Portrait de famille 1

Ma mère Carla Brosse, sans doute fatiguée par les errances (pas de mec, pas de mari, pas d’enfants) de sa fille unique et légitime, conçue avec le professeur Colza (mon père donc), s’est un jour dotée d’une fille parfaite.  Cette fille, j’ignore où elle se l’est dégotée, je sais juste que c’est comme une adoption mais à l’âge adulte. Vous voyez, un peu comme Simone de Beauvoir qui, parvenue à l’âge mûr sans enfants, a adopté intellectuellement (et civilement) une fille qui, je crois, était une ancienne de ses élèves. Sans doute une forte en thème, Simone n’aurait certainement pas adoptée une cancre faisant des fautes d’orthographe près du radiateur au fond de la classe. 

Cette fille parfaite est donc ma sœur. Elle s’appelle Parfaite, normal. Parfaite a épousé un Prince (aux yeux de ma mère), un pur Emir vu qu’il travaille dans une société pétrolière, il enfonce un bâton dans le sol, et il dit, creusez. Enfin, c’est ce qu’a compris ma mère. Elle, Parfaite, elle, « lui a donné » deux beaux enfants (l’expression consacrée est répétée à l’envi par madame Brosse), qu’elle élève tout en travaillant dans la publicité pour des marques comme celles des yaourts Shaman, le roi de la yourte, ou des strings Barcasse, la reine de la culasse. A vomir. Ses deux beaux enfants s’appellent Jade et Orneille, drôles de noms me direz vous, ils sont blonds et roses, bien élevés, dociles et déjà repérés comme enfants surdoués.

A part ça, Parfaite est belle, grande, mince, la peau claire et les cheveux de même (genre fascho Aryenne quoi). Elle lit 65 livres par an, ne fait jamais une faute d’accord, parle trois langues dont une rare (le peuhl du nord), n’a jamais connu le célibat, car c’est bien simple, dès 12 ans, les garçons se pressaient à sa porte et c’était bataille sur bataille pour savoir qui aurait le mirifique honneur de lui porter son sac Charlotte-aux-fraises. Qu’est-ce que tu en sais, je dis à ma mère, tu ne l’as même pas connue à cet âge là, je le sais, un point c’est tout, proteste ma mère, je suis une fée, oui ou merde ? Merde.En tout cas, c’est le genre de fille à soupirer ce genre d’inepties : qu’est-ce que je donnerai pour avoir quelques jours SEULE, sans MEC, sans ENFANTS… comme ça doit être bien d’être célibataire… parfois… dire, dire que je ne sais même pas ce que c’est… Soupir. Car il va de soi que Parfaite n'imagine pas un SEUL instant que ce genre de chose atroce comme le célibat longue durée puisse lui arriver. Parfaite donne aussi des cours bénévolement à des enfants mourants dans les hôpitaux, elle s’occupe d’une vieille voisine, 102 ans, qui a  enterré toute sa famille depuis au moins 50 ans (elle est l’unique rescapée de barbiers déportés en Pologne) et cette voisine ne craint d’affirmer que Parfaite est la mère Térésa personnifiée, modèle Laura Ashley.  

A part ça, mon père, pour ne pas être en reste, s’est fabriqué un soir de cuite une sorte de Pinocchio, qu’il a baptisé, Emile. Emile, c’est mon frère donc. Emile a réussi sa crise d’adolescence, puisqu’il est devenu un homme, un vrai. Il a mis les bouts, étudiant l’informatique au grand désespoir de son charpentier de père, il a un great job, comme on dit, débile, assure mon père, et trois filles, la princesse Onie, la fée Licie et la fée Cléo, qui a quitté le berceau il y a peu. Sa femme est ok, c’est une Barbie rescapée du caoutchouc, après un passage dans le porno, elle s’est finalement consacrée à une maîtrise de droit qui a pour objet les équivalences fruits dans la Communauté européenne (enfin, c’est ce qu’a compris mon père). Elle s’est également reproduite naturellement. Sans rabot ni moule à plastique. Elle est petite et brune, ma mère l’appelle le Pruneau, parce que mon frère dit toujours que sa femme est la prunelle de ses yeux.

J’ai aussi une grand-mère, une sacrée. Elle vit dans une maison conçue à cet effet, plein de vieux comme elle. Elle a un caddie qui roule super vite, un chien petit comme une crotte, il s’appelle Maximilien, et une rage vis à vis du monde qui tient à distance les foules les plus fanatisées, même la mort a peur d’elle, c’est dire. Je vous en parlerai plus une autre fois.

Voilà. Moi, je suis la seule née de circonstances naturelles et je crois bien que je suis la moins bien aimée. Carlo Brosse hausse les épaules, elle me dit, on est toujours plus dur avec ce qui vous est le plus proche, ça n’empêche pas une certaine forme d’amour. En plus, je lui ressemble. J’ai hérité de ses irritations : les gens qui ne tiennent pas la porte dans le métro, les mémés à fourrure qui doublent dans les queues de supermarchés ou de musées, les publicités à gros nénés, la pluie au mois de mai, les gens qui savent pas partir de chez vous alors qu’on a fini de manger depuis au moins deux heures et que vous baillez comme le poisson hors de l’eau, etc…. J’ai aussi son nez en forme de cornichon et les mêmes doigts de pieds, grâce auxquels je peux soulever un petit sac de 500 grammes à un mètre du sol, ou faire la gamme de do, sans fautes. Encore un truc inutile quoi.

Voilà. Ma sœur Parfaite vient aujourd’hui pour l’apéro, avec sa fausse mère, elle a à me parler, dixit ma mère, car elle « s’inquiète pour moi ». Tout un programme. Je vous raconterai ça demain, si j’en ai la force, car parfois, Parfaite produit sur moi le phénomène paradoxal qui est que, notez, « un intense dégagement d’énergie de la part de Parfaite, exprimé par un flot de paroles et d’opinions péremptoires, engendre chez l’interlocuté une déperdition exponentielle de sa propre énergie, exprimée par une soudaine envie de hurler, pleurer, dormir, je veux m’enfuir ».

Mon père, le grand professeur Colza, qui a un différend avec sa fausse bru, car il n’a pas été consulté pour l’adoption (quand tu as raboté Emile, tu ne m’en as pas demandé l’autorisation non plus à ce que je sache, lui rétorque toujours ma mère), essaye depuis plusieurs mois de mettre cette assertion en équation :

-E=PP6

L’Energie perdue est égale à Parfaite x Parlotte multiplié par six. Mon père a fabriqué un petit appareil pour mesurer tout cela, c’est sans doute pour cela aussi que ce soir, il s’incruste à l’apéro.  Affaire à suivre, vous dis-je. 

One comment on “Portrait de famille

  1. Reply cathy Juin 3,2006 20:41

    toujours aussi droles les aventures fantasques de carla brosse
    sur tous les tons et dans toutes les situations, on s\’amuse comme des fous (et comme des fées)

    à quand les aventures de la grand mère????

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