Le réellement réel


Tu parles d'un devoir de (retour
de) vacances c'machin… oui mais, tout le monde n'a pas la chance d'avoir une
méduse pourrie (j'ai nommé la non muse), qui vous accompagne pendant vos congés
payés et vous tient la grappe soit disant pour vous faire avancer dans la
carrière (littéraire) mais dont l'objectif en réalité, en réellement réel, est de vous plomber l'intime conviction (en
soi-même) après vous avoir parasité le moral.
 
Pour l'occasion (les
vacances), et afin sans doute de se sentir moins seule sur les plages du Cannet
en Roussillon (où l'on a réussit à éviter ce seul fait un tant soit peu réel
qui était la présence de deux squals à 50 mètres des châteaux de sable…), comme
de se sentir soutenue dans les chemins de montagne où d'irréelles marmottes
sifflaient dans notre dos et disparaissaient tout aussitôt que nous nous
retournions, ma non muse avait non seulement fait venir avec elle sa sœur
chérie, Cléa Culpa (la pauvre, sinon elle ne part pas en vacances, c'est déjà
bien qu'elle ait pu placer sa fille en colo à Pantin sud), mais elle avait qui
plus est incrustée sa cousine de cœur, Morphéobe, qui avait sans doute pour
mission principale dans ce séjour de me pomper le sommeil en me parasitant
chaque fin de nuit et chaque tentative de sieste.



Résultat, chaque matin aux
aurores, alors que toute la maisonnée ronflait encore (y compris la non muse et
sa sœur chérie), la cousine venait me chercher pour… rien. Car rien ne se
produisait, aucun jaillissement d'idée, d'intrigues alpines ou d'aventures
maritimes, bateau, marmotte, piolet, que sais-je encore, rien de rien, juste la
migraine et cette obsession en boucle de non seulement ne rien réussir à écrire
mais de ne pas dormir, donc de ne pas récupérer, et de se dire qu'on va
reprendre le travail dans un état de fatigue qui le fera peser le poids d'une
pierre tombale.
 
Enfin rien… si, juste cette
question qui a surgi en fin de séjour : qu'est-ce qui fait qu'on est dans
le réel ? Même pas, qu'est-ce qui est
réel, on n'en était pas à aborder les phénomènes physiques et para-physiques, non
point le cogito ergo sum qu'on a tous
(ou presque) retenu (au moins) du bac de philo, non, le fait de se sentir faire
partie non seulement du monde, mais du réel, de se dire, j'en suis,
sous-entendu que l'on ne fait pas partie d'une quelconque espère protégée évoluant
dans un environnement à part qui fait de votre vie, une vie à côté de la plaque.
 
C'est parti de ce qu'un soir,
au dîner, les croyant toutes occupées à s'empiffrer de raclette, j'ai posé ma
fourchette et émis l'idée, à l'intention de 
A (le Zébulon était bien trop occupé à écraser une patate sur un manuscrit
que je m'étais donné pour objectif de relire) de quitter mon boulot pour pour… me consacrer une année entière à l'écriture.
Qu'on en finisse. Qu'on ne tourne plus autour du pot. Qu'on lâche cette
situation malséante de la fesse entre deux chaises, celle du bureau et celle de
l'écriture. Qu'on sache à la fin.
 
En effet, juste avant les
vacances, alors que je comptais mes moutons entre deux jérémiades de Bécassine
(d'ailleurs partie 4 semaines faire de l'optimisme à Noirmoutier dans sa maison
de famille remplie de bas bleus bretons tradis coiffées tout comme elle),
j'avais réalisé qu'il y avait un paquet de jeunes et de moins jeunes auteurs
aidés par le Syndic, ce qui signifiait que leur talent avait été reconnu même
(et parfois surtout) au simple état de vagissement… et qu'après tout, quand on
regardait les parcours, cela aurait pu être moi. Des petits auteurs vivant leur
vie de petits auteurs sans être connus ni être primés pour la grande majorité,
avec juste un talent qui leur permettait malgré tout d'en être.
 
Aussitôt, les commentaires (et
critiques) ont fusé :
 
–         
Et tu comptes
vivre comment ? (question classique)
–         
Mes économies
(réponse classique)
–         
Sont-elles les
tiennes ?
–         
Plus ou moins…
–         
Ma foi, chacun
son tour, ça pourrait tout à fait être toi qui prend un peu de temps pour toi…
 
A coopératif car lui-même
s'octroie un peu de temps à la rentrée pour convenance personnelle et c'est moi
qui paye la nounou chez qui Zébu va bientôt pouvoir s'en retourner en braillant.
 
