Marie Chotek reçoit le Nobel de Littérature (Partie II)


En résumé, Marie Chotek venant de
recevoir le prix Nobel de Littérature, Cinévision a dépêché une de ses critiques
émérites, Martine Lemans, pour interviewer la toute nouvelle Nobélisée. Nous en
étions donc à, la publication et puis après…

 
–         
Au sujet de
« une fois arrivée »… vous voulez dire qu'on vous a attendue au
tournant suite à l'explosion des ventes (300 exemplaires pour rappel) de la Femme blanche est fatiguée ?
–         
Vous êtes
gentille, Martine, mais mon tournant à moi c'était pas le tour de France avec
les lecteurs massés au bord de la route… non… personne ne m'attendait… j'avais
été nulle et non advenue…
–         
Vous exagérez
Marie ! Des lecteurs il y en a eus…
 
Marie
Chotek, en effet, persiste à penser que c'est le nombre de lecteurs qui fait le
talent, voire le génie de l'artiste. Or nous sommes bien placés à Cinévision pour
savoir que plus un auteur se vend, moins il est bon, et surtout moins il est
lu. Il est à peu près prouvé que quiconque vend beaucoup de livres, est à peu près
sûr de ne jamais être lu, donc il est mauvais… Je vous assure que c'est (quasiment) scientifiquement prouvé.

 –         
… mais question
lecture-pour-de-vrai, je ne me rappelle d'aucun papier sur mon livre, à part
quelques lignes d'un stagiaire dans le Dauphiné
entravé
… en tout cas, on ne peut pas dire que Cinévision se soit cassé la plume à mon sujet, Martine…







–         
Une erreur,
Marie, une grave erreur… une stagiaire au service critique littéraire qui aura
mal fait son boulot et qui, à l'heure qui l'est, met les magazines sous
cellophane… mais reprenons… après votre trépanation puis votre première
publication, est survenue ensuite la Maternité…
–         
Ne tapez pas
dessus, Martine, j'ai suffisamment clamé après elle !
–         
C'est vrai, j'ai
le souvenir de Grossesses nerveuses,
ce recueil de nouvelles paru aux éditions Toujours seule, et consacré à ces
femmes privées de la joie d'être mère…
–         
Et de mec aussi…
–         
Mais tout de
même, votre maternité a signé un très net abandon de l'écriture par manque de
temps et de « respiration créatrice », a-t-on pu lire sous votre propre
plume… dans ce court récit, paru en 2024 aux éditions de la Femme à bout et
intitulé L'asphyxie de la ménagère de 40
ans

 
Marie
se tait. En effet, avec les maternités, le travail d'employée de bureau, la
lutte contre la poussière, est venu le temps du silence. Tous ont conspiré pour
dévorer l'énergie de l'artiste, au point qu'est venue la dépression sourde,
« ce quotidien où on avance en une lente marche vers la mort » tel
que l'écrivait une de ses auteurs fétiches, Annie
Ernaux, dans La femme gelée. Là
aussi, je demande à Marie, qui répond toujours très franchement aux questions
qu'on lui pose (la preuve est qu'elle rougit à chaque réponse, mais peut-être est-ce
dû à la chaleur du sauna), quel enseignement tire-t-elle de cette période, qui
pourrait éclairer le sombre désespoir des artistes frustrés dans leur création
par un quotidien qui ne leur permet pas de s'y adonner.
 
–         
Eh bien, il n'y a
pas vraiment d'enseignement… juste un assemblage de petits non évènements et de
moments qui vous font dire que vous vous éloignez de votre vocation… si
vocation il y a… le manque de temps… puis d'inspiration… car moins on écrit,
moins on arrive à écrire…
–         
C'est un peu
comme la course à pied…
–         
… ce sont les gens
qui ne vous posent plus que des questions sur votre fils, puis sur vos
stimulations ovariennes, puis sur vos triplets… de toute façon, avec des
triplets, il y a de moins en moins de gens autour de vous… c'est l'amie bien
intentionnée à qui vous avez expliqué que pour ne pas sombrer complètement dans
la déprime, vous vous réservez absolument les deux heures de sieste des enfants
le vendredi après-midi pour écrire (puisque ce jour vous ne travaillez pas) et
qui vous appelle justement à cette heure sur votre portable… puis sur votre
fixe… laissant sonner jusqu'à ce que vous décrochiez… et qui semble si blessée
que vous préfériez écrire que lui parler, qu'une fois raccroché, vous avez une
telle mauvaise conscience, que vous n'arrivez plus à écrire… et que vous la
rappelez aussitôt…
–         
Je croyais que
tous les écrivains débranchaient leur téléphone quand ils écrivaient…
–         
… ce sont les
silences aux tables d'amis quand vous expliquez que vous ne pouvez pas quitter
votre job d'employée de bureau parce que c'est un temps partiel et que ça vous
permet d'écrire 1 h 45 par semaine… puis ces mêmes amis qui enchaînent en
demandant, et quoi de neuf au SCES (Syndicat du Crime ès Lettres, ndlr) ?…
c'est en gros et essentiellement tous les gens qui semblent avoir oublié ou qui
ne veulent surtout pas se souvenir que vous avez un jour écrit et publié et que
ceci est la chose la plus importante pour vous… à moins qu'ils ne soient comme
ma non muse, ma squatteuse intérimaire, carrément mandatés pour m'empêcher de
le faire…
–         
Et concernant ce
travail alimentaire que vous occupez au SCES depuis maintenant 42 ans,
considérez-vous qu'il nourrit votre œuvre ou qu'au contraire il la défertilise…
–         
Il la tue mais oui ! Ah  ce travail à la con ! Je vous jure
vraiment l'année prochaine, je quitte le SCES !
–         
Mais pourtant,
vous avez écrit dessus un ouvrage magnifique d'humour bureaucratique intitulé Le blues du rond de cuir, publié aux
éditions de la plume au fion…
–         
Disons que c'est
un ouvrage en forme d'antidote… un livre grinçant que j'ai écrit dans un grand
moment de désespoir alors que je terminais mon trente cinquième bilan et rapport
d'activités en demandant pour la 5698ème fois aux gens la même chose
que depuis cette année 1997 où j'ai démarré, chose à laquelle ils semblaient
toujours aussi incapables de répondre… juste me confirmer le nombre de dossiers
qu'ils avaient traités… ils ne pouvaient pas… me le donner… le juste chiffre… j'ai
fini ce bilan là à coup de prozac… Martine, à part du thé vert, ils ne servent
pas des grogs ici ?
 
