Rachel, mort d’une pacifiste


Avec un Zébulon à demeure, on va
peu au cinéma, on trie ses films sur le volet, on se ferait presque des nœuds
quand une fois l'an, on doit en choisir un, sans se tromper… et de fait, on attend plus souvent
le DVD qu'on ne se rend dans une salle obscure.

Mais après avoir entendu mercredi
28 octobre au soir, sur France inter, la douce et opiniâtre Simone Bitton invitée
de l'Humeur vagabonde de Kathleen
Evin parler de son dernier film Rachel,
dont l'affiche au fronton du cinéma Le Méliès, une silhouette façon cartoon
habillée d'orange et de bleu, dressée devant la pelle énorme d'un bulldozer, me
sautait à la figure chaque matin de cette semaine à la sortie de l'escalator
avant que je ne plonge dans le métro, j'ai décidé que je ne raterai pas ce film,
qui n'allait, qui plus est, passer que très peu de temps en salle.

Avec un frisson semblable à celui
qui parcourt l'échine de l'écolier buissonnier, j'ai ainsi abandonné vendredi
soir le Zébu à ses petites voitures et à son père, pour filer au Méliès à la
séance de 19H00 et j'ai plongé dans ce documentaire réalisé en forme d'enquête mais
aussi de témoignage à l'endroit de Rachel et de ses amis militants.



Rachel est en effet l'histoire
d'une jeune pacifiste américaine de 23 ans, Rachel Corrie, qui est morte le 16
mars 2003 écrasée par un bulldozer israélien à Gaza alors qu'elle défendait
avec d'autres militants la maison de la famille palestinienne qui les
hébergeait.

Simone Bitton, qui a déjà à son
actif bien des films sur le sujet (dont un portrait de Mahmoud Darwich et un
documentaire sur la construction du mur en Israël), s'est ainsi rendue sur
place et a mené l'enquête sur les circonstances de la mort de la jeune fille,
mort -on le précise à peine- qualifiée de regrettable « incident »
par l'armée israélienne qui a conclu à une dommageable imprudence de la part d'une
victime forcément d'une inconscience échevelée puisque militante pacifiste.

Affaire classée donc sans suite par
la grande armée démocratique du coin… mais pas par Simone Bitton qui va
rencontrer un à un tous les protagonistes du drame. Jeunes militants pacifistes
étrangers refusant de voir les droits de l'homme bafoués, jeunes militants
pacifistes israéliens qui refusent de vivre bras croisés dans un Etat aux
relents de plus en plus assumés de puissance coloniale, en bref, internationale
d'une jeunesse idéaliste mais dotée d'une force tranquille impressionnante,
avec en miroir cette autre jeunesse, celle des soldats de Tsahal dont l'un
d'entre eux, dos à la caméra, confessera avoir tué beaucoup de gens, dont des
innocents, tels « cette femme et son enfant », comme d'avoir reçu
pour ordre de tirer régulièrement sur les façades des habitations
palestiniennes, sans autre raison que celle d'entretenir la peur, et la
soumission à l'autorité du colon, et qui aimait aussi s'adonner à ce jeu subtil
dit de l'artichaut où l'on canarde allègrement les citernes palestiniennes d'eau
potable, précieuses réserves d'eau s'évanouissant alors en geyser dans l'air
chaud de la nuit…

Rencontre aussi avec des
autorités militaires, notamment cette commandante israélienne expliquant que
vraisemblablement, en dépit de ce qu'affirment les militants pacifistes témoins
du crime, la jeune fille s'était cachée derrière le tas de terre qu'avait
pelleté le bulldozer et qu'elle est morte ensevelie sous ce dernier.

Quant à celui qui a mené
l'enquête « indépendante », il explique que l'armée, en cas
« d'incident », débriefe aussitôt les fauteurs de trouble, en leur
disant que quoiqu'ils aient fait, il ne leur arrivera rien… Cet enquêteur admet
d'ailleurs être arrivé sur des lieux d'un drame pour n'y trouver ni cadavre ni
instrument du crime ni aucune trace d'aucune sorte, tout ayant été enlevé ou
effacé de suite après « l'incident », et qu'il a été amené, après
avoir vaguement essayé de joindre et d'entendre les témoins, à conclure lui aussi
à un malheureux accident.

