Outrages



Ce matin, on aurait pu se pincer
en entendant cette nouvelle. Un prof de philo de Marseille est poursuivi pour
tapage sur la voie publique parce qu’assistant à un contrôle de papiers dans la
gare saint-Charles qu’il a jugé un peu trop musclé, il s’est alors mis à crier « Sarkozy
je te vois ! Sarkozy je te vois ! » provoquant l’hilarité autour
de lui et le fort mécontentement de la marée chaussée… qui a donc décidé de le
poursuivre en justice pour, notamment,  tapage sur la voie publique en arguant que les
cris de l’homme troublaient le confort auditif des personnes en présence. Et voilà
encore une affaire gravissime qui va venir occuper les tribunaux qui, comme
chacun sait, n’ont rien d’autre à faire que peigner la girafe.

Dans le cadre de ce procès qui se
tient ces jours ci, l’avocat du prof de philo (et de la philo, il en faut dans
cette situation !) propose de faire une reconstitution sur les lieux avec
mesure des décibels afin de voir si, vraiment, son client criait assez fort
pour être accusé de tapage sur la voie publique. Si c’était le cas, moi je dis
que le type devrait laisser tomber la philo pour le théâtre ou l’opéra car si
ces cris en pleine heure de pointe dans une gare atteignent le niveau de tapage
sur la voie publique, c’est qu’il a du coffre… Cette accusation de tapage
dissimule bien évidemment mal une gêne de la part de la marée chaussée par
rapport à ce que sous-entendait le philosophe (Sarko super flic) comme par
rapport à ce qu’elle était en train de faire (contrôle musclé).

Du coup, un délit prétendument de
tapage sur la voie publique chassant un délit d’outrage tout aussi peu flagrant
chassant lui-même un délit d’injure de même contestable, j’ai eu envie de
mettre en ligne un texte que j’avais soumis à une revue qui m’avait publiée une
fois, La femelle du requin (lafemelledurequin.free.fr)
texte refusé après mûre réflexion (beaucoup d’appelés…) mais avec une
délicatesse dont semblent manquer de façon générale notre marée chaussée comme
nos milieux éditoriaux.




Kafka sur le passage
piéton

Je
roule plongé dans mes pensées quand soudain j’aperçois un peu tard un feu rouge.
Je freine brutalement, ma voiture hoquète, mangeant une demie bande de passage
piéton… et alors, comme embusqué derrière son platane, surgit un flic énorme
qui me hurle dessus :

       Dehorsvospapiersmainssurlecapotjambesécartéesnebougezpas !

Je
n’ai même pas le temps de protester que je ne peux à la fois sortir mes papiers
et tenir mes mains sur le capot que mon corps dressé depuis un demi-siècle aussitôt
s’exécute, sortant de la voiture avec grande diligence les papiers en même
temps que sa personne, disposant ensuite ses mains bien sagement sur le capot.

J’ai
honte. J’ai honte de moi qui, il y a un quart de siècle, était encore un
rebelle patenté qui ne payait pas sa redevance télé et laissait exprès la porte
de l’Anpe grande ouverte. J’ai honte de voir ce corps si obéissant, qui au
premier claquement de doigts de la mort, sera fichu de se coucher aussitôt sur
le sol… encore un peu, disons trois années et il votera Sarkozy.

– Délit ! Délit d’outrage !

S’époumone
maintenant le policier. Quel délit ? Je m’interroge.

 
       Sarkozy ! Vous avez pensé Sarkozy !

 
       Mais ce n’est pas un délit ! Je
proteste, mal à l’aise.

 
       Si ! Insiste le flic tout
content. Pensé tel qu’ainsi, c’est un délit ! Un délit d’outrage !

 
       Et puis, je proteste d’une voix
faible, je n’ai rien dit, j’ai juste pensé…

 
       Qu’importe ! Beugle le type. C’est
un délit ! Un délit d’outrage !

