De mieux en mieux me direz-vous. Après la nullité, et la dépression, voilà maintenant la mort. Ne coupez pas Joëlle, j’ai comme idée que ce récit pourrait vous intéresser.
De fait, vous affrontez ou du moins semblez affronter courageusement ce qui sera peut-être votre mort prochaine. J’imagine en conséquence que vous ne vous effrayez pas non plus de celle des autres, quand bien même trop précoce.
Je suppose aussi que vous repensez à tout ce qui a constitué votre vie, à commencer par votre enfance.
Pensiez-vous à la mort, enfant ? Pour ma part, je n’en ai gardé aucun souvenir. J’ai dû y penser mais comme tout enfant épargné par la grande faux, j’ai vite glissé sur le sujet.
- On verra ça plus tard.
La semaine passée, il n’a pas été possible de glisser sur le sujet. Après que l’aube eut blanchi la campagne, et avoir déposé mes mioches, j’ai aperçu le dos de Fairouz et son turban qui s’éloignait d’un pas traînant. Comme ma mission du jour était de faire signer la liste des délégués pour homologation dans les clous, je lui ai couru après (pas dur, elle traînait la patte). Arrivée à sa hauteur, je me suis rendue compte qu’elle pleurait.
- Euh c’est pour la liste des délégués… ah merde tu pleures… euh ça va pas ?
- Y a un enfant de Grande section qui est mort… Tidiane… le fils d’une fille qui était avec moi en classe…
- Ah… désolée, je savais pas… toutes mes condoléances…
Moi, mon stylo, ma liste et mes mots de condoléance déplacés puisque ce n’était même pas le sien, d’enfant qui était mort, mais celui d’une autre mère.
Cette mort, Joëlle, je dois avouer qu’elle m’a forcément trotté toute la journée dans la tête, mais comme un écho lointain. Je n’ai jamais mis les pieds dans la maternelle de cette école, je sais à peine où se trouve le bâtiment et le petit Tidiane, je n’en avais jamais entendu parler.
Tout de même, à chaque fois me revenait ce que Fairouz m’avait raconté. Il était mort dimanche, après avoir été pris d’un malaise samedi lors d’un match de foot interclubs. On avait pu le ranimer mais le dimanche, il était décédé. Sa fille, une petite rondouillarde frisée d’intelligence précoce, était assise à côté de lui, en classe, elle ne savait pas comment elle allait vivre cette mort terrible.
- Je peux signer ta liste si tu veux…
Et elle avait signé, en reniflant. On a parfois l’air vraiment con face à la mort.
- Euh merci… et encore désolée… bon courage…
A la sortie de l’école, à 16h00, tout le monde ne parlait plus que de ça. Les enfants avaient été informés par leur maîtresse, dès le gong. Je ne sais pas pour la sortie de midi, je sais juste que certains parents l’ont appris à ce moment-là et ont sangloté sur les marches.
Je suppose que prévenu au saut du lit, le Directeur a accusé le coup. J’ignore qui l’a appelé pour le prévenir. Une mère, un père peut-il appeler l’école de son enfant et annoncer, Tidiane ne viendra pas aujourd’hui, il est mort. J’imagine que c’est sans doute un proche, un voisin charitable (ou alléché) qui se sera proposé. Un médecin même si ça se trouve. Ou l’interne harassé de l’hôpital qui n’oubliera pas de sitôt son dimanche 24 septembre 2017.
Le Directeur a dû réunir ensuite les maîtresses et le seul maître avec un air de circonstance, pauvre Directeur qui avait l’air lui-même si secoué ce lundi 25 septembre au soir. La psychologue scolaire, appelée toutes affaires cessantes, a dû distribuer quelques consignes sur Comment parler de la mort aux enfants ? Comment dire aux enfants qu’un de leurs copains est mort ?
Le temps était court pour arrêter une stratégie. Il fallait être prudent, il y a toujours les mauvais coucheurs.
- Comment ? Vous osez parler de la mort à mon enfant ?! De la mort d’un enfant qui plus est ?!! De la mort d’un enfant de sa classe EN PLUS?!
