Bécassine 2 (IV)


J'ai laissé le temps à Bécassine de s'installer dans son
bureau.

Au bout de vingt minutes, après avoir tournicoté sur
elle-même tel un chien qui cherche à s'asseoir, il a semblé qu'elle avait enfin
trouvé the right place sur son siège. Je me suis alors avancée vers elle, en emportant
avec moi le morceau de chiffon qu'était devenu à force d'être malaxé, le
brouillon de mes cogitations sur l'art et la manière de mesurer l'efficacité de
notre politique en direction du Livre dans le cadre de la tenue d'un quart de stand
au salon du livre de jeunesse de Montreuil fin novembre 2009, ouf vous pouvez
respirer.

–         
Mademoiselle, m'a-t-elle fait en levant un
sourcil stupéfait (outragé), je crois que vous êtes chargée de tenir le grand
livre de compte du Syndic n'est-ce pas ?
–         
Euh… que voulez-vous dire Béca euh
Christine ?
–         
J'entends par là… de recenser les noms montant
bénéficiaires départements etc pour en dresser le récapitulatif, la synthèse et
l'analyse (furtive) des activités du Syndic ?
–         
Euh…
–         
Le bilan si vous préférez… et le rapport
d'activités… comme on dit dans les sphères comptables, s'il faut vous mettre
les points sur le i !



A ajouté Bécassine en me regardant comme si… comme si j'étais
une étrangère. Sans compter le vous, et  le
mademoiselle d'entrée, quand elle en était au tu et au Mimi t'es truffe ou quoi.

–         
Christine, pourquoi me parlez-vous de cela…
comme cela ? J'ai réussi à articuler.
–         
Parce que dans le cadre de ma mission sur le
numérique, je vais avoir besoin de vos services, jeune fille…

Vous. Toujours. Jeune fille, aussi. Bécassine dans le genre,
celui-là.

–         
Ah mais c'est bien ce qu'on disait avec la
Cadette ! Vous avez donc bien changé de poste pour vous occuper d'une
étude sur le numérique !  

J'ai décidé de contre-attaquer en fermant à moitié les yeux.
Comme si j'allais prendre encore des éclats plein la vue. Un éclat, mais de
rire, me les a fait rouvrir aussitôt.

–         
Ahahahah… Mimi enfin voyons ! C'est une
blague, ma fille ! je suis toujours ta chère chef enfin voyons !
Ahahah elle est bien bonne celle-là ! Moi, chargée d'une étude sur le
numérique après ma prestation Hadopi… qui n'était même pas la mienne mais celle
du grand petit homme qui nous gouverne (et nous aime) ! Ahahah !

Bécassine riait aux larmes, gloussait plutôt, hoquetait
même, une main délicatement posée devant sa bouche toute grande ouverte
derrière. C'était laid, on pouvait même y voir un bridge agiter ses créneaux.

Soit. C'était une blague. Cocasse et bien envoyée. Mais j'en
saurais cependant plus quand la Cadette serait revenue de sa mission, vieille
peau.