–         
Outre l'aspect
financier (mais ça, bourge que tu es, c'est du détail) tu ne tiendras jamais…
psychologiquement s'entend… car comment peut-on accepter de rester
tranquillement chez soi à écrire alors que le monde Souffre ?
 
Cléa Culpa qui en oubliait de
gratter son écuelle à raclette.
 
–         
Sans compter
qu'il faut avoir des choses à dire… et à écrire… et savoir le faire avec
talent… et même, au vu de la concurrence, beaucoup
de talent…
 
La non muse, la bouche
enraclétée mais fort audible, qui a ensuite poursuivi sur le thème du
réellement réel.
 
–         
Déjà que tu n'es
pas vraiment dans le réel… que seul ce petit pied posé dans le monde du travail
te permet d'en être… du réel… mais un réel si protégé qu'il n'en est même pas
vraiment réel… si tu t'en vas, où tu seras ? Nulle part !
 
Et la dernière question, posée
par Morphéophobe, qui fait la chasse, et au sommeil et aux rêves, entendez, à
tout ce qui n'est pas réel.
 
–         
Et puis écrire… est-ce
bien être dans le réel ?
 
Ce à quoi j'ai rétorqué :
 
–         
Compter des
livres des auteurs des éditeurs et je vous en passe, est-ce bien être dans le
Réel ?
–         
Non assurément,
rétorque aussitôt Cléa Culpa, ça, ça n'est pas faire partie du réel ! Compter
des gens qui ne servent à rien pour le compte de gens qui ne servent pas plus à
quelque chose quand les enfants même pas forcément africains meurent de faim,
ça ne sert à RIEN !
–         
A ce compte là,
j'ai protesté, il y a beaucoup de choses et de gens qui ne servent à
rien !
–         
Tout à fait, a
jubilé Cléa Culpa très satisfaite, y a tout un paquet de gens qui ne servent à
rien !
–         
Je ne dirai pas
cela comme ça, a tempéré la non muse, je dirai qu'il y a un paquet de gens qui
font des choses qui n'ont aucune prise directe sur le réel, et qui parfois, qui
plus est, ne servent à rien…
–         
Tous ces
enculeurs de mouches de communicants, a grogné Cléa Culpa. Ces publicistes, ces
attachés de presses, ces…
–         
Mais derrière ces
gens là, j'ai protesté (et pourtant Dieu sait si j'aime pas la com), il y a des
produits, des fabricants… des ouvriers ! j'ai argumenté à la Cléa, toi qui
les aime tant, toi qui en fais même partie…
–         
Oui mais eux, les
communicants, ils ne SOUFFRENT PAS ! A braillé Cléa Culpa en postillonnant
sa raclette.
 
On en était là. Est dans le
réel, celui qui souffre. Celui qui quelque part est du mauvais côté de la
réalité (sachant que le bon côté n'est pas la réalité). Ainsi, celui (ou celle)
qui écrit tranquillement chez lui, à l'abri du monde, ne souffre pas. Donc
n'existe pas. Peut-être souffre-t-il en écrivant, quand les mots ou plutôt
l'inspiration se dérobe, mais cette souffrance là n'est pas réelle. Elle
n'existe que dans sa tête et ne met pas en danger sa vie ou sa survie
économique (sauf s'il ou elle dépend de sa plume pour vivre, ce qui est rare).
 
Si l'on suit le raisonnement
de Cléa Culpa, on peut poursuivre en affirmant que, de même que les gens sans
enfants ne doivent pas avoir voix au chapitre dans les discussions portant sur
ces derniers (qu'il s'agisse de la poussette dernier cri ou des avantages de la
fessée en place publique), les plumitifs qui vivent en dehors de la réalité de
ce monde n'ont aucune légitimité à dire quoique ce soit à son sujet.
 
–         
Sauf s'ils sont
véritablement talentueux… pourrait ajouter la non muse.
–         
Sauf s'ils ont
bien trempé dedans… pourrait faire de même Cléa Culpa. Et qu'ils continuent,
d'une façon ou d'une autre, à tremper dedans…
–         
Comment est-ce
donc ?
–         
Eh bien par un
engagement concret
–         
Ce qui veut
dire ?
–         
Eh bien animer
quelque chose du genre… du genre atelier d'écriture en prison…
–         
C'est concret
ça ?
–         
Le taulard si
c'est concret ? Va voir Le prophète,
Princesse !
–         
Oui mais…
justement… j'imagine mal l'influence disons le mot concrète d'une séance d'atelier d'écriture sur le héros du film, tu
vois…
–         
C'est un autre
problème !
–         
Ah.
 