 Mon
corps vacille, il ne sait que penser… surtout que penser semble être devenu un
délit. Cet homme lit-il dans la tête des gens ? Ai-je raté quelque chose
dans la révolution scientifique ? Des gens se sont arrêtés et regardent
l’intéressant spectacle. Moi, petit gringalet quinquagénaire, professeur
d’anglais en Zep, même pas fichu d’écrire un roman césarisable sur sa condition
sadomasochiste de prof au casse-pipe, mains sur le capot et jambes écartées
comme un vulgaire vendeur de cannabis, avec ce flic qui s’est mis à lui donner
des petits coups de matraque sur les fesses… j’ai le temps de penser, encore heureux
que je ne sois pas noir, ou arabe, que le flic se remet à vociférer.

 
       Délit ! Délit d’outrage ! On
ne traite pas la police de raciste !

 La
tête me tourne. Suis-je tombé sur un représentant de l’ordre (je prends bien
garde à bien penser mes mots) extralucide ? Pourquoi faut-il que cela
tombe sur moi à qui d’habitude jamais rien n’arrive ? A part les
boulettes de papier mâché que mes élèves m’envoient à la tête et au dos alors
que j’écris au tableau to be or to have,
this is the nowdays question
… Je regrette ardemment de ne pas être resté
chez moi, à regarder comme d’habitude des reportages sur la famine en Afrique
ou les 30 ans de l’IVG, au lieu que d’avoir eu cette idée saugrenue d’aller contempler
les vitrines de Noël des grands magasins, parmi ces familles dont certains
enfants viendront dans quelques années peut-être me jeter des boulettes de
papier dans le dos. A propos d’IVG et de famille, je remarque que le
représentant de l’ordre a décidément un ventre énorme qui déborde presque de
son uniforme. J’ai le temps de penser, je ne savais que la police nationale
recrutait des obèses, et puis, gare, ne traite pas ce flic de gros ! que
le calamiteux se remet aussitôt à aboyer.

       Délit ! Délit d’outrage ! On ne traite pas un policier de gros ni
d’obèse !

 Mon
corps vacille de plus en plus. J’entends des voix qui disent, bravo la
flicaille, n’a que ça à foutre, emmerder des pauvres types… et quelque chose en
moi proteste. Ces gens là non seulement pensent mais ils disent, et disent des choses outrageantes, quand moi, je n’ai fait
qu’émettre une vague pensée tout juste à peine dérangeante. Je me sens soudain
comme un puceau, ce que je suis, mais j’entends là un puceau de la vie, un
vieil innocent aux mains posées sur le capot qui ne comprendra jamais comment
fonctionnent le monde et son humanité. Et est-ce ce mot, puceau… je sens
soudain à mon grand désarroi cet engin mort depuis bientôt un tiers de siècle,
se réveiller entre mes jambes écartées et se mettre à grandir, grandir…

 
       Délit ! Délit d’outrage ! On
ne bande pas devant la Police !

 Cette
fois, le flic a parlé doucement. Mais sa matraque me frappe les fesses un peu
plus fortement, le rebelle entre mes jambes baisse aussitôt la tête. Je suis
perdu… Qui suis-je, où vais-je, un demi siècle passé à ne pas se faire
remarquer, en étant tout simplement absolument non remarquable, un demi siècle
à ne pas dépasser les lignes tracées sur le sol, sauf une fois, une demie bande
de passage piéton mangée, et me voilà propulsé aux bancs des accusés, criminels
il convient d’ajouter. Un détraqué… murmure quelqu’un dans la foule. Peut être
un violeur d’enfants… marmonne une autre. Alors que ce représentant de la force
de l’ordre est visiblement majeur depuis au moins un quart de siècle.

 
       Délit ! Délit d’outrage ! On
ne traite pas de vieux un policier !

 J’avoue
que jamais la phrase, « je ne sais plus quoi penser », s’est aussi
bien appliquée à la situation que je suis en train de vivre. Je fais alors des
efforts immenses pour ne pas penser, moi qui habituellement doit en faire de
très grands pour y réussir, quel exercice, quel texte étudier, et comment,
comment tenir jusqu’à la fin du cours, ma vie, sans me faire déborder… Ca se
croit tout puissante parce que ça porte un uniforme, glapit quelqu’un dans la
foule, à voix bien haute, sans que la maréchaussée ne réagisse. Voici venue
l’ère de l’Etat policier… renchérit une autre voix, bien haut et bien fort,
sans qu’une fois encore l’uniforme ne réagisse. Mais que fait la Police ?
Ne puis-je m’empêcher de penser tout empli de désarroi.

