Lettre ouverte à Marie Ndiyae



Chère Marie,

Je me permets de vous écrire suite à votre dernier succès en
date, le Prix Goncourt (faut-il encore le préciser), et, afférant, à tout ce
que j’ai pu lire à votre sujet dans la presse, quand bien même vous n’êtes pas
fort généreuse en détails concrets sur votre vie privée.

Tout d’abord, je vous félicite pour ce dernier prix, comme
pour celui obtenu précédemment, le Fémina en 2001. En bref, je vous félicite
avec grande sincérité pour tous les prix que vous avez pu recevoir tout au long
de votre courte vie, car même si je ne vous ai jamais lue, je n’ai aucun doute
sur la qualité de ce que vous écrivez. Je veux dire qu’autant lire ne serait-ce
qu’un article sur Mazarine Pingeot ou Justine Lévy me fait mal au foie, autant
j’ai du bonheur à me réjouir de vos succès littéraires qui ne sont dus, eux,
qu’à votre pur talent d’écriture.

Bon, ces choses dites, venons en à ce qui m’amène à vous
écrire.



Puis-je me permettre tout d'abord de vous faire remarquer
que nous portons le même prénom ? C'est amusant non ? Mais, me
direz-vous (je vois déjà votre air étonné, toujours un peu sur la défensive),
Marie n'est pas un prénom extrêmement original. Certes, mais il se trouve par
ailleurs que moi aussi j'écris. Que de coïncidences n'est-ce pas ?!  Oui, je suis auteur, tout comme vous, en
beaucoup moins connue, je dois bien l'admettre, mais si vous tapez Marie
Chotek, sur la Fnac ou sur Electre, vous verrez bien, Marie, que je ne suis pas
une affabulatrice.

Je suis une auteur, tout comme vous. Et tout comme vous, non
seulement j'aime par-dessus tout écrire mais j'ai absolument besoin d'écrire
pour vivre… or, il se trouve qu'actuellement, il serait plus juste de dire que
j'écrirai véritablement si je n'en
étais pas empêchée, et empêchée par une créature dénommée la non muse qui a
jeté son dévolu sur ma pauvre personne il y a maintenant deux bonnes années.

Voilà qui nous amène maintenant à la requête qui vous vaut
ce courrier de ma part, et qui, dans son préambule, je n'en doute pas, n'a pas
manqué de jeter un trouble même bénin dans votre esprit actuellement saturé de
compliments mais aussi de sollicitations.

Pour en revenir à la non muse, sachez que cette créature a
sonné chez moi un jour d'hiver alors que je tentais de me remettre d'une
opération à cervelle ouverte, pour me demander le toit (et le couvert et le lit
et l'adsl et etc) au motif qu'elle n'avait nulle part où aller et qu'elle
n'était même pas assez malhonnête pour se faire faire de fausses fiches de paye
ou dormir à l'hôtel en partant sans payer le lendemain. Mon bon cœur d'auteur
humaniste (à votre instar) a fait que je n'ai pu refuser… et voilà maintenant
plus de deux années qu'elle occupe mon appartement en vivant littéralement à
mes crochets… sans compter que depuis se sont rajoutés un homme et un petit
enfant requérant une attention d'un genre peu propice à qui veut s'adonner à la
création littéraire.

J'ajoute que cette créature a eu vite fait de faire venir sa
sœur, Cléa Culpa, une prolétaire fière de l'être mais au chômage, accompagnée
de sa fille, Miserare, une adolescente difficile (euphémisme certes) dont le langage peu châtié
commence à contaminer la langue encore innocente du petit enfant ci-dessus mentionné
et que je soupçonne d'être en passe bientôt de nous ramener une grossesse même
déniée.

Depuis deux ans, je vis ainsi un enfer. Je suis employée de
bureau le jour, et écrivain, en début de soirée (la nuit, j'ai besoin d'au
moins 10 heures de sommeil). J'ai donc peu de temps pour écrire et ce peu de
temps est encore mis à sac par les œuvres de cette non muse qui n'a de cesse de
parasiter ma pensée et donc mes écrits. Il m'est impossible de mener quoi que
ce soit à bien sans que cette dernière n'intervienne, soit par la parole, soit
par des actes de terrorisme comme celui d'arracher le câble de mon ordinateur
ou de faire s'écrouler une étagère de livres, quand ce n'est pas pincer
vigoureusement le petit enfant au motif qu'il lui a tiré cette natte, longue,
maigre et sale, qu'elle aime à enrouler autour de ma nuque fragile en simulant
une strangulation destinée à me faire apprécier le goût de la vie même sans
écriture aboutie.