–         
Christine, j'ai fait quand elle s'est enfin un
peu calmée (avec quelques pénibles rechutes en forme d'irrépressibles
gloussements façon gallinacée). Je venais vous voir au sujet des indicateurs du
putain-de-contrat-de-performance…
–         
Ah encore ça… elle a soupiré en levant des yeux
de noyée au ciel.
–         
Oui… je me demandais… rapport à l'accès
véritable à la lecture, j'ai énoncé, faut-il considérer que le fait qu'un
mineur de moins de seize ans pose ses mains sur la couverture d'un livre et va
jusqu'à en tourner la première page, comme une donnée véritable, et pertinente,
concernant l'accès patent des adolescents à la lecture et ce, relativement à au
moins un support de lecture…
–         
Ohlala quelle tirade… a gloussé Bécassine. Ça
dépend du support de lecture non ?
–         
Justement, j'ai continué en prenant l'air le
plus réfléchi qui soit, est-ce que si ce livre est une bande dessinée, un
manga, une revue pornographique, ou le journal l'Equipe, voire une notice d'I-phone, on est fondé à considérer
l'acte de ce mineur comme l'expression de sa volonté de pratiquer la chose dite
de la lecture à l'instar de celui qui tourne les pages de de… A la recherche du temps perdu par
exemple?
–         
Et après ? A henni Bécassine.
–         
Et après quoi ? J'ai demandé en retour.
–         
Je veux dire… tu fais quoi après de toutes ces
traces de doigts ?
–         
Eh bien, j'ai repris en soufflant très fort, je
les agrège aux autres traces de doigts… celles relevées sur les plaquettes du
Syndic, censés incarner en lieu et place du Salon la donnée comme quoi notre
maison suscite l'intérêt des usagers… empreintes digitales que je rapproche du
fichier des professionnels du Livre afin de voir si ces traces de doigts appartiennent
à des professionnels… auteur (publié), éditeur (publiant), diffuseur
(diffusant), libraire (promouvant et non pas vendant, que c'est laid), bibliothécaire
(euh bibliothécant ?), etc…  ou bien
de voir s'ils appartiennent à des non professionnels, à savoir de purs et simples
merdeux venus tripatouiller nos brochures rien que par plaisir de nuire à la
Chose publique !
–         
Mimi, a constaté Bécassine en se levant, tu y
vas un peu fort… pas sûr que Mitrand nous demande un tel boulot d'indic… la
performance ne signifie pas le flicage bête et méchant… n'oublie pas que nous
sommes le Livre, la Culture… pas le ministère des Rapatriements de gré forcés
et de l'identité jésuschristaise amen…
–         
Mais…
–         
Sur ce, Mimi, tu m'excuseras, tout ceci est
prodigieusement intéressant mais je dois d'urgence
passer à la pharmacie… j'ai oublié mes pilules pour mon traitement hormonal
de jeune ménopausée… et c'est comme pour la micro-pilule des ados, il faut que
ce soit pris à heure fixe tic tac c'est l'heure !

Et sur ce, Bécassine a filé, en arrachant au passage son
Burberrys, son écharpe et son béret. Je suis restée plantée là, dans son
bureau, mon brouillon entre les mains, espérant juste que la Cadette avait
avancé dans l'enquête.

Quelques secondes plus tard, cette dernière est arrivée en
trombe.

–         
De Diou, où est-elle passée encore ?
–         
Pharmacie, traitement hormonal, ménopause,
oublié, maison, j'ai récité avec la pénible intuition que l'enquête avait dû
piétiner.
–         
Et ça fait longtemps ? A presque hurlé la
Cadette.

L'épuisement nerveux de l'enquêtrice, sans nul doute.

–         
Cinq minutes vingt, j'ai répondu, habituée aux
mesures précises, qu'il s'agisse des palpeurs de livre ou du chronométrage de
ma supérieure hiérarchique.
–         
Merde… a lâché la Cadette en se laissant tomber
sur son siège. Encore raté…
–         
Mais enfin, j'ai protesté, je lui ai tenu la
jambe au moins une demi-heure, qu'est-ce que t'as traficoté pendant ce
temps ?
–         
Eh bien c'esti qu'en me dirigeant vers le bureau
de Claudie, je suis tombée sur la Colonette, notre nouvelle SG, que personne
n'a jugé bon de nous présenter cela dit en passant … et qu'elle m'a stoppée net
en me demandant, qui êtes-vous vous ? situez-moi vous sur l'organigramme
du Syndic… car figure toi qu'elle avait une copie de l'organigramme en main et
que j'ai dû faire une croix au-dessus de mon nom… d'ailleurs à ce propos, je me
dois de te signaler que tu n'y étais pas…
–         
Comment ça, je n'y étais pas ?

Je me suis insurgée, partagée entre la panique et le
soulagement.