Ainsi, petit à petit, le cadre du
drame se dessine, des premières impressions de Rachel écrites dans son journal
de voyage ou dans des lettres à sa famille, lus par ses amis, aux diagnostics
portés par des autorités militaires quant à l'origine du drame et son contexte
où l'on voit agir une armée qui a évacué toute conscience de ce qu'elle fait, à
savoir qu'elle s'en prend non pas à une autre armée mais à une population
civile qu'elle empêche tout simplement de vivre, qu'il s'agisse de la
destruction de ses maisons, de ses champs, voire, carrément, de ses vies
humaines.

Et on arrive peu à peu à cette
journée fatidique où Rachel a perdu la vie.

Ce jour là, les jeunes militants
pacifistes jouent toute la journée au chat et à la souris avec les bulldozers
de l'armée, dont l'objectif est de raser les champs d'une demeure palestinienne,
voire de détruire carrément cette dernière. Vers la fin de la journée, Rachel se
retrouve seule dans un coin du champ, les autres militants se reposant sur un
mur surplombant la scène. C'est alors qu'un bulldozer met le
cap dans sa direction, arrivant de suffisamment loin pour pouvoir la distinguer.
Lorsqu'il est tout près d'elle, Rachel s'assoit par terre pour l'empêcher de continuer
ainsi que les militants ont coutume de le faire (et l'avaient d'ailleurs fait
toute la journée).

Passé un court moment d'hésitation,
le bulldozer reprend alors son avancée, Rachel veut se lever, elle trébuche, et
– le jeune militant, qui raconte ce dont il a été témoin, visiblement ému, a du
mal à trouver ses mots-, elle tombe, puis se relève, et retombe encore, avec une
expression de désespoir sur le visage, le temps que, quelque secondes, la
lourde pelle du bulldozer ne s'abatte sur elle. Le bulldozer ensuite aurait
roulé sur Rachel et le tas de terre, puis reculé, avant que de faire demi-tour
et repartir à l'extrémité du champ. Le conducteur prétendra par la suite qu'il
n'avait pas vu la jeune militante, ce qui, au vu du déroulement des faits,
était impossible.

Il y a ensuite cette photo terrible
prise par celui qui raconte, trois jeunes militants entourant Rachel qui saigne
de la tête à terre, dont son amie Alice qui la soutient et à qui elle a juste
le temps de dire, je crois que je suis blessée au dos, avant que de mourir dans
les secondes qui suivent. Le film qu'a fait l'armée israélienne de cette
opération (elle semble en effet avoir coutume de filmer chacune de ses
interventions), a été opportunément coupé au moment de la mort de Rachel, cela se
voit dans le montage. Il manquera donc à jamais les quinze minutes fatidiques
qui ont vu basculer la vie de la jeune fille… et qui auraient permis
d'accuser sans doute possible l'armée israélienne de meurtre (mais est-ce que
cela aurait changé en définitive quelque chose ?).

Rachel est ensuite emmenée à l'hôpital,
accompagnée notamment par son amie Alice, qui assiste aux soins mortuaires
donnés à celle-ci par le médecin palestinien qui ne peut que constater le décès.
Alice explique qu'ils ont dû se dépêcher afin de laisser la place à un autre
mort qui arrivait, un type, travailleur handicapé, qui fumait devant sa porte
et qui avait été pris pour cible par un sniper, et dont aucun media n'a parlé
ce jour là. Personne ne ferait de film sur lui, c'est ça que tu veux
dire ? demande Simone Bitton d'un ton presque ironique. Non, personne ne
ferait de film sur lui, constate avec tristesse Alice, militante amie de Rachel
que Simone Bitton interviewe régulièrement tout du long du film et qui est
impressionnante de calme et de réflexion.

Le corps de Rachel est ensuite
emmené à Tel Aviv par une ambulance israélienne en compagnie de Mike, le
militant qui a raconté à Simone Bitton la scène du meurtre, tandis qu'Alice et
un autre jeune homme emportant les affaires de Rachel mettront un jour et demi
pour gagner Tel Aviv en stop. Mike que l'ambulance larguera sans aucune autre
forme de procès devant le centre médico-légal où un médecin israélien
pratiquera une autopsie, infirmant celle de son confrère palestinien (qui, lui, avait
noté de nombreuses fractures et contusions), puisqu'il conclura pour sa part que
la jeune fille est morte par asphyxie et non écrasement.