Je viens ici solennellement vous demander de bien vouloir
prendre chez vous cette non muse, sa sœur et sa nièce. Je vous le demande,
d'auteur à auteur, plus précisément, d'auteur potentiellement publiable et
inconnue à auteur éminemment publiée et reconnue.

Si vous hésitez à faire ce geste, Marie, permettez-moi alors
de vous présenter quelques uns des arguments qui, sans nul doute, vous feront
accéder à ma requête.

Votre vie à vous est un pur conte de fée, Marie. Vous étiez
pauvre, vous êtes devenue riche, vous avez été élevée, vous et votre frère, par
une mère célibataire, vous êtes à ce jour heureusement accompagnée et mère de
trois enfants. Dès l'enfance, vous rêviez d'écrire et d'être publiée, votre
premier roman a été édité par une maison d'édition de grande qualité, alors que
vous aviez à peine 18 ans. Vous rêviez de ne vivre que de votre écriture, vous
n'avez jamais eu à ne rien faire d'autre qu'écrire. De nature solitaire, vous
n'avez même pas eu à vous inscrire sur meetic ou à vous farcir tous les
cocktails de Paris, votre compagnon était un de vos lecteurs avec qui vous avez
ardemment correspondu avant que d'en faire votre compagnon, et de vie, et de
passion, puisqu'il est lui-même écrivain.

Vous ne nierez donc pas le fait que vous êtes pour le moins
bien dotée et que si un femme comme vous, auteur et humaniste, par ailleurs
voguant de succès en succès au point qu'on lui prédit le prix Nobel de
littérature avant ses 50 ans, ne peut pas faire ce geste là à l'égard d'une
consoeur dans le criant besoin, vers qui donc faudrait-il se tourner ?

Vous m'objecterez que vous avez bien assez donné dans la
vie. J'ai entendu à la radio du Monoprix que votre père avait quitté votre mère
alors que vous aviez tout juste un an et que cette dernière avait dû faire des
ménages pour élever votre frère et vous-même (pour les ménages, je ne suis pas
sûre, j'ai juste retenu l'idée que votre respectable mère n'était pas issue de
la cuisse de Serge Dassault), instillant par là dans l'esprit de la ménagère de
40 ans (moi) qui furetait au rayon chaussures, l'idée que vous aviez décidément,
à tout point de vue, bien du mérite. Non seulement vous vous êtes révélée
talentueuse étonnamment jeune, mais en plus, votre milieu d'origine ne vous
aura été en aucun cas une aide dans cette fulgurante ascension intellectuelle. Vous pourriez argumenter fallacieusement qu'en conséquence,
justement, vous n'avez pas à aider tous les traînes savates de la terre et que
vous avez bien gagné votre paradis personnel sans devoir maintenant en plus
vous charger de la misère d'autrui…  

Eh bien justement, Marie, il est temps de donner à quelqu'un
un peu de ce que la vie vous a donné sans vous demander jusqu'alors aucune contrepartie.

Du départ de votre père aux travaux forcés de votre mère, en
passant par vos devoirs rédigés sur un coin de table de cuisine à la toile
cirée déchirée, tout ceci a concouru à faire de vous l'auteur que vous êtes,
l'écrivain riche de mots et d'idées, de sentiments et de profondeur d'esprit.
Et je ne parle même pas de votre couleur de peau, Marie, qui a été dans votre
parcours un sacré atout j'en suis sûre. Regardez ce pauvre Jean Sarkozy, blanc
et fils de président, avez-vous vu combien ses origines l'ont desservi et l'on
conduit à cette triste infortune qui est de ne pas diriger l'EPAD en ne
demeurant que simple élu au Conseil général des Hautes Seines ?
Franchement, vous n'aurez pas assez d'une vie pour remercier le ciel d'être née
pauvre, métis et sans père à vos côtés.

