Grippe sur le Titanic


Bon, avec tout ça, réellement réel ou pas, la rentrée a été
là, et j'ai retrouvé mon bureau comme on triple sa petite section. Rien n'avait
bougé, le stylo que j'avais laissé en équilibre sur l'écran plat de
l'ordinateur était toujours en position, itou les miettes de mon dernier quatre
heures et les brouillons de mes tableurs. Un énorme découragement m'a envahie
et je me suis autorisé, pour tenir le coup, à avaler mon goûter à 9 h 00
du matin.

Bécassine était
rentrée la semaine d'avant, elle m'a accueillie fraîche et bronzée dans son
chemisier blanc à col Claudine, toute regonflée par son stage en optimisme à
Noirmoutier où créchait sa famille de bas bleus bretons (sans oublier une
incursion à Rome où elle ne désespérait pas de voir sécher ses chemises
blanches sur un fil dans le jardin de la villa Medicis).

Ses vacances lui avaient fait visiblement du bien, elle
semblait même avoir oublié que mitrand lui avait piqué la place et m'a tout à
coup avoué avoir mis un cierge à Lourdes (crochet au retour d'Italie pour
visiter une cousine de Bretagne émigrée en bas Béarn) pour que la retraite soit
maintenue à 60 ans car sinon, « elle ne répondait plus de rien ».

Cela dit, effrayée sans doute par cette perspective, elle a filé lécher
quelques vitrines avant de se rendre à la réunion hebdomadaire où tous les
gradés du lieu vont à confesse sous la houlette du SG, qui n'existait pas
encore pour le moment (mitrand se penchait sur son cas paraît-il), ce qui fait qu'on
tirait au sort et la personne choisie tenait le rôle (même que des fois ça
tombait sur quelqu'un qui ne voulait pas rendre le rôle après la réunion).

A retour, deux heures plus tard, elle nous a regardées d'un
drôle d'air, la cadette et moi.




–         
Qu'est-ce qu'il y a ? A demandé la cadette
à Bécassine qui semblait tétanisée.
–         
Eh bien…

Bécassine a rougi, l'air très embarrassée.

–         
Y a des compressions de personnel
annoncées ? J'ai demandé, mi pleine d'espoir, mi follement inquiète.
–         
Oh ça… c'est vrai que les recettes ne sont
vraiment pas fameuses… la taxe rentre mal, les gens sont des rats ! ils ne
veulent plus acheter d'imprimantes ou tout autre moyen d'impression… on va vers
un temps de vaches maigres les filles !
–         
Mais les vaches sont déjà maigres ! A
protesté la cadette.
–         
Eh bien étiques, dirons-nous… de vaches très
étiques… a marmonné Bécassine.

Mais on sentait qu'elle n'y était pas.

–         
La retraite… j'ai commencé… est passée à… 61
ans ? J'ai avancé prudemment.
–         
Enfin Mimi voyons, a grondé Bécassine en me
lançant un regard navré, comme si c'était le lieu dont on parlait de ce genre
de choses ! Ici, on est au Livre, pas aux Vieux !
–         
Bon ben alors quoi ? S'est énervé la
cadette qui avait un procès verbal à finir de dresser.
–         
Eh bien les filles… c'est au sujet de la grippe
A…

A lâché dans un souffle Bécassine.

–         
Oui bon ben et alors ? nous avons fait en
chœur d'un air blasé.

Car je suppose que vous êtes comme nous. La grippe A on
sature, on ne l'a même pas encore attrapé qu'on en est déjà revenu, le
matraquage qu'on subit à son sujet est tout à la fois paranoïdesque (on évite
de voir la main qui se tend pour ne pas avoir à la serrer) et excédant (trop de
grippe tue la grippe). Pauvres morts des dom-tom… à chaque fois un soupir de
soulagement nous échappe quand on apprend que la victime souffrait par ailleurs
« de nombreuses infections respiratoires » ou « d'une grave
maladie au long cours ». Pas de jeu, se dit-on aussi, mais après tout,
tant mieux.

–         
Eh bien… il va y avoir une réunion d'information
à ce sujet organisée courant septembre… afin de savoir quoi faire si par
exemple d'aventure vous trouvez un malade de la grippe allongé dans le couloir…
ou un vieux mouchoir dans un parapheur… ou si un auteur vérolé tient à vous
faire la bise… ou si de même un éditeur visiblement fort grippé tient à vous
enlacer pour vous expliquer la structure de son businesse plan… ou si…
–         
Mais quoi encore ? L'a coupée la cadette
qui sentait, tout comme moi, que tous ces cas pratiques cachaient autre chose.
–         
Eh bien, il y aussi la question… Bécassine a
hésité puis elle a ajouté, en fermant les yeux… la question du vaccin.
–         
Ben oui et alors ?

Bécassine a rouvert les yeux et nous a bravement affrontées
du regard.