Malgré cette mort atroce, on pleure
peu finalement dans ce film. Il n'y a aucun pathos, de l'émotion certainement, mais
même pas forcément tragique. Bien plutôt de celle qui sourd d'un vibrant hommage
rendu à une jeune fille courageuse et de grande valeur. On se sent néanmoins
pris à la gorge quand ses amis lisent ses mails, et ses notes, où avec clarté
et simplicité elle écrit ses impressions de Palestine, où elle déclare qu'elle
ne s'attendait pas à un tel degré de cruauté dans le traitement exercé par des
êtres humains sur d'autres humains, mais aussi à un tel degré de dignité et de vie
chez les oppressés.

Et quand sa mère, puis son père,
lise un extrait de lettre puis d'un mail où Rachel salue son « petit
papa » (de Dieu on pense à la lettre de Guy Mocquet !) à qui elle
explique qu'elle ne les rejoindra pas en vacances en France car elle s'en
voudrait trop de quitter cette réalité dans laquelle elle s'est plongée avec
ces gens qu'elle soutient le peu qu'elle puisse, et
que les deux parents fixent ensuite la caméra sans une larme, juste avec cet
air infiniment triste qui semble dire, oui, en vérité, notre fille était ainsi,
on a terriblement envie que tout ceci ne soit pas vrai et que Rachel soit
toujours en vie. Qu'elle soit encore là et qu'elle continue cette vie si juste
qu'elle avait commencé à vivre.

Rachel Corrie. Une fille, blonde et tranquille, qui vivait dans une ville paumée des Etats-Unis, Olympia, qui
suivait un cours sur le développement local, qui se demandait comment les gens
vivaient ailleurs, qui décida alors d'aller étudier les droits de l'homme sur le
terrain, et qui choisit ainsi de se rendre à Gaza contre l'avis de sa
professeur qui trouvait que ce serait trop dur, mais qui choisit justement d'y
aller parce que ce sera très dur. Jeune fille, au départ plus observatrice que militante, qui disait
juste vouloir combattre l'injustice, en témoignant par exemple de ce que subissaient
ses amis palestiniens, et qui en même temps disait aimer la vie, aller danser,
sortir avec des garçons. Jeune fille qui écrivait aussi, quelques jours avant
sa mort, que ce voyage était la meilleure chose qu'elle n'ait jamais faite de
sa vie…

Si ce film est avant tout un témoignage
sur l'engagement d'une jeunesse idéaliste mais lucide filmée par une Simone
Bitton, militante de 20 ans devenue quinquagénaire mais toujours engagée, il est
aussi le portrait de la déshumanisation d'une société israélienne à tous les
niveaux, ce qui semble finalement assez inséparable de toute entreprise de
colonisation, quel que soit les arguments invoqués pour la justifier. Une
déshumanisation que l'on voit à l'œuvre tout du long du film, qu'il s'agisse du
soldat qui a volontairement écrasé Rachel, de l'ambulancier extrêmement
désagréable avec le jeune homme accompagnant ce qui était tout de même le corps
d'une jeune femme amie, de cet institut médico-légal qui laisse ensuite le
jeune homme seul et sans le sous dans une ville inconnue, de ce soldat encore qui
dit être très gentil dans la vie, ne pas comprendre ce qu'il a bien pu lui
passer par la tête durant son service militaire pour avoir tué des innocents ou
détruire leurs réserves d'eau potable, gratuitement, mais qui admet aussi que
si c'était à refaire, sans doute il le referait. De tous ces commandants enfin
qui se satisfont du décès pour le moins étrange d'une jeune fille tombée raide morte
devant un bulldozer sans que celui-ci ne l'ai touchée…

La conclusion est à laisser à ce jeune
militant israélien pacifiste qui a accueilli à Tel Aviv dans un squat collectif
les amis traumatisés de Rachel. De même, dit-il, que les insurgés du ghetto de
Varsovie combattaient sans espoir, leur combat à eux est sans doute
perdu d'avance… mais le désespoir n'est cependant pas de mise puisque là où il
y a lutte, il y a vie. Ce qui demeure en définitive le moteur en toute chose.

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