En vérité, Marie, si vous refusiez de partager un tant soit
peu cette bonne fortune que la vie vous a offerte gratuitement, il se pourrait
bien que la roue tourne et que le conte de fées vire au bal des vampires. Je ne
vous menace pas, Marie, je me permets juste de vous  faire remarquer qu'il est bien connu que, qui
a et donne, reçoit encore plus, et qui a et ne donne pas, finira par perdre…

Voulez-vous donc perdre, Marie, tout ce que vous avez si
tranquillement gagné ?

Je vous en prie, Marie, prenez la non muse et sa smala chez
vous. Qui ne dit pas que chez vous, d'ailleurs, la non muse ne deviendrait-elle
pas une Muse ? Une belle et jolie gentille petite Muse ? Une qui vous
mènera tout droit au prix… eh bien Nobel, direct ?! Et puis, si d'aventure
elle vous parasitait comme elle me parasite moi, cela vous ferait certainement
du bien de lever un peu le pied, de vous occuper un peu plus des devoirs
bilingues de vos enfants à qui leur nouvelle ville, Berlin, demeure inconnue
(puisque vous n'avez jamais le temps de la visiter avec eux), ou bien alors de
faire des confitures, de coudre des rideaux pour cette chambre d'amis qui pour
l'heure fait plutôt froid dans le dos…

Vous allez me dire qu'avec votre compagnon et vos enfants,
vous n'avez pas la place chez vous. Tututut… je sais fort bien qu'à Berlin, les
loyers sont dérisoires et qu'entre vos prix et vos ventes, vous avez
certainement eu de quoi vous payer un quadruple loft où vos trois enfants
errent d'un air égaré devant tant d'espace. La non muse est la non muse,
certes, mais elle ne prend pas beaucoup de place, elle logerait même bien
plutôt dans une demi-circonvolution de cerveau. Sa sœur et sa fille ne
demandent pour leur part qu'un toit avec de la viande dans leur assiette (qui
pose un problème chez nous puisque nous sommes végétariens), un peu de vin en
brique (nous sommes abstinents) et des draps chauds dans leur lit (nous dormons
nus sur un matelas lui-même nu). Cléa Culpa se cherchera un emploi de caissière
au Lidl du coin (vous aurez en plus plein d'échantillons gratuits de toutes
sortes) et sa fille ira au lycée franco-allemand de Berlin, ce qui en plus
permettra à ce dernier d'afficher un minimum d'une mixité sociale que vous  ne concourez aucunement à alimenter avec
votre statut social ainsi que celui de votre compagnon.

Vous hésitez encore ?

Sachez alors que si vous refusez de m'aider, moi, votre consœur
en écriture, possédée tout comme vous mais sans succès du démon de l'écriture,
cela pourrait bien vous porter quelque préjudice. En effet, si vous refusiez d'accueillir à Berlin la non muse
et les siennes, d'aucuns pourraient être amenés à penser que vous êtes
peut-être non seulement une grand écrivain, mais également une femme sans
coeur un poil harpagone sur les bords.

Voulez-vous donc Marie que les gens pensent vraiment
cela ? Que je leur apporte de l'eau à leur moulin en leur disant que, tout
écrivain talentueuse et humaniste que vous êtes,  vous refusez d'aider une malheureuse camarade dont le peu de temps libre potentiellement réservé à l'écriture est
littéralement saccagé par une créature sans scrupules, la non muse, qui squatte
non seulement son espace vital mais bien également son cerveau rendu fragile
par une trépanation subie il y a quelque deux ans ?

Concernant une supposée radinerie de votre
part, ou bien de goût pour la chose sonnante et trébuchante, je me permettrai
de vous rappeler que vous avez quitté des éditions qui vous ont découverte à un
âge où plein d'autres éditeurs n'auraient même pas daigné orner leur poubelle
de votre manuscrit, éditions dont le nom est inséparable de l'idée de
résistance et de clandestinité, et que vous les avez quittées pour des éditions
qui, pour le coup, n'ont jamais œuvré dans la pénombre et ont atteint une
taille les plaçant plus près de celle d'un groupe que d'un petit éditeur
indépendant, galvaudant par ailleurs leur label en publiant de ça de là des
littératures dite de gare.

Sachez ainsi, Marie, qu'il se murmure dans les sphères
autorisées que cette démarche là aurait bien pu être inspirée par un souci plus
mercantile que littéraire.