Il y a aussi toujours les angoissés, les persuadés que leurs enfants à l’énoncé de ces seules 4 lettres vont fondre en larmes et ruiner leurs nuits de cauchemars et d’angoisses existentielles. Les ceux prêts à vous traîner en justice pour avoir démoralisé leur cher petit.
Bref, il fallait être délicat.
On a jugé mieux de ne rien en dire aux petites sections. Trop futiles, trop fragiles, trop sensibles, trop jeunes pour la mort. Je ne sais pas mais j’imagine que les maîtresses de PS ont poussé un soupir de soulagement (ou de déception, j’ai toujours rêvé de parler de la mort à des enfants de 3 ans).
Je suppose qu’on en a parlé aux élèves d’Ulis, mal ou non-voyants, à problèmes cognitifs. Je suppose que même avec ce type de handicaps, voire surtout avec ce type de handicaps, la mort n’est pas un sujet inconnu. Un enfant, m’a rapporté le Zébu, est devenu aveugle suite à un cancer (de ce qu’il a compris) qui lui a également paralysé toute une partie du corps, l’obligeant à marcher avec une canne. Je suppose que pour cet enfant la mort d’un autre, jusqu’à là jugé « normal » et soudain disparu, n’a pas le même poids que pour la majorité des autres qui, en matière de maladie, n’auront connu que les otites ou les gastros.
Je suppose aussi que la façon de leur annoncer à eux, non-voyants, la chose aura été différente.
- Chers enfants, vous ne verrez plus jamais votre camarade le petit Tidiane…
- Euh on l’avait jamais vraiment vu…
Quoiqu’il en soit, les portes se sont ouvertes à 8 h 30 pour la maternelle, 8h35 pour l’élémentaire, enfin je suppose, nous, on arrive toujours au dernier moment.
J’ai imaginé les différents scénarios que ces pauvres maîtresses, secouées au saut du lit, ont dû mettre sur pied.
- Mes chers enfants, Tidiane nous a… quittés.
- Ah bon, il est parti où ?
- Je veux dire… il s’est… éteint.
- Ah bon, mais il a appuyé sur quoi ?
- Il n’est plus… de ce monde.
- Ah bon mais il est duquel ?
- Je veux dire… Tidiane est MORT ! Merde !
- Mort ? ça veut dire quoi ?
La psychologue scolaire sera intervenue auprès des enfants, en maternelle, et leur enseignante, une pourtant routarde de la Grande section. Avec des mots, des images, des jouets, des livres, des rondes, des nounours, des instruments de musique, que sais-je, elle leur aura à la fois fait comprendre que c’était certes terrible mais en même temps pas si désespéré. La maîtresse, assise dans son coin, aura sangloté car pour elle, adulte, la mort est juste et terrible et désespérée. Elle aura appelé chez elle, pour savoir si sa fille qui ne va pas au collège pour cause de grève depuis 3 semaines vu qu’on leur a sucré les surveillants en emplois aidés, était toujours de ce monde.
- Je vais bien Maman, mais je m’emmerde.
Oui ma chérie, je sais, mais toi au moins tu es en vie.
J’ai imaginé la version froide, genre AFP.
- Hier, dimanche 24 septembre, à 18h22, dans le service de réanimation du CHU Nord de La Tronche Grenoble, le petit Tidiane T. est décédé des suites d’une malformation cardiaque congénitale à l’âge de 5 ans, 4 mois et 6 jours.
J’ai supposé que ce serait admonesté à des grands des CM2, à la fois plus forts et plus vulnérables que des petits de maternelle. L’enseignante aura ensuite ou craqué, éclatant en sanglots bruyants et gênants, ou annoncé :
- Nous allons maintenant procéder à la dictée 2 des mots de la semaine.
J’ai imaginé aussi la version médico-philosophique.
