Quand le chat n’est pas là

C'était l'hiver, une chose grise et mouillée qui vous tombait dans le cou et obstruait votre regard. La vie me paraissait relever du même format. Grise, mouillée et bouchée.
 
Ernesto parlait de quitter Tintamarre pour aller apprendre à faire de la voile en Bretagne et démarrer un tour du monde, cette idée bien sûr me remplissait de terreur. Baba pour sa part répétait qu'elle verrait peut être 2007 mais pas au-delà de janvier car elle sentait le chant du coq (du cygne je la corrigeais à chaque fois) se lever en elle. Ceci dit, elle disait ça chaque fois que le mois de décembre se profilait. Mon vieux poteau Aveline avait embarqué pour la Nouvelle Zélande, après une intense préparation où j'avais du me farcir tous les Jane Campion (ceci dit, c'était du bonheur), des documentaires sur les Maoris, les kiwis (se reporter au kiwi frappeur…), les politiques de la ville d'Auckland, l'élevage des moutons, la lutte anti-nucléaire etc… Aveline tressautait sur tous les sièges (cinéma, salles de conférence, pavés des rues -manif anti-nucléaire-) tant elle était excitée à l'idée de changer de vie.

  • Mais tu ne pars qu'un mois et demi! Je protestais.
  • Un mois! Elle glapissait en retour. Mais c'est énorme! Cela fait au moins 5 ans que je ne suis pas partie plus de 10 jours!!!!
  • Comment tu vas faire au fait pour ta boîte?
  • Je la confie à une stagiaire!
  • Une stagiaire?! Toute seule? Mais tu crois qu'elle va s'en sortir?
  • Mais oui! Elle a 16 ans révolus!
  • 16 ans?!
  • C'est pas tout jeune je te l'accorde, mais elle est pas manchote, crois moi!
  • Certes mais…

Bref, Aveline était complètement à l'Ouest (ou à l'Est, tout dépend par quel côté on aborde Auckland) et elle m'a promis de m'envoyer un mail chaque semaine pour me tenir au courant. Elle est partie avec 4 tests de grossesse dans sa valise (« je n'aurais jamais d'enfant, le monde est trop moche, sans oublier le cancer et le célibat »), me confiant un double de ses clés d'atelier (« c'est la seule chose dont je suis fière dans ma vie, tout le reste n'est pas littérature… ») afin que j'aille voir de temps à autre « si tout se passait bien ». Je n'avais pas revu Peter, c'était le professeur Colza, mon père donc, qui les avait conduits à l'aéroport et il avait été impossible de lui extorquer quoique ce soit comme info valable à part "j'attend son plan de thèse". En tout cas, je trouvais ça rudement gentil de la part d'un directeur de thèse que d'emmener son affidé prendre l'avion, le mien avec qui j'avais fait semblant de travailler pendant 3 ans, serait mort rien que de devoir me payer un ticket de métro.

Deux semaines avaient passé et je n'avais aucune nouvelle.

Je me suis tout de même décidé à aller visiter le fameux atelier, ce jour, trempé de gris, mes 35 petits kilos (+ 20) soulevés par des bourrasques de vent violent à la mode de Bretagne. J'ai attaché mon vélo devant son rez-de-chaussée, dont émanait une musique diabolique. J'ai pas eu à toquer, la porte était ouverte. Quand je suis rentrée, je me suis dit que le vent à la mode de Bretagne avait du lui aussi profiter de la porte ouverte… Papiers épars sur le sol, monticules de disquettes, de pochettes de diapos, vêtements jetés ça et là jusque sur l'halogène, cartons de pizzas ouverts (et pizzas figées dedans), cadavres de bouteille… et trois corps nus couchés sur un matelas pisseux.

  • Qui c'est? A bêlé un des corps nus.
  • Une amie d'Aveline… j'ai bafouillé.
  • Est pas là… est en Australie…
  • Nouvelle-Zélande, j'ai mécaniquement corrigé.
  • Pareil, même chose, que des zoulous…
  • Je voudrais parler à Fleur… j'ai demandé.
  • C'est moi, a dit un des corps nus, qu'est-ce que tu lui veux?

