Défense de regarder par la fenêtre



C’est ma dernière surprise partie,
qu’elle chantait la batifole, moi c’est ma dernière semaine de liberté
poussette au vent… lundi prochain, à c’t’heure, je serai à nouveau enfermée
dans mon sous-marin, sans doute sur les genoux de Totor, le vacataire qui m’a
remplacée car, paraît-il (faut-il y voir un signe ?), nous n’aurons qu’un
bureau pour deux, puisqu’étant donné qu’il va mettre les bouts bientôt, vieille
feignasse étant de retour, on n’a pas jugé utile de nous donner à chacun un
bureau. Je pourrais arguer de mon droit d’aînesse sur ce mouflet de 28 ans,
mais bon, je me sentirai l’âme d’une organisatrice de plan social, je m’assiérai
donc dignement sur ses genoux.

Je suis une grande fille
maintenant. Je rentre en très grande section, et mis à part ma chef, Nana, je
serai l’aînée, et de très loin, de cette fratrie de bureau (même si il y a une
cadette qui sans doute sera en avance de quelques classes sur moi). Il ne faut
plus se voiler la face, je ne serai plus la brave étudiante attardée qui à 28
ans entrait dans la carrière avec quasi son doudou (en cas où) au fond de son
sac et qui pouvait encore jouer les dégagées, affectant de n’être que de
passage car ayant une vraie vie ailleurs (une vie de plume en l’occurrence).


je vais être une femme mûre, une madame qui déposera son loupiot le matin pour
courir certains soirs le reprendre, au lieu 
que d’aller boire une bière en terrasse (avec la cadette par exemple) ou
de se faire une toile avec son jules. A 40 ans, je ne vais plus pouvoir tenir le
rôle de la bohème sous contrôle qui met son petit grain de folie dans cet
univers de gens très sérieux vu qu’ils sont là pour vraiment gagner leur vie et qui, ma foi, les distrayait plaisamment
entre deux pages de chiffres (c’est notre folle du roi à temps partiel). Non,
non, je ne pourrais plus tenir ce rôle là, car je suis devenue sans advenir et
à 40 ans, ex-jeune-future auteur, il faut bien ranger ses stylos et songer à
devenir pour de bon un adulte responsable au travail.

Mamiya…

Sensation bizarre, pas si différente
que ça de l’avant-accouchement (l’excitation de la naissance en moins) où j’avais
la nette impression que ma vie allait basculer dans dans… quelque chose que je
n’arrivais pas à imaginer mais que je voyais comme une totale disparition de ma
vie d’avant. Comme si du jour au lendemain, je n’allais plus m’appartenir…
Chose qui s’est révélée ni juste ni fausse, le principal problème étant, dans
les débuts, de ne jamais dormir le minimum syndical, et de ne pas avoir de
rythme : impossible de savoir quand dans la journée j’aurais 2 heures à
moi, pour dormir d’abord, pour ranger ensuite, pour écrire enfin, sachant que,
malgré tout, je n’ai pas eu le sentiment de devenir autre.

Il y a eu certes des grandes scènes
dignes de l’iconographie cachée de la maternité, où la mère sanglote éperdument
alors que la nuit tombe et qu’une nouvelle nuit de galère se profile, après un
dîner en tête à cris avec l’un qui balade le crieur tandis que l’autre avale
promptement son picard avant de décharger l’autre du crieur pour qu’il prenne son
minimum de kilocalories à son tour, période où parfois tout était dépeuplé, plus
de sommeil réparateur, plus de vie à deux, plus d’amis, de sorties, et plus d’écriture,
ou juste réduite aux formulaires administratifs. Mais je n’ai pas disparu de
moi. J’étais toujours moi, comme avant d’être à la colle moi, j’étais
célibataire moi, les deux moi se confondant ensuite en un moi toujours moi
(adieu la vague espérance que casée, je serai la Force avec moi).