- Les enfants, Tidiane est donc mort ce week-end, mais la MORT fait partie de la VIE… prenez une cellule cancéreuse… une cellule cancéreuse est une cellule qui REFUSE de mourir, et parce qu’elle reste en VIE, alors qu’elle n’est plus VIABLE, elle entraîne tout l’organisme vers la MORT. Bref, nous avons besoin de la MORT pour demeurer en VIE.
- Euh mais qui est Tidiane ?
- C’est un marron de GS.
- Tu le connais toi ?
- Ouais, il est venu à l’anniversaire de ma sœur, il était sympa même s’il a fini la tarte aux fraises que je voulais manger.
- Il est mort d’un cancer ?
- Non c’est les cellules. Lui il est mort du foot.
J’ai imaginé aussi la vision fataliste.
- Mes enfants, Tidiane n’est plus, certes, mais quand on meurt à 5 ans d’une crise cardiaque, c’est que quelque part, on avait quelque chose qui ne fonctionnait pas bien… une malformation congénitale…
- Con quoi ?
- De fabrication si vous préférez. Tôt ou tard, il en serait mort.
- Là ça fait quand même bien tôt, il avait même pas mon âge, tu te rends compte !
A constaté le Zébu tandis que sa sœur a ajouté.
- Y paraît que Jeanne, sa copine, elle a pleuré tout le déjeuner dans ses patates… et sa sœur aussi… et sa maman… on mange quoi ce soir maman ?
Non, décidément non, le rapport à la mort des enfants n’est pas le même que nous qui prenons un air de circonstance, pénétré ou accablé, pour traiter du sujet.
Quoiqu’il en soit, toute la semaine des images ont tourné en boucle composant peu à peu un portrait de Tidiane et écrivant sa fin précoce, agrémentées d’informations plus ou moins vraies.
- Il jouait au football !
- Non c’était au rugby !
- Personne ne savait qu’il avait cette malformation cardiaque…
- Son père était au courant, c’est génétique, il porte la même !
- Il a un frère en 5ème et une grande sœur aussi.
- Tidiane n’a jamais eu de sœur enfin ! Il a juste un frère !
Etc, etc. Je passe sur les rivières de larmes versées par des personnes qui ne l’auront jamais rencontré comme les visages joviaux ou de pierre de ceux qui l’auront côtoyé, aimé, mais n’auront pas voulu céder au chagrin devant autrui ou auront été l’objet d’un déni ou ou.
Alors à mon tour, j’ai envie de faire mon deuil. Qui n’en est pas un, à proprement parler, même si un enfant qui meurt dans son entourage c’est un rappel à la vie de la mort, toujours embusquée.
Oui Tidiane, j’ai eu envie comme tant de m’adresser à toi. C’est curieux comme on parle toujours aux morts comme s’ils étaient plus vraiment vivants mais en tout cas toujours présents.
- Je dis « tu » à tous ceux qui meurent…
Tidiane. Je ne saurais jamais le visage que tu avais. Je sais juste que tu étais un « marron » comme disent mes enfants. Je t’imagine rond et jovial. Une sorte de petit Willy de la série Arnold et Willy, le nanisme en moins il va de soi. Tu n’avais pas tout de même pas toutes les maladies congénitales de la Terre, merde.
On m’a rapporté que tu étais un trublion, un vrai vif argent. D’ailleurs tu es mort après avoir couru, sur un terrain de football quand tant d’enfants courent et ne meurent pas. Il parait que tu courais partout et remplissais l’appartement de tes parents d’un boucan incessant tant tu occupais tout l’espace (témoignage d’un papa voisin, très secoué par ta disparition).
Le silence des lieux qui a suivi ton décès a été une des conséquences les plus immédiatement atroces dans la vie de tes parents.
Je me suis laissé dire que tu n’étais peut-être pas le plus sage en classe. Ta maitresse de GS n’aura peut-être pas eu le temps de te remonter les bretelles. Elle t’aura juste séparé des garçons comme toi un peu trop turbulents et assis à côté de la petite Jeanne, aussi blonde que tu étais foncé. Sans doute ta maitresse de MS t’aura plusieurs fois enguirlandé. Celle de PS, si cela trouve, aura répété à ta mère qu’à ton âge, 3 ans et demi, on ne se levait pas pour un oui ou pour un non pour sortir de la salle. Elles ont peut-être critiqué ta façon de faire tes « T » ou chipoté tes cursives. Peut-être que Marie-Pierre, la prof de musique, trouvait que tu chantais fort et faux, ou au contraire juste mais en parlant trop.