 
       Délit ! Délit d’outrage ! On
ne traite pas la police de feignante !

 Et
à ces mots, la maréchaussée a commencé de me tabasser. Je veux dire que les
petites tapes de matraque sur mes fesses se sont transformées en coups franchement
plus motivés. Autour de nous, la foule s’est mise à crier follement, mort aux
vaches, CRS SS, Sarko démission, sans que le vénérable représentant de l’ordre
ne réagisse… et sans qu’aucun membre de ce grand corps en furie qu’est devenue
la foule des badauds ne lève le plus petit doigt pour me défendre.

 
       Délit ! Délit d’outrage ! On
n’appelle pas le citoyen honnête à la sédition !

 Alors
je sombre. Je m’écroule quelque part entre ma vie d’avant, étriquée peut-être
mais à ma taille, et cette soudaine folie, beaucoup trop grande pour moi. Je m’effondre
dans ce chaos identique à celui qui soudain s’empare de ma classe sans que je
ne sache pourquoi, ce corps hurlant qui se déchaîne, monte sur les tables,
pousse des cris… mais qui ne lit certainement pas dans mes pensées. Le moyen de
ne plus penser ? Quelqu’un le connait-il ? La mort. Quand on est
mort, on ne pense plus. Un brouillard rouge flotte devant mes yeux. Death ? What’s death ? Just a
changement of world
. Je sens une vague de désespoir m’envahir et alors, puisque
je vais mourir, quitter ce monde là, inepte et cruel, je me décide à braver au
moins une fois, une seule fois dans ma vie, cette autorité qui pour moi égale
la mort, je me décide à mourir en héros anonyme du contrôle urbano-routier, et je
lâche alors, dans un cri, celui de qui n’a plus rien à perdre puisqu’il va
être tué comme un chien, des propos que je n’aurais jamais pensé trouver un
jour dans ma bouche…

 
       Mais merde alors… arrêtez… c’est quoi
ce pays ? on ne peut même plus penser c’est ça ? On est où là ?
Chez Hitler, vous êtes son Goebbels ? Mussolini, ça vous dit quelque
chose ? La Securitate ça vous excite ? Et Pinochet et ses super
milices? Non content de voir des terroristes derrière chaque épicier vous voyez
maintenant des délinquants derrière chaque prof d’anglais ? Valet,
va ! Espèce de nazi, SS, kapo, facho ! Connard !

 A
peine l’ai-je traité ainsi que les coups de matraque cessent aussitôt tandis
que la foule pousse des ah et des ho d’effroi, devant ce qui lui apparaît, j’en
conviens, comme une sorte d’acte suicidaire.

 
       Ah nous y voilà … constate alors
l’agent de police, avec une sorte de douceur dans la voix.

 La
foule s’est tu. Je demeure dans la position de départ, mains plaquées sur la
tôle, jambes écartées, car malgré les coups, je ne suis pas tombé. Je tremble
mais je tiens bon, je vais certainement mourir maintenant, je ne pense pas
pouvoir compter sur cette foule qui n’a pas bougé le moindre doigt de pied pour
venir à mon secours et que je sens derrière moi, tétanisée. Comme quand enfant,
on lance une boulette de papier sur le fayot de devant et qu’elle tombe en
plein sur le chignon de la maîtresse, et que tout le monde retient son souffle…

 
       On ne dit pas « connard » à
un représentant de l’ordre ! Articule le policier. C’est là un délit
d’outrage qu’on ne saurait nier…

 Cela
dit, il sort tranquillement un carnet à souche de sa poche, tout en faisant
tomber négligemment une paire de menottes.

 
       Je vais devoir vous dresser une
contravention, monsieur, voire vous menotter si vous résistez, car vous
comprendrez bien qu’un membre de la Police nationale ne saurait se laisser ainsi
traiter de « connard » car si on tolérait que de telles choses
puissent se produire, ce serait bien vite le chaos dans ce pays… où il n’y
aurait plus aucun respect ni de l’Autorité ni de la liberté… or il est de mon
devoir de veiller à ce qu’aucun citoyen ne dérape en traitant celui qui protège
justement ses biens et sa liberté de « connard »…

 

 

 

 

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