Qu'en un mot, vous avez largué votre éditeur à qui vous
deviez tout pour, non pas un plat de lentilles mais un tonneau d'or pur. Ne
croyez pas que j'accrédite ce genre de pensée, Marie, mais elle existe, il ne
faut pas se voiler la face avec la couverture de la blanche. Car disons le
franchement, Marie, j'ai entendu ces jours ci susurrer autour de moi, dans le
métro ligne 9 par exemple, ou au guichet des Assedic de Montreuil, que si Marie
Ndiaye se présentait comme aussi timide que pudique, elle devait avoir en revanche
un agent littéraire pas fort timoré qui avait dû lui négocier un sacré paquet
de fric chez son nouvel éditeur pour qu'elle quitte ainsi, sans état d'âme, la
maison qui l'avait découverte et aidé à s'épanouir, jeune plante prometteuse,
banlieusarde et métis, qu'elle était…

Non, vraiment, ne pensez pas Marie que j'accrédite ce genre
de pensée nauséeuse, ce sont là des propos tenus par des gens dégoûtants, des
monstres vulgaires, comme vous avez pu le dire au sujet des Besson, Hortefeux
et consorts. Je dis simplement que si vous refusez de prêter main forte à une soeur en écriture sous le prétexte, par exemple, qu'elle n'est pas encore suffisamment reconnue
pour bénéficier de votre reconnaissance d'auteur à auteur, et que vous n'avez
aucun souci à l'aider à pratiquer ce qui est aussi votre oxygène à vous, à
savoir l'écriture, sachez juste que ce refus pourrait bien alimenter le moulin
de ces gens dégoûtants dont je vous parlais ci-dessus.

Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est là votre devoir de
Française que d'accueillir la non muse et ses siennes dans votre quadruple loft
de Berlin. Je ne prétendrai pas non plus que l'attribution du prix Goncourt
vous transforme de fait en une sorte d'ambassade aux larges portes ouvertes à
tous les va nus pieds de votre patrie, comme il vous impose déjà, selon ces
fins esprits qui œuvrent pour sa sainteté Nicolas Ier, à un devoir de réserve
sur ce que vous pensez de leur action politique, quand bien même, il est vrai,
vous n'êtes ni fonctionnaire ni même récompensée par eux puisque le prix
Goncourt est remis par une fondation privée (cela dit, je pense que pour vous,
Marie, la légion d'honneur, c'est cuit).

Je pourrais juste
faire savoir que celle qui affirme, haut et fort, avoir refusé de continuer de
vivre dans ce pays dirigé par une équipe qui pue, monstrueuse et vulgaire,
notamment parce qu'elle a eu pour première préoccupation celle de créer un
ministère de l'identité nationale et de l'intégration, et qu'elle fait la
chasse aux sans papiers jusque sous les préaux d'écoles primaires, se refuse
dans le même temps à héberger une SDF de longue date, la non muse, accompagnée
de sa proche famille, Cléa Culpa et sa fille, Miserare, dont la situation
sociale de grande précarité est une gifle appliquée à tous les visages un peu
fortunés de ce malodorant pays que vous avez donc préféré fuir afin de ne pas
vous retrouver contaminée par son haleine fétide.  

Certes, ces trois femmes ne sont pas noires, elles sont même
fort blanches (manque de protéines animales et de vitamines issues de l'agriculture
biologique), il n'empêche. Elles sont femmes et misérables, et en tout état de
cause, à la rue si je n'étais pas là pour les héberger. Je n'ai plus les
moyens, Marie. Une fois payé leur billet aller pour Berlin sur Ryanair, classe
soutes, je n'aurais plus qu'à peine de quoi offrir à Noël à mon propre fils,
une orange et une écharpe que, vraisemblablement, je serai même obligée de
dérober au rayon puériculture du monoprix de la Croix de Chavaux.

J'espère juste que, débarrassée de ces trois créatures, je
pourrais utiliser mes congés de Noël à reprendre mes écrits demeurés en plan afin
de retourner dans ma tombe ouvrable avec l'espoir d'en sortir un jour à la
grande lumière de la reconnaissance éditoriale. Je m'engage Marie à ne pas vous
ravir le Prix Nobel si la peur d'une redoutable concurrence devait finalement
arrêter votre décision en ma faveur.

Je vous prie donc, Marie, de bien vouloir réfléchir à tout
cela et d'agréer dans le même temps mon amitié comme ma reconnaissance aussi
profonde que sincère.

Marie (Chotek)

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