Grandiose!

Départ pour le nord, j'emmène le petit Prince avec moi pour ne pas me sentir seule et balotte, j'ai trop envie de connaître cette région depuis que j'ai vu Quand la mer monte, et que j'ai lu Traversée du nord de Marie Desplechin, un petit bijou de littérature pratique de voyage.

Lille nous accueille avec sa rangée d'éléphants au sortir de la gare car l'Inde est l'invitée des Lillois pour 3 mois (mis à part les éléphants et les éclairages la nuit, l'Inde est plutôt discrète je dois dire…). Déjeuner dans un estaminet du vieux Lille plein de vieux objets et de vieilles publicités, on se paye une carbonade avec une bière locale, la Choulette, qui me monte aussitôt à la tête. J'ai fuit la capitale, les copines infidèles (Aveline), et le blaireau de la Pastille qui m'a envoyé une carte pour mon anniversaire (je suis née en février) avec ces mots « te revoir ma fêlée/ma fêlure ? chaque jour d'être séparé de toi ô ma fée-les jours passent et j'endure… ». Baba m'a assuré que ce garçon finirait sous une rame de métro.

La grand place, rue des chats bossus, la vieille Bourse, rue de la monnaie, rue de la bourse… Le nord ne me paraît pas si sinistré d'un coup. Enfin, je ne pense tout de même pas que ce soit les descendants des mineurs qui fréquentent tous les samedis les boutiques de luxe de la vieille ville… ni ceux du textile, sauf ceux qui ont tiré leur marque du jeu ! grommelle le petit Prince qui m'indique de la pointe de son parapluie une grand-mère bourgeoise qui fait les boutiques accompagnée par un petit couple tout juste sorti de l'œuf, bleu marine, vert et rouge, ça sent les fiançailles en bonne et due forme. Bourgeoisie lilloise toujours, dans un salon de thé, alors que je bois un chocolat chaud digne d'un temps de guerre (eau marronâtre), deux jeunes filles en bleu bavardent tranquillement, mises à vue, déférés devant le juge, appels nuitamment du commissariat, c'est pas tout ça, soupire l'une d'entre elles en reposant avec grâce sa petite cuillère à chocolat (à chier), il faut que je rentre, j'ai dix dossiers de prévenus accusés de pédophilie à éplucher… fais gaffe, soupire de conserve sa compagne, va pas nous la jouer Burgaud, tiens je t'invite !
 
Nous prenons un TER rempli d'étudiants pour rejoindre Bailleul, à 20 minutes de Lille. Là, dans un froid glacial et une nuit à laquelle Paris ne vous habitue pas, nous filons dans la campagne sur nos vélos loués pour le week-end. Nous débarquons 1/2e heure après à Saint Jans Cappel, village natal de Marguerite Yourcenar qui venait manger ses tartines l'été chez sa grand-mère Noémie. M Youri, le logeur, nous accueille avec sa bière et sa moustache.

  • Vous avez visité Lille? Nous demande-t-il.

Avant que nous ayons pu répondre, il s'exclame…

  • Grandiose! C'est gran-di-ose!

Il nous laisse choisir notre chambre, nous nous disputons avec le petit prince qui veut celle toute bleue avec des peluches de dauphins (en fait, il y a une baignoire et monsieur veut prendre un bain). Nous redescendons et Mr Youri, nous offre à boire, un verre puis deux puis… Très vite, nous entrons dans la vie pleine de surprises de monsieur Youri, dont la femme ne va pas tarder à rentrer, "elle est occupée à fermer des camisoles de force à l'HP du coin"… Nous sommes bouche ouverte. M. Youri tempête devant la météo, le Nord est toujours oublié ou les prévisions sont fausses, on annonce de la pluie alors qu'il fait soleil ! On VEUT qu'il fasse moche au Nord ! Encore un paranoïaque de province… je lis dans les yeux du petit prince qui n'est né ni à Paris, ni en Province mais sur une étoile encore vierge de tout œil de télescope. Je hausse les épaules. Sur fond de Star académy, nous éclusons bières et vins. Toujours pas de madame Youri à l'horizon.

