j’ai quitté les lieux sous les applaudissements.

J’avais en effet rempli mes trois cartes à ras bord soit 60 livres au total, du jamais vu, et c’est couverte de tapuscrits que je rampais en direction de la sortie.

Je plaisante. Ils tenaient très bien dans mon sac et en cas de danger éminent, j’aurais très bien pu courir à toute vitesse.

  • Arrête, t’es habillée en décathlon, tout le monde s’en fout.

Dehors, j’ai retrouvé le béton laid, le bruit (relatif), le soleil (dardant) et le tramway où la foule (soudain étoffée) qui attendait n’était pas spécialement profilée Bécassine va visiter la Villeneuve un mardi du mois d’août.

J’ai suivi les rails, et dix minutes après à peine, j’ai éprouvé une sensation grisante de liberté et même de beauté. J’avais atteint la Bifurk, un lieu pourtant des plus quelconques, même pas l’hyper centre comme on dit maintenant. Cela venait juste de ce que j’avais quitté l’enfer, euh un lieu certes bel et bien de vie (je ne compte pas le nombre d’éclats de rire que j’ai ouïs ni celui des palabres en tout genre) mais quand même fort peu conforme de ce que j’appellerai un beau lieu de vie.

  • Un putain d’amas de blocs glauques et de pauvres désespérés !

Vingt dieux, qu’est-ce qui te prend Arlette ?! L’effet du béton circulaire sans doute.

  • Je suis en vie ! J’ai survécu !

J’ai crié à A. en poussant la porte de notre appartement limite fastueux au vu de que j’avais pu voir à la Villeneuve. A. m’a jeté un regard digne d’Arlette. D’ailleurs, elle était là, Arlette, posée sur le sofa des invités, une bière à la main, et elle m’a annoncé qu’elle m’attendait.

On retournait à la Villeneuve distribuer des tracts mélenchonistes contre la loi travail.

  • Comme t’as pu voir, c’est finalement paisible comme endroit, et autant en profiter avant que les bandes ne rentrent de Thaïlande.

Voilà Joëlle, à quoi j’ai occupé ce 1er d’août où ma grand-mère, une bourgeoise rurale, aurait fêté ses 106 ans si elle était encore de ce monde. Mais je dois vous laisser, le combat d’Arlette n’attend pas.

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