La question est d’importance. Après ma lecture des castes en Inde, me voilà confrontée à mon propre étiquetage. Chacun a une case, quelle est la mienne ? Bobo, me suggère l’épicier arabe du coin car il en fait une fixation. Il ne peut plus les voir en peinture, me dit-il, il les DETESTE, ils sentent MAUVAIS, et ne s’essuient JAMAIS les pieds avant d’entrer dans sa boutique, mais après enquête, je m’aperçois qu’il confond avec les Sdf. Qu’est-ce qu’un Bobo ?
Une descendante de la princesse Sophie Chotek peut-elle même être bobo ?
Je regarde la définition dans le dico. Bobo I. Plaie superficielle que l’on s’est faite en tombant par terre, dénomination plus généralement réservée aux enfants, il s’est fait un petit bobo en tombant de vélo, généralisée à un corps de métier, « je vais chez le bobologue, me faites pas chier, j’ai une allergie au noeil » (Brétécher, Les frustrés, volume 15). Ah. Suis-je donc une petite plaie ainsi que se plait à le colporter ma propre mère, Carla Brosse?
Bobo II. Sens figuré et post-moderne, bourgeois bohème, individu friqué ayant à cœur de vivre dans un quartier dit populaire, si possible immigré et truffé de quelques Sdf, dans des conditions alliant le luxe (habite un loft par exemple avec des plantes tropicales, un canapé Coran shop et un chat de race, s’habille chez Antoine et Lili tout en consommant des sushi achetés chez Picard) et les usages ordinaires (mange à la cantine vietnamienne de son quartier, s’habille chez le fripier, gare sa smart, voiture bobo par excellence, devant l’Armée du Salut dont il hèle les habitants, salut). Ne va pas à la messe, fait du vélo à 20 vitesses, peut marcher pieds nus dans la rue si a trop bu et vivre à la colle y compris avec quelqu’un de son sexe, voyage dans les pays lointains et transpirants dont il rapporte des biens artisanaux qui orneront heureusement son loft, ses enfants s’appelleront Mahaut et Basile, Kevin et Loana de même que Maxence et Marie-Sophie, seront a proscrire.
Suis-je bobo ? J’ai pas d’enfants, pas de loft, pas de bagnole et je déteste le poisson crû. J’habite le château de Tintamarre, il est vrai, j’en suis même l’héritière, ça fait bourgeois, peux pas le nier, mais je ne vais pas à la messe, je n’ai pas de fauteuils retapissés, de colliers de perles ni de séances d’équitation à Boulogne, samedi, 15 H 00, viens, ce sera formidable, on boira une limonade après. D’accord, et pour le bohème ? Je joue de la cithare en grignotant des haribos, j’ai des vêtements de marque bobo, d’accord, Antoine et Lili, Campers et Eram, Eram c’est pas bobo ? Ah tiens. J’ai aussi des sous-vêtements Auchan, des culottes Monoprix, des chaussettes Celio, des tongs Décathlon. Putain, qui suis-je ?
Où suis-je ? Vers quelle étiquettes je transmigre ?
J’effeuille toutes les étiquettes (rapport INSEE 2005, qui êtes-vous ?) et je ne vois PAS. Je suis une bâtarde. Une vraie. L’Emir de Palestine sonne à ma porte, son thé à la menthe sous le bras. Salut, salut. Suis-je bobo Emir ? Dis le moi ! N’aie crainte ! Bo… quoi ?! Bobo. Bourgeoise bohème. Gitane ? Il glousse. Ne comprend pas. Pour lui, les gens sont chrétiens, musulmans ou sionistes. Plus simplement encore, occidentaux ou orientaux. Et les Africains, patate, tu les mets dans quoi ? Il réfléchit. Sont pas occidentaux non ? Non. Bon ben alors tu les mets dans orientaux. Ca fait du monde quand même. Ouais, même qu’on va tous vous péter la gueule à la fin, il rigole. D’accord, mais quoi de commun entre un Japonais, un Malien et un Népalais ? Sont pas occidentaux, voilà tout. Soupir.
En attendant, il me dit, je vais me marier. J’ai trouvé ma femme, en Palestine, Gaza plage, elle s’appelle Jocelyne, elle est musulmane, ni trop ni pas assez, elle est jolie et elle n’a pas encore 30 ans. Super. Comme la vie est simple pour l’Emir. Le mariage est prévu cet été, mais les vieux des familles ont entamé des agonies qui risquent de différer la noce de 40 jours… à un an. Chaque vieux mourrant rajoute son temps de deuil. Les tourtereaux, entre mails enflammés, s’informent ainsi des bulletins de santé de l’oncle Samir, de la tante Rascasse ou de pépé Farid qui pourraient bien leur fiche la noce par terre. Comme ils se marient fort vieux pour leur culture (31 et 28 ans), les vieux autour d’eux se ramassent à la pelle. Tu vois, soupire l’Emir, rien n’est simple nul part.
D’accord, mais qui suis-je ?
Tu es la duchesse Chotek, Marie, descendante de Sophie la princesse assassinée dans sa robe lilas, auteur de ses petits doigts, employée de bureau et âme seule gémissante de surcroît. Tu viendras à mon mariage dis ? Il me fait en repartant sur son chameau. Ca aura lieu entre le 1er juillet 2006 et le 20 septembre 2015. A Gaza, hôtel de la plage. Je vais voir, je lui dis prudemment, tu sais, moi, les mariages… bof quoi. Y aura de l’Emir, il me dit, je suis trop vieille, je lui réplique, y aura de l’Emir de seconde main, premier choc pétrolier quoi, il ricane, 1973 quoi, je complète, yep.
On verra. La bise, la bise. Il repart dans le soleil qui ne se couche plus (y en a plus), sa silhouette sur son chameau fait penser à un Sancho Pansa euh oriental, avec les pieds pendant dans ses mules et la casquette sur la tête. Salam Emir.
Avec tout ça, je ne suis toujours pas étiquetée. Je referme l’énorme portail, cric cric, et je m’en vais avaler quelques nouilles arrosées de Chianti, AOC Italie, soleil, dolce dolce.
