Vol de nuit

Ce matin, aux aurores, Morphéophobe, que je croyais être
partie faire du ski aux Bahamas, ou du macramé dans le Hoggar, bref, être
partie bien loin d'ici emmerder d'autres pauvres gens que moi, s'est assise sur
mon lit après avoir fait grandement couiner la porte. Le vieux
réveil-cube gagné par A dans un concours débile d'une radio quelconque
affichait 5 H 55, un bien beau chiffre rond, mais une bien courte nuit aussi.

–        
Tu dors ?

Elle m'a fait en chuchotant (ce
qui fait à peu près le bruit du vent dans des vieux volets mal attachés).

–        
Dormais.
–        
Ah tu es donc réveillée…
–        
Disons que je ne dors plus, j'ai grogné, mais
que j'aimerais bien redormir un petit peu… il est 5 h 00 du mat, je suis
crevée…
–        
Tututut… comment veux-tu y arriver rapport à
l'écriture si le jour tu paperassises ou tu comptes, et la nuit tu dors?

Elle parlait maintenant à haute voix, présumant sans nul
doute que les ronflements sonores de A étaient un signe de surdité de sa part.
De toute façon, il n'y a que moi que Morphéophobe parvient à réveiller dans
cette maison. Le Zébu a aussi un côté Morphéophobe quand il vous déchire le
sommeil de ses cris en pleine nuit, mais lui, ce n'est pas par perversité
(enfin je ne crois pas).

–        
Mimi, elle a insisté, il faut que tu mettes ton
réveil la nuit, à 4 h 00 du matin, et que tu commences un roman, même petit
(400 pages)… et puis sache que…
–        
J'ai déjà le titre, j'ai grommelé,  Laissez moi dormir…
–        
… Amélie Poulain, elle fait ça tous les
matins ! A glapi Morphéophobe.
–        
Amélie Ducaveau, tu veux dire, j'ai corrigé. La
Poulain n'était pas écrivain, elle draguait juste un pauvre type égaré ce qui
était certes romanesque sans pour autant constituer un roman en soi…
–        
Qu'importe le nom ! M'a coupée Morphéophobe
d'un revers de manche de son pyjama en soie sauvage (frout frout dans mes
oreilles). Sache juste que sur cette terre, pas très loin de chez toi, une
créature à peine plus âgée se lève chaque matin aux aurores, et ce, d'elle-même,
sans que nul ne vienne l'en supplier, pour noircir des pages et des pages qu'à
chaque rentrée littéraire, le lecteur fidèle sera toujours sûr de découvrir
réunies dans un roman généralement à succès et
littérairement de bonne qualité…
–        
Fort bien, j'ai fait en me boulant le nez contre
A, chacun sa technique, l'heure du laitier c'est pas ma tasse de thé… et puis,
tu m'excuseras, je ne me recouche pas ensuite comme ton Amélie Ducaveau,
moi ! je prends le métro et je vais travailler ! Et le soir, j'ai
bain, soupe et histoires à lire au lutin maison, moi madame !
 
Non seulement j'étais fumasse mais j'étais parfaitement
réveillée maintenant. Et tout ça pour quoi ? Pour rien ! Encore une
conversation en boucle en cercle en cerceau en vrille encore une fois !  

–        
Sache aussi, a poursuivi Morphéophobe, comme si
A était sourd et moi muette, qu'Amélie Ducaveau mourrait littéralement de ne pas écrire tous les jours de 4 à 12 h 00, heure
à laquelle elle avale un modeste sushi avant de relire la production du matin… et
que le seul jour de sa vie où elle n'a pas écrit, c'était le jour de ses 30 ans
et que ça a été absolument épouvantable pour elle… elle a faillit en crever
–        
Et si elle ne peut pas écrire alors quelle
meurt, elle en mourra justement ? Ahaha !

Non mais.

–        
Mimi, a soupiré Morphéophobe, je vois que tu
considères toujours le sarcasme comme le siamois de la lucidité… quand ce n'est
jamais que son très faux ami… pour ne pas dire son plus grand jumeau ennemi… je
te laisse, dors en paix, la mort seule peut-être saura te réveiller… et alors,
dans ta tombe, tu méditeras sur la vacuité de cette vie que tu as su gâcher
avant tant de constance… au revoir, Mimi, à demain matin, même heure… passe une
bonne journée en compagnie de tes chiffres et de tes formalités
administratives…

Et ainsi, alors que j'étais définitivement bien réveillée,
avec la bonne grosse boule d'angoisse, Morphéophobe est repartie comme elle
était venue, à savoir par la porte, et re grincement, j'ai entendu ses mules à
talon frapper le sol en direction du salon.

Puis, plus rien. Le silence.

Le silence qui fait bien bourdonner les oreilles, quand on
n'a pas du tout assez dormi. Le silence qui vous enserre, qui devrait ne
prendre aucune place, mais qui envahit tout votre esprit comme une immense
marée noire. Le silence où vous entendez tout, votre sang, votre cœur, votre
souffle, votre esprit qui patine, avec, de temps à autre, la trouée des
ronflements de A, qui, dans ce silence plus que silencieux, vide, ressemblent aux grincements d'un
orgue de Staline pointé contre votre tempe gauche.

En gémissant, je me suis levée, j'ai ouvert la porte, et re
grincement (la porte bordel ! a grogné A dans un demi sommeil) et tant
qu'à faire d'être debout, je suis partie chercher de la compagnie dans le salon,
Morphéophobe donc, avec qui, qui sait, je pourrais peut être discuter d'un
nouveau sujet de roman ou relire la nouvelle que j'avais péniblement torchée
pour une revue qui, il y a dix siècles, m'avait publiée .

Mais Morphéophobe, vautrée sur le vieux sofa rouge, dormait
profondément et j'ai constaté avec effroi que dans le sommeil, elle avait
exactement la même tête que la Mort.

Je suis retournée me coucher. Voir le jour se lever aux
côtés d'une sorte de cadavre ne me semblait pas une solution raisonnable pour
mon moral. Dehors déjà les oiseaux piaillaient, une nouvelle journée commençait
donc, qui n'avait de nouvelle que la chronologie.

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