Et puis une fois ces premiers
mois accaparants passés, une fois le Zébulon nuité et siesté, une fois aussi la
reptation puis le quatre-pattes découvert, un renouveau de vie d’avant s’est ouvert
à moi, certes conditionné aux deux seules heures de la sieste mais également à
la coopération toute relative de ma non muse, installée à demeure. Mais ceci
est une autre histoire, sans doute forcément pas totalement étrangère au big
bang homme à demeure + bébé, mais qui ne saurait s’exonérer de ces derniers
pour justifier de cette désertification de ma planète intérieure. Car la non
muse après tout pourrait être expulsée manu militari si j’en avais la volonté
hein…

Ainsi, au risque de surprendre,
je dirai qu’avec un Zébulon qui marche, je me sens libre. Libre comme jamais. Quand
on laisse chez la nounou un bébé de quelques mois, on se sent pour beaucoup et
malgré la tristesse,  libérées, car il
faut bien dire qu’à cet âge là, globalement, les bébés demandent une présence
permanente, tandis qu’à l’âge du Zébu, mis à part à certains moments, et mis à
part la surveillance forcément plus prononcée, les bébés font leur petite vie.
Zébulon nous claque même parfois au nez la porte de sa chambre, porte qu’il
referme avec vigueur si on ose la rouvrir, inquiets à son sujet (que fait-il ?
que trame-t-il ? respire-t-il encore ?). Je l’ai même fait sursauter
tout à l’heure en surgissant dans sa chambre telle une matonne inquisitrice car
je ne l’entendais plus (grand théorème des bébés, si pas de bruit, sale coup en
préparation) alors que, tel un ado, il gisait tranquillement sur le tapis, la
tête sur un coussin, les yeux plantés dans les airs, souriant dans le vague,
une petite chanson au fond de la gorge…

Avec cette rentrée de classe là,
j’ai la nette impression de me sentir dépossédée de moi-même, et
de Zébulon, qui va aller pointer chez une nounou qui même si peut-être super
nounou ne sera ni moi ni A. De même qu’enceinte, on se disait avec A, dernière
bouffe avec les copains avant la naissance, dernier cinoche avant, dernière
nuit peut-être avant, je me dis cette semaine, dernière sieste où c’est moi qui
vais le réveiller et où on regarde ensemble par la fenêtre le soleil ou la
pluie qui tombe sur les tas de ferraille du ferrailleur d’à côté, dernier matin
où on glande, lui avec ses voitures moi avec mon journal, dernier… On pourrait
croire qu’on m’envoie en pension ou au bagne, mais heureusement Cléa Culpa est là
pour me reprocher de faire tout une compissade d’un travail somme toute mémère et surtout
à temps partiel qui me verra profiter en fin de semaine de mon zouave quand
tant de pauvres gens en sont à séquestrer leur maître tout puissant pour qu’il les
vire, certes, mais avec la carte orange du mois intégralement remboursée et trois
tickets restaurant en sus…

Je lui fais oui oui, tu as
raison, je ne lui dis plus, et l’écriture, je ferai comment ?, car je sais
trop bien qu’elle va ricaner et se donner du coude avec sa sœur la non muse. Je
ne lui dis pas non plus que je me sens malheureuse de perdre cette liberté de
sortir quand je veux, avec mon zouave, de marcher en pleine journée dans le
parc à côté, au vert, au soleil, même sous la flotte, sans comptes à rendre à
personne, sans collègue galère à toutouner pour obtenir un demi-chiffre comme
si c’était une crotte en or qu’il ne voulait absolument pas lâcher, vissée 8 à 10 heures sur mon siège, et quelle torture, quel vol de soi à soi, les
jours où on n’a rien à faire.

Je me garde aussi de dire à Cléa
Culpa et à sa frangine que je me sens comme le cancre de Prévert, puni d’avoir les
yeux dans l’ailleurs, son chez lui à lui, interdit de cette liberté qui est juste
d’avoir de ce temps flottant, ce temps qui ne sert qu'à rêvasser (un luxe dans notre
monde), défense absolue de regarder par la fenêtre les yeux dans le rien… Je repense à cette phrase de Louis René des Forêts enfant (Ostinato), un des rares vers que j'ai retenus :

 « Piégé entre les quatre
murs de la règle, il se détourne pour écouter le vent sur la mer plus
éblouissante au sommet des toits qu’une bêche frappée par le soleil »

Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai
un cartable à aller acheter.

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