Tu. Lui. Veux. C'est qui qui à 16 ans ici ?

  • Eh bien… j'ai pris mon inspiration… je dois faire un point avec toi… à la demande d'Aveline… concernant les dossiers en cours…
  • Ils le sont toujours.
  • Tu as bien dû avancer un peu non?

Impression d'être une jeune IUFM à son premier jour de stage en milieu scolaire.

  • Un p'tit peu…
  • Comment ça? Un p'tit peu comment?
  • Ben un p'tit peu… pas beaucoup quoi…
  • Montre moi bordel!

J'ai réussi à japper.

  • Reviens plus tard… faut que je me réveille…
  • Mais tu es réveillée!
  • C'est qui cette gnôme? A demandé un autre des corps nus.

Chevelu. Crépu. Poilu.

  • C'est la gousse de ma chef…
  • Mais je ne suis pas une gousse! Ni d'Aveline ni de personne!
  • Fait chier… pas moyen d'pioncer dans c'te turne… a râlé le crépu chevelu poilu.

Avec la musique à fond en plus.

  • Je vais aller faire caca… a annoncé le crépu chevelu poilu.

Un genre Borat quoi. Il s'est levé et s'est dirigé vers les gogues. Une odeur atroce pas franchement Chanel s'est mise à émaner des lieux…

  • Lève toi! J'ai fait à la fille Fleur en lui prenant le bras. Lève toi espèce de petite conne!
  • Pas touche la gousse!
  • Merde et merde et merde!

J'ai braillé en lui balançant une gifle. C'est vrai quoi, je suis célibataire, et en plus, je dois jouer les contremaîtres pendant que la patronne s'envoie en l'air aux Bahamas à Auckland merde !
 
La Fleur hurlait et le crépu des gogues a jailli des lieux dits en brandissant un énorme joint fumant (le balai de chiotte dépassant de sa bouche).

  • Je vais te casser la tête à coup de balais! Il a glapi.
  • Oh peace, a grogné le troisième corps nu, peace, les mecs, peace…

Un autre chevelu mais en blond.
 
J'ai alors décidé de faire marche arrière, il ne s'agissait que de maquettes de cuisines après tout. J'allais alerter Aveline et au besoin, je reviendrai avec Baba et son armée bosniaque, ça les effraierait ça c'est sûr.

  • Bon les jeunes, j'y vais, je vais prévenir Aveline, et vous allez voir ce que vous allez voir!
  • Les absents ont toujours tort, a rétorqué Fleur.
  • Oui mais elle va rentrer! J'ai répliqué à mon tour.
  • Du tout! A jubilé la petite. Elle se marie là bas… dans une semaine!
  • Quoi?!
  • Oui, et elle va donner des cours de cuisine française!

(« jamais je finirai comme ma mère, à cuisiner des bons p'tits plats à mon père… »).
 
J'ai filé sur mon vélo et je me suis jeté sur l'ordinateur en rentrant.
 
Aveline, reviens ! Ton atelier ressemble à woodstock la fête en moins ! La lycéenne partouze avec deux chevelus en mettant des vêtements partout ! Le travail ne se fait pas ! Tu vas droit à la faillite !
 
Kotche
 
Ps : est-ce vrai que tu te maries ?
 
Ce dernier Ps écrit avec une grosse petite énorme boule dans la gorge… Je suis restée longtemps à fixer l'ordinateur après que l'icône « votre message a bien été envoyé » ait disparu… Je trouvais décidément que la vie faisait poids mort en ce moment et toutes ces trahisons et humiliations commençaient à me faire penser que peut être, il conviendrait de sauter du train en marche?

 – Quelle idée grotesque, a gloussé Baba quand je lui en ai fait part, en voilà une idée digne d'une romantique slave aussi sobre qu'égocentrique! Que deviendrai-je sans toi?

Quelqu'un au moins tenait à moi sur cette terre.

 – Qui lira ma nécro à l'Eglise quand on me portera en terre? Hein? Qui viendra arroser MES fleurs sur MA tombe?

J'ai soupiré, toutes les mêmes. A ce moment là, mon portable qui ne vibre jamais a poussé un énorme cri d'alarme.

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