Où est le réel ? A quel niveau
l'atteint-on ? Nous baignons dans le réel mais ce n'est pas l'atteindre.
Comment toucher la réalité du réel ?
A écrit Pascal Munier (citation trouvée sur zazieweb). Oui je vous le
demande, comment la toucher ? Comment entrer dans le club (sans passer par
la souffrance) ?
 
–         
Et les
urgentistes ? j'ai demandé.
–         
Quoi les
urgentistes ?! a grogné Cléa Culpa.
–         
Ils ne souffrent
pas mais ils ont affaire à des gens qui souffrent… Recoudre un accidenté de la
route ça doit être pas mal réel… et ça doit même être plus réellement réel que
tenir la caisse d'un hyper non ? J'ai insisté.
–         
Certes, a admis
du bout des lèvres la Cléa, ceci dit, ne viens pas faire des comparaisons entre
réalités…
–         
Comment ça ?
–         
Dire qu'un tel
est plus réel qu'un tel autre quoi…
–         
Mais c'est
exactement ce que tu fais quand tu me dénies toute réalité !
–         
Je ne te dénie
pas toute réalité ! Je dis juste que tu ne vis pas franchement dans la
réalité et que si jamais tu ne fais plus que ça, écrire (du moins essayer), tu
ne seras vraiment plus dans la réalité !
–         
Et est-ce un
mal ? J'ai rétorqué sur le mode cour de récré.
–         
Quand on écrit,
oui.
–         
Oh seigneur…
 
Elle m'avait collé la
migraine. Comment pouvait-on, si on la suivait bien, réussir à écrire et à être
dans le réel tout à la fois puisque pour elle, le simple fait d'écrire vous en
écartait…
 
–         
Je pense d'un coup
à l'écrivain Thierry Jonquet qui hélas nous a quitté le 9 août, elle a émis
dans un souffle vibrant (d'un coup, tu parles, elle devait se le tenir au chaud
ce lumpum scripterum), non muse ma
sœur… lis nous donc cette nécro que tu as trouvée sur le site web du lieu où travaille
cette ennemie du peuple… qui cependant nous accueille… Lis la nous haut et fort
pour que la Princesse comprenne ce qu'être écrivain veut dire…
 
La non muse s'est éclairci la voix. Puis elle a
déclamé :
 
Faire de la littérature l'exutoire du réel, la prendre
à témoin des ratages de la machine sociale n'est pas toujours le gage d'une
œuvre réussie. Pour Thierry Jonquet, si. Celui qui était devenu l'un des
éminents représentants du néo polar à la française, après s'être usé sur tous les
fronts du travail social, vient de nous quitter, non sans nous léguer une
poignée de nouvelles, quelques bandes dessinées et surtout une vingtaine de
romans noirs au réalisme inouï.

 
Réalisme inouï… Et ce n'est
que la mise en bouche, elle a précisé, je vous épargne le reste.
 
Oui épargne nous. Je me suis
dit que, si tout n'était pas faux dans ce qu'elles m'argumentaient et que je
n'étais pas loin de penser comme elles (si moi je ne faisais qu'écrire, je ne
serais effectivement plus dans le réel), je me suis dit aussi qu'heureusement
ces deux là ne faisaient pas La littérature car cela aurait frisé le genre
réalisme soviétique. Et qui plus est, ne lui en déplaise, il ne suffisait pas
d'être une prolétaire de la réalité comme Cléa Culpa pour être écrivain, non de
nom. Même si la caissière du Sherpa où nous faisions nos courses, laissait
ostensiblement traîner son livre qu'elle lisait entre deux clients et qui avait
pour titre, Les tribulations d'une
caissière
.
 
–         
Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiin !
 
La discussion s'est arrêtée
net. Zébulon avait voulu mettre son doigt à la place du fromage dans l'appareil
à raclette. Une autre forme de réel qui nous a valu de lui tenir à tour de rôle
pendant 20 minutes montre en main la main sous le robinet d'eau froide. Mais
comme l'a fait remarquer Cléa Culpa, c'est pas une petite brûlure au doigt qui
fait de vous un membre à part entière du réel des malades et des souffreteux.
J'ai préféré pas argumenter, j'aimais autant que cette sorte de réel là laisse
de côté mon Zébulon.  

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