  • Grandiose! Il s'écrie alors que nous parlons des carnavals du nord. Le carnaval de Bailleul est le DEUXIEME carnaval de France, et il est…
  • Grand-i-ose! Jubile le petit Prince.

Monsieur Youri le fusille des yeux.

  • Tu te moques? Il lui fait.
  • Euh non, je suis juste la conversation et… proteste le petit prince tout rouge.
  • Saches qu'avant de travailler dans les dancings avec Rosine, ma femme, j'ai travaillé pour la Légion étrangère…
  • Ah… et c'était euh comment…?
  • Grandiose! Grand-d-i-ose! Les noirs, y sont gentils, mais méchants quand ils s'y mettent! Fichus pays! Tchad, Congo, Côté d'Ivoire… tous les endroits où il fallait remettre de l'ordre… mais y a pas à dire, c'est grand-i-ose l'Afrique!

Adieu le Nord, voici l'Afrique à Tonton qui nous arrive dessus.

  • Chériiiiiiiiiiiiii! Crie une voix aiguë.

Seigneur, ça doit être Rosine.
 
Une créature habillée en cuir et de laine rose bonbon surgit, un sourire jusqu'aux oreilles. Rosine Youri, pour ne pas la nommer, infirmière à l'HP du coin, responsable de l'atelier textile, cuir et lainage. Monsieur Youri se lève pour lui servir une bière, qu'elle décapsule d'un coup de dents, j'ai appris à ouvrir les bières au Dancing de Margerin, mon mari, puis elle nous annonce, tout à trac :

  • Vous savez que Margerin, mon mec donc, est le petit-fils de la Marguerite? Il vous l'a déjà dit?
  • Qui ça? Je demande, interloquée.
  • La Marguerite Yourcenar! Elle venait passer ses vacances d'été chez sa mémé quand elle était enfant, et adolescente…
  • Mais Marguerite Yourcenar était lesbienne! Proteste le petit Prince.

Qui se retrouve saisi au collet par monsieur Youri.

  • Répète péteux ce que tu oses dire de mon aïeule cachée!
  • Sacha a raison, j'interviens, Marguerite Yourcenar vivait avec une femme, en Amérique… ce qui n'est pas un mal! Bien au contraire! regardez ses oeuvres!
  • Femmes des années 80, femmes jusqu'au bout de seins, tellement…

Le mannequin de cire néo-nazi Michel Sardou a entonné la chansonnette sur l'écran de la Star académy, ce qui détourne heureusement l'attention de monsieur Youri, grand fan du vieux chnoque qui a les traits crispés de qui a reçu comme consigne de son chirurgien plastique de ne pas trop sourire pour ne pas faire exploser le travail de l'artiste (le chirurgien).

  • Oui… chuchote Rosine, Marguerite, vous avez raison, préférait les femmes… elle a ainsi eu une aventure avec une jeune mineure de la région…
  • C'est vrai qu'Outreau n'est pas loin… roucoule bêtement le petit Prince.

A qui j'écrase vigoureusement le pied.

  • Je veux dire, une femme qui travaillait dans une mine… dit d'un geste excédé Rosine. Une femme dont elle a eu une fille…
  • Quoi?! Nous sursautons.
  • Nous avons dix longueurs d'avance sur les péteux de la Capitale! Glapit monsieur Youri. Ici, c'est le nord, c'est grandiose! On sait faire des gosses sans y mettre du foutre! Enfin, on le trouve ailleurs!
  • La fille artificielle de Marguerite est précisément la mère de Margerin…
  • Et j'ai aussi un demi-frère dans les Vosges! Précise monsieur Youri. Là où s'est installé Marguerite Duras, ma mère!
  • Mon Dieu.. je gémis.
  • Grandiose les Vosges… mon demi-fère s'appelle Gaston et il dit à peine plus de 3 mots par an…
  • Un montagnard, un vrai, chuchote Rosine… il part dans la montagne par tempête retrouver les skieurs égarés… le Vincent, la dernière fois, disparu, tombé dans un trou… il l'a retrouvé en pleine nuit!
  • Il vient chercher son manger dans la cuisine, quand on est tous à table, ajoute monsieur Youri, et il le dévore ensuite comme un chien dans son coin, toujours à bonne distance des gens… les gens, y croient que c'est un pauvre du coin à qui on fait l'aumône, alors que c'est l'Héritier des Lieux! Mais attention, il cause pas!
  • A toi, il te cause un peu… précise Rosine toute admirative.
  • Normal, c'est mon frère! Se rengorge monsieur Youri.
  • Demi, précise le petit prince.