–         
Il n'y en aura pas pour tout le monde…
–         
Ah tiens ?
–         
Oui… c'est ainsi… les délais sont trop courts,
il n'y a pas le temps de préparer 66 millions de doses… a complété nerveusement
Bécassine.
–         
Ce qui fait que… ? A demandé la Cadette.
–         
Ce qui fait que… il va falloir choisir…
–         
Ah, ah… a gloussé la cadette. Et qui va-t-on
choisir ?
–         
Eh bien… forcément, les plus importants au bon
fonctionnement du pays… et par ricochet, de l'établissement… devront pouvoir rester
sur le pont… donc être vaccinés pour échapper à la grippe A…
–         
Les chefs quoi, a repris la Cadette.
–         
Comme sur le Titanic, j'ai avancé, les
troisièmes classes enfermées dans le sous-sol derrière les grilles et les
canots de sauvetage en places limitées à la classe luxe…
–         
Mimi tu es caricaturale, a glapi Bécassine, une,
voire deux petites mains du service financier devront être vaccinées car il
faudra bien que les salaires soient versés… tu seras bien contente Mimi de voir
arriver ta paye sur ton compte…
–         
… alors que grelottante de fièvre, gisant sur
ton grabat, tu ne seras même pas venue bosser ! a gloussé la cadette.
–         
Si je ne suis pas morte entre temps… j'ai dit en
rigolant, mais je ne rigolais pas vraiment, je n'étais pas prête à mourir pour
ne plus avoir à venir travailler ici.
–         
Bref, la Direction va établir la liste de celles
et de ceux qui seront désignés comme prioritaires pour être vaccinés, a conclu
Bécassine, et concernant les autres, une fiole de savon liquide antibactérien ainsi
qu'un paquet de dix mouchoirs à l'essence de thym leur seront distribués.
–         
Et s'ils refusent ? J'ai demandé.
–         
Comment ça s'ils refusent quoi ? S'est impatienté Bécassine.
–         
Eh bien oui, j'ai poursuivi, certains pourraient
refuser le vaccin… pas sûr que ce soit si bien ce vaccin…
–         
Un truc bidouillé à la va vite par une maffia de
labos désireuse de s'en mettre plein les fouilles, pas sûr que ce soit si bon
que ça pour la santé… a continué la cadette.
–         
Vous croyez les filles ? A blêmi Bécassine
sous son hâle estival.
–         
J'ai lu dans un magazine, j'ai poursuivi, que
les vaccins auraient mérité encore une année de tests mais que devant l'urgence
de la situation, on y avait renoncé…
–         
Ma foi… on verra bien qui s'en sort le mieux, a conclu
avec philosophie la cadette. Les vaccinés ou les grippés !

Bécassine s'était assise d'un air vide. L'optimisme (le
bateau) était loin derrière elle…

–         
Vous pensez en bénéficier ? j'ai
benoîtement demandé.
–         
Je suis quelqu'un de très important pour le
fonctionnement de cette maison ! A-t-elle protesté avec vigueur. Donc oui,
je suppose que l'on me proposera une dose !
–         
Je n'en doute pas mais… si y a vraiment peu de
doses… une pour mitrand, une pour le dirlo, une pour…
–         
Je ne vais quand même pas crever à 5 ans de ma
retraite ! A presque hurlé Bécassine. Avec ou sans vaccin ! Je veux
ma dose !!
–         
Vous bilez pas, chef, j'ai préféré répondre,
vous devriez l'avoir…
–         
Oui mais d'un côté, a avancé la cadette, ce
serait presque idiot de vacciner le personnel sur le départ…
–         
Comment ça ?!
–         
Ben oui… ça fera autant de retraites en plus à
payer alors que l'occasion pourrait justement permettre de…
–         
Silence ! A cinglé Bécassine. Vaccin ou pas
vaccin, c'est moi qui déciderai !


Puis elle est partie chercher son Lancel, il était le quart
de cinq heures, donc largement le temps de rentrer chez elle coller ses photos
de vacances sur fond de biniou électronique.

Avec la cadette on s'est dit qu'il y aurait peut-être des
gradés qui revendraient au marché noir leur dose de vaccin, que ça allait être
un joyeux mic mac dans les couloirs du Syndic. Je me suis demandé si j'en
achèterai une au black, pour le Zébu, son père et moi étions à la fois
trop vieux et pas assez pour (normalement) en décéder. Est-ce que j'en serai
réduite à fouiller le Lancel de ma supérieure hiérarchique pour lui piquer sa
dose, comme elle disait ?

La cadette m'a répété que pour sa part, on pourrait la supplier
à genoux, elle ne toucherait pas à cette saloperie (le vaccin). Puis sur ces
bonnes paroles, elle s'est mise à éternuer et à sentir des douleurs dans le
sternum, alors on a promptement fermé le bureau et la cadette a filé prendre un
bain à base d'algues car elle avait lu quelque part que les sorciers canaques préconisaient
ce traitement aux grippés néo-calédoniens.

 

 

 

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