Je me souviens que ton amie, la petite Jeanne, était accueillie en classe par des garçons qui lui faisaient des saluts dignes de rappeur. J’ai imaginé que tu faisais partie de ceux qui la saluaient, toi qui étais son meilleur ami m’a-t-on dit. Je t’imagine bien la main levée en poings et le sourire canaille banlieue au coin de ta bouche de marmot.
Depuis lundi, la petite Jeanne a un ami en moins. Elle fait partie de ceux qui t’ont pleuré avec cœur et raison, oui, elle avait tellement de raison de te pleurer toi qui n’étais pas juste un simple voisin de table, non, mais un ami.
Elle parle sans cesse de toi et rêve même de toi la nuit. Dans ses rêves, tu n’es pas mort. Elle dit que tu es dans la classe mais que tu te caches (témoignage encore ce matin de sa maman en larmes).
Je ne te rencontrerai jamais petit Tidiane mais comme tous, j’aime à imaginer que tu as malgré tout su profiter au maximum de tes cinq années de vie. On ne veut pas imaginer un enfant de 5 ans d’un pays en paix mourir malheureux. Je me dis que tu bats dans le cœur de ton père, malade comme le tien, que tu caresses celui de ta maman qui n’est plus qu’une ombre et doit lutter en ce moment pour rester en vie malgré tout. Que tu bats aussi dans celui de ton frère, Malik, que l’on m’a dit fermé en apparence à la douleur. Tout le monde a été frappé, choqué, ému, bouleversé par son jeune et beau visage qui tout le long de ton enterrement est resté souriant, lumineux presque, entouré qu’il était de ses potes et de sa famille.
C’est terrible de perdre un enfant, Tidiane, mais c’est aussi affreux de perdre un frère.
Il n’y a pas pire qu’une mort d’enfant. Nous avons tous été fauchés par la tienne, à des degrés divers. Sincère ou fasciné par cette tragédie, chaque humain de cette école a été frappé au moins un minimum.
Personne n’aime pas penser à la mort des enfants. La mort de son enfant est la pire chose qui puisse arriver à un parent.
Je ne sais que souhaiter à tes parents. J’ignore où tu te trouves et tu sais déjà toute notre impuissance face à la mort, nous les vivants. Comme tous cependant, j’aime à croire que tu es encore là, quelque part. Au moins pour les tiens, et tes amis. Que c’est bien toi qui visite la petite Jeanne la nuit, et non ton simple souvenir.
Je te souhaite, petit Tidiane, une fantastique réincarnation, si tel est le dénouement. Sinon, une post-vie à la hauteur de celle qui fut la tienne, celle d’un petit garçon vivant et aimé. Que la mort te soit belle, petit Tidiane, mais n’oublie pas tes parents, ton frère, tes potes, la petite Jeanne… Eux ne le feront pas, à des degrés divers, l’enfance passe si vite et en courant, mais tu les y aideras, n’est-ce pas ? Je te salue petit Tidiane.
Voilà Joëlle. Ne croyez pas que j’ai écrit ce texte pour vous faire du pied sur le mode, quand on a 70 ans, et qu’on apprend la mort d’un enfant de 5 ans, on est bonne joueuse et on ne la ramène pas avec sa mort prochaine nananère.
Pas du tout.
La mort est affreuse à tous les âges. J’ose espérer que nous nous en sortirons tardivement et avec peut-être pas le sourire mais la sagesse de qui a vécu un paquet de décennies et admet qu’à un moment, il faut bien descendre du train.
Je vous souhaite un bel automne Joëlle, les couleurs vives sont à nos portes et le soleil quand il vient nous visiter est magnifique. La vie continue.