Marie
n'est pas une alcoolique, je tiens à vous l'écrire ici car de vilains propos
ont pu courir à ce sujet. Seulement, lorsqu'elle se met à parler du SCES, son cœur
s'emballe, son esprit de brouille et seul un verre d'alcool fort réussit à faire
redescendre la pression. Après que nous ayons bu un grog, je reprends l'interview
(même si, à force de suer dans cette atmosphère humide, j'ai les doigts plus
fripés que ceux du Pape JP2 avant son ultime révérence).
 
–         
Marie, je suppose
qu'il faut prendre tout ceci comme une sorte d'épreuve nécessaire pour écrire…
–         
Une sorte de
punition divine pour s'autoriser à se chatouiller de la plume c'est
ça ? Comme le plaisir en contrepartie de la reproduction ?
–         
Non, je veux dire
une épreuve nécessaire, je dirai même, presque initiatique… comme dans ces
contes philosophiques où un homme de rien veut apprendre la sagesse, et se
retrouve à devoir balayer pendant 42 ans (à votre instar) la cour pourtant
impeccable du moine supposé la lui enseigner, et à qui, à bout de patience, il
finit par vouloir rendre son balai… sauf que l'enseignement du moine, c'était
justement ça, apprendre la patience, et donc la sagesse, à coups vains de balai…
–         
Ah bon ?
–         
Oui, rien que ça.
Savoir endurer l'inepte trivial pour accéder au suprême spirituel…
–         
Oui mais moi au SCES,
vous êtes gentille Martine je ne fais pas que balayer tout de même…
–         
Marie, c'est une
image…
–         
Ben j'aime pas
trop.
 
On
sent Marie Chotek à vif sur cette question du travail bureaucratique. Sa coach,
enfin l'attachée de presse des éditions du Presse-citron, sa dernière micro maison
d'édition en date, nous avait prévenu. C'est une histoire d'amour haine. Elle
n'a jamais réussi à quitter ce travail qu'elle déteste car il est parfaitement
abrutissant et même après avoir hérité de la fortune de sa famille, les de
Chotek, elle a persisté à y rester au motif, sans doute, qu'elle perdrait
contact avec la vraie vie.
 
–         
Marie, avec ce
prix Nobel, vous allez pouvoir quitter cet emploi alimentaire que vous occupez
depuis 42 ans maintenant et vous consacrer entièrement à votre vice euh don…
l'écriture ! N'est-ce pas merveilleux à 70 ans de se dire qu'on va pouvoir
ne faire plus que ça, écrire ?
–         
Ecoutez, Martine,
il faut que je réfléchisse… je ne suis pas sûre que ce soit très raisonnable de
quitter une place si sûre par ces temps de crise…
–         
Mais la crise,
cela fait 31 ans qu'elle dure !
–         
Justement…
restons prudents… les triplés n'ont qui plus est pas terminé leurs études… il
faut que je les soutienne financièrement…
–         
Mais vous êtes
riche, Marie, vous pouvez maintenant quitter ce boulot de merde à la con !
–         
Martine, je vous
en prie, c'est le travail qui me nourrit…
–         
Mais enfin, Marie,
je ne vous comprends pas ! vous êtes Prix Nobel et vous vous acharnez à
vouloir rester à ce poste de pseudo statisticienne qui vous rend malade… comme
si vous vouliez absolument passer pour une de ces mères courage que l'on
rencontre dans le milieu et qui vous explique qu'elles ont écrit leur roman de
600 pages la nuit, une fois rentrées de leur job d'assistante de direction et
leurs enfants couchés… bullshit Marie !
–         
Je n'ai pas le
choix, Martine, je ne veux pas quitter le navire… trop de gens souffrent au
travail, je ne peux pas me permettre de quitter cet univers pour m'enfermer
chez moi avec mes plantes et mes pantoufles, ma beauté intérieure, pour écrire
sur la laideur de l'extérieur…
–         
Dites moi, Marie,
vous hébergez toujours la non muse ?
–         
De ci de là…
–         
Et sa sœur, Cléa
Culpa…
–         
Pratiquement tout
le temps, 30 années de chômage en caisse, alors…
–         
Ah je comprends
mieux…
–         
Martine, je vais
devoir y aller, ce sauna commence à me donner de la tachycardie…
 
Et
Marie Chotek se lève, dans un nu de vieille femme demeurée ferme malgré tout,
en dépit des fesses des seins des poches sous les yeux qui pendent, pendent…
Je regarde mes notes, brouillée par la vapeur du sauna et je me demande si moi
aussi, après tout, je n'aurais pas pu obtenir le prix Nobel de Littérature.

 

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