Monsieur Youri le torpille de sa moustache.

  • Mais dès que je suis là, motus!

Rosine fait un signe de lèvres cousues.

  • Gaston, il s'est construit une cabane dans la forêt, où il connaît chaque arbre, chaque bosquet, chaque repli de terrain, alors, vivre seul dedans, c'est pas ça qui va l'effrayer! Jubile Rosine.
  • Grandiose! Confirme son mari. C'est grandiose, la demie-pension, vous mangez à vous faire exploser la sous-ventrière!
  • C'est quoi? Bêle petit Prince.
  • Vous voulez voir la couveuse de Gaston? Nous propose soudain Rosine.
  • Si vous y tenez… pas longtemps alors, je marmonne, c'est que je commence à me sentir fatiguée.

Rosine nous entraîne dans la cuisine et ouvre un tiroir du vieux fourneau en fonte, sur le côté, ça fait comme une petite étagère.

  • On mettait là des prématurés de 500 grammes…
  • Comme Gaston! S'excite son mari. Quand vous voyez le gaillard… Je vous ressers une p'tite bière?
  • Euh non, merci, balbutie le petit prince, je vais m'arrêter là…
  • Ahahahaha, se gausse le Margerin, t'as peur de pas pouvoir la sauter!

Sauter qui ? Moi ? Mais le petit prince ne baise pas ! pas avec moi du moins ! C'est une créature céleste qui caresse les femmes avec les roses !
 
Nous montons en gloussant les escaliers. Nous nous écroulons sur nos lits et 10 minutes après, toc toc à la porte. C'est monsieur Youri.

  • Vous avez oublié d'éteindre la lampe de chevet…
  • Ah, je fais toute rouge, mais comment le savez-vous?
  • J'ai un écran contrôle dans ma chambre, je surveille tous les mouvements électriques de mes patients euh clients!
  • Mais peut être qu'on était en train de lire? proteste le petit prince.
  • J'ai aussi un capteur de souffle… et il m'a indiqué que vous dormiez, profondément…
  • Grandiose, je marmonne en me boulant dans mon lit.
  • C'est un truc que j'ai appris à la Légion, surveiller, toujours tout surveiller!
  • Comme c'est admirable, glousse le petit prince, vous avez pensé à travailler au ministère de l'intérieur avec le Sarkozy?
  • Ah çui là!

Monsieur Youri a une geste dégoûté.

  • Même quand Body-Gard dans mon dancing, j'en aurais pas voulu! Parole de jambe de bois! Dit-il en enlevant soudain sa jambe gauche et en nous l'agitant sous le nez.
  • AH!

Nous poussons un cri d'horreur.

  • Une mine, Tchad, 1984… mais c'est pas une jambe en moins, qui m'empêchera d'avancer dans la vie! Bonne nuit les petits!

Et vlang, il nous claque la porte au nez.
 
Nous marchons le lendemain dans le plat pays, vert et plutôt bosselé, grimpons le mont Noir, 131 mètres, pour nous retrouver sur la frontière avec la Belgique, envahie par les boutiques de cigarettes et d'alcools détaxés. Déprimant. Des familles entières avec des caddies tabagiques arpentent le bord de la route, c'est aussi visiblement le lieu aussi de sortie des petits vieux qui mangent des gaufres, posés silencieux l'un en face de l'autre dans les salons de thé, accolés aux boutiques de produits détaxés. Au loin, Bailleul et deux mamelons, les terrils du nord, les fameux, surgissant dans la brume de fin de journée, grand-i-ose.
 
Nous repartons par les bois, le week-end tire à sa fin.

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