–         
Oui ! Ton nom n'apparaissait pas ! En
revanche, il était bien mentionné que notre chef de bureau était Christine
Labanel…
–         
Ah, ce qui signifierait que cette histoire de
mission numérique, c'est de l'intox non ?
–         
… sauf qu'il y avait un point d'interrogation en
face de son nom…

A lâché d'un air sinistre la Cadette, à croire que ça
l'attristait de devoir peut-être se séparer de Bécassine en tant que supérieure
hiérarchique directe.

–         
Et en face du mien, il y avait quoi ? Une
croix, genre poste supprimé… un smiley avec la banane à l'envers, genre bad
niouze vous êtes virée ? J'ai glapi.

L'affaire de Bécassine en devenait presque secondaire. Tu
parles de fêtes de Noël quand tu t'aperçois qu'on t'a liquidé de la masse
salariale comme on gommait autrefois sur les photos officielles au Kremlin les
visages de ceux qui avaient déchu.

–         
Je crois surtout, a repris la Cadette, que la
grosse quiche qui s'occupe de l'organigramme au service du personnel lui a
fourgué un organigramme pas à jour… ou qu'elle a tout simplement oublié que tu
avais mis bas il y a bientôt deux ans et que toute Chotek que tu sois, les
délices d'un congé parental non rémunéré t'avait obligée à reprendre le chemin
des indicateurs…
–         
Bon, admettons, j'ai fait (lâchement soulagée
par cette explication), et après ? Elle ne t'a quand même pas tenu la
patte une demi-heure rien que pour te faire mettre une croix au-dessus de ton
nom ?
–         
Eh bien figure toi qu'après, elle m'a demandé
pourquoi on était deux à être chargée d'études, une ici (moi), et une autre, de
l'autre côté de la Seine (Bertille Paluchette) à la direction des livres lus, à
quoi ça servait de gabegier ainsi les deniers publics…
–         
Pétard c'est pas vrai…
–         
Si, j'ai dû lui expliquer une fois encore que
Bertille Paluchette n'existait que pour rassurer la direction des livres lus,
siège de la pensée supérieure, de ce que nous n'étions, nous, leurs non-alter
ego du Syndic, les prolos des lettres, tout justes bon à exécuter les basses
œuvres administratives découlant de la mise en action de leur pensée suprême (appelée
Politique du Livre)… et que de fait, pour dire vite et vrai, c'est nous qui non
seulement payions mais faisions tout le boulot, les autres d'en face se
contentant au mieux d'en ramasser bâfrer les fruits une fois mûris cueillis, au pire,
de parasiter notre travail façon Pénélope ma salope qui défait de nuit la
tapisserie tissée de jour par ses collègues mais néanmoins concurrents…
–         
Et elle t'a répondu quoi ?
–         
Elle était furax… comme si c'était avec ses sous
ou sa tapisserie qu'on faisait joujou… c'est quoi encore que toutes  ces conneries, elle s'est mise à éructer…
depuis quand on dédouble les postes pour rassurer les ego des planqués de
l'administration… il va falloir que ça cesse… la Ergépépé est très claire à ce
sujet… pas de gabegie même utile… no way, no way… elle s'est mise à psalmodier…
–         
Ben mince alors…
–         
Comme tu dis… et avec tout ça, ça faisait bien
un quart d'heure qu'elle me tenait la patte… car oui, je te préviens, en femme
du sud, elle est très tactile, la Colonette, sa main n'a quasiment pas quitté
le dos de la mienne… bon, et puis finalement, Poivrot est passé devant nous et
elle l'a alpagué en lui glapissant, qui êtes-vous vous ? Situez-moi vous
sur l'organigramme… et là, je lui ai souhaité bon courage car le poivrot était
gris, il ne devait pas voir la bouteille à moins d'un mètre, alors son nom
écrit tout petit sur une feuille excel A3 réduit à 70% bonjour…
–         
Bon, et après ?
–         
Après, je suis repartie en trombe et alors que
je n'étais plus très loin du bureau de Claudie, je suis tombée sur Claudie,
justement, qui était allongée en travers du couloir avec un écriteau, moi,
Claudie von Truyot, sans bureau fixe, en grève de la faim depuis deux heures
trente six minutes, demande que justice soit faite, la faim justifiera les
non-moyens…
–         
Ben mince alors… j'ai encore fait.
–         
Comme tu dis… difficile de passer devant comme
si de rien n'était… Claudie m'a appris qu'en fait, son bureau avait été
réquisitionné pour être occupé par la dame de compagnie de Christine Labanel, Irma
Ducygne, qui ne pouvait envisager l'idée même de travailler sans cette perle, Eregépépé
ou pas, et qu'elle, la Labanel, elle allait finalement squatter l'Antre sacrée,
à savoir le bureau du Président quand il est absent, c'est à dire tous les matins, vu
qu' il officie à ce moment sur la rive d'en face avec les nuisibles inutiles …
–         
Donc, ce n'était même pas la peine d'aller
jusqu'au bureau de Claudie, elle ne risquait pas d'être là… j'ai conclu,
déprimée.
–         
En effet, et je ne te cache pas que je ne me
suis pas sentie d'aller fouiner dans l'Antre sacrée, je suis quand même assise
sur des rompus de temps partiel qui nous font un contrat à durée déterminée tu
vois…
–         
Sûr.

J'ai répondu ça en rougissant fortement, vu que moi j'étais
une de cette espèce rare, improbable et privilégiée, à savoir une contractuelle
de durée indéterminée du service public, ce qui est un peu comme de dire que
j'étais de l'eau sèche, ou du feu mouillé, voyez.

–         
Je propose qu'on laisse tomber, a déclaré la
Cadette en s'asseyant à son bureau. J'ai un rapport à terminer, un
questionnaire à rebâtir, une lettre à faire en nègre pour la Paluchette, bref,
pas vraiment le temps d'arpenter les lieux…
–         
De toute façon, j'ai admis, on finira bien par
savoir ce qu'il en est… je veux bien que Bécassine soit une simulatrice mais
elle ne pourra pas simuler très longtemps, 
il faudra bien à un moment ou à un autre qu'elle tranche, et qu'elle choisisse
qui elle est !
–         
Euh, c'est-à-dire ? A soupiré la Cadette en
se malaxant la tempe.
–         
Eh bien, notre chef, ou la chargée de mission du
numérique !
–         
Mais Mimi, si elle choisit, je suis notre chef,
cela voudra dire qu'elle n'est pas Christine Labanel non ?
–         
A moins que ce ne soit Christine Labanel qui ne
soit pas Christine Labanel, tu vois … j'ai lâché, pas mal contente de
cette nouvelle piste.
–         
Bon, on arrête là, no way comme dirait l'autre…
a préféré soupirer la Cadette.

Et l'on s'est donc arrêté là.

Bécassine a fini par resurgir, un sac de pharmacie
ostensiblement à la main, et en passant, elle nous a gratifié d'un, quelle
cohue les filles dans cette pharmacie, toutes les bobonnes bcbg du coin y font
leurs courses, au motif qu'ils pratiquent des réductions de 0,1% sur les bas de
contention et les stérilets en inox, j'ai cru que j'allais être bonne à rentrer
directement chez moi. Puis elle s'est enfermée dans son bureau où on l'a
entendu passer bruyamment des coups de fil, dont un, pronto, pronto, à une de
ses cousines issue d'italien et nonne à Rome qui devait venir passer Noël dans
sa famille sur l'île de Noirmoutier (la paroi du bureau était du même isolant
que celle des murs de chambres des HLM de banlieue).

Ce qui fait que, là-dessus, pas de doute, c'était bien notre
Bécassine qui blablatait de l'autre côté du mur. Au moins une petite certitude dans cette si troublante journée… à moins d'imaginer que la Labanel du numérique était celle qui avait un don de simulation et de comédie extrême, mais là, bien sûr, je me suis refusée à l'imaginer.

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