Ecrire dans un café

Vendredi, la maison est envahie par le
père, le fils, la non muse, Cléa Culpa et sa fille (entre deux
renvois de lycée) sans oublier la cousine Morphéophobe, qui,
parfois, disparaît après le déjeuner, auquel cas c'est sa jumelle,
Morphée qui peut prendre le relai (tentation du canapé, juste un
petit somme hein pour se requinquer, et deux heures après, c'est le
réveil en fanfare par un Zébu hilare qui jappe sous votre nez Dodo?
Dodo?).

Je décide donc d'aller installer mon
bureau dans un café. Un café du onzième, car je dois y passer
faire des courses.

Ouep. Est-ce une bonne idée? Après
tout, des tas de gens écrivent dans les cafés, le café de Flore,
c'était Sartre, Beauvoir, Sagan (?), Beigbeder et Virginie Despentes
(??). Bon, je ne suis pas sûre que Simone et Jean-Paul pondaient
leurs 500 pages en lieu et place du café, a priori, ils devaient
aller s'y délasser en commentant l'actualité devant une bonne côte
de boeuf et un ballon de rouge. Mais on ne niera pas le fait qu'un
certain nombre de grands livres ont été écrits dans des cafés
(sisi).


En plus, il y a l'ambiance. Les
anecdotes. L'anthropologie ordinaire et urbaine à portée d'oreille.
De là à se dire que des histoires vont vous tomber toutes cuites
dans les tympans, il n'y a pas loin. Une conversation un peu pas
banale, et il suffira juste d'un déclic…

  • Qu'est-ce que vous avez
    aujourd'hui?

  • Poulet tandoori à la parisienne
    avec son riz basmati de même!

  • De même quoi?

  • À la parisienne pardi!

… un simple déclic qui vous mettra
dans les rails d'une sacrée bonne nouvelle. On dira alors, ah ce
regard aigu porté sur la société contemporaine in situ Paris et
toutes les chances seront réunies pour faire un livre, certes
topographiquement marqué, mais qui se lit et passe de main en main.

Allais-je écrire un grand livre rien
qu'en posant mes fesses dans un café avec un expresso à mon flanc
droit pour justifier mon occupation des sols? Non. Ce serait trop
facile. J'imagine déjà la critique du Masque et la Plume.

  • Ce livre est une sorte d'OVNI. Son
    auteur fait partie de ces femmes tardivement reproduites et par
    ailleurs ex célibataires de longue durée, qui ont toujours été
    habituées à écrire chez elles dans un silence de cathédrale et
    qui, dès qu'un homme et un enfant en bas âge prennent (enfin)
    leurs quartiers chez elles, n'arrivent plus à aligner deux lignes.
    L'auteur a ainsi écrit les 500 pages de Un peu moins de bruit
    s'il vous plait
    , dans les cafés parisiens, à raison de deux
    heures grappillées par ci par là…

  • Ahaha, ça se sent!

  • Pourquoi dis-tu ça Jean-Louis?
    Avec ce ton sarcastique qui plus est…

  • Je vous conseille le poulet
    tandoori à la parisienne avec son riz basmati de même!

Non. Il ne s'agit pas (plus) d'écrire
un grand livre, juste un bon petit bouquin de nouvelles qui tienne la
route et qui ne soit pas interrompu dans sa rédaction par
l'intrusion d'un organisme vivant absolument hostile à toute
occupation qui ne lui soit pas consacrée. Il s'agit aussi de se
tremper dans un autre élément que son chez soi, situé à
l'extérieur du monde, ou du syndic, situé dans un autre extérieur
du monde.

  • Ah non, pas de salade niçoise
    aujourd'hui, mais si vous voulez du riz, y a le poulet basmati à la
    parisienne avec son riz de même…

  • Ah et tu n'appelles pas ça
    allumer? Tu l'accostes dans le parking direct devant sa voiture mais
    à part ça c'est pas allumer??

  • Et votre prochaine… prochaine…
    votre prochaine… enfin tu vois… exposition… c'est euh quand?

  • Hey jude… lalalalalal…..
    lallalalalalal…. lalalalal… hey juuuuuuuuuuuuuude!

  • A la prochaine! Hein! Bonne fin de
    journée!

  • Merci beaucoup mesdames, bon
    après-midi!

Enfin, les rats quittent le navire.
C'est la fin de l'heure de table, comme on dit, et les gens se
pressent pour payer au comptoir avant que de s'enfuir en courant.
Peut-être ont-ils une Bécassine qui tient un compteur tic tac pour
leur reprocher leur 97% de temps?

Bon, c'est pas le tout, on se recentre
sur ce qu'on était venue faire. Ecrire une nouvelle sur la
reproduction des mammifères. Où en était-on? Ah oui, un couple de
lesbiennes prépare l'anniversaire de leur fils, un bel enfant de 5
ans, obtenu par l'une d'entre elles grâce à une FIV contractée
avec le sperme d'un ami homo qui vit en couple et rêvait d'être
père, tandis que l'autre lesbienne a adopté une petite Chinoise
hépatique en se faisant passer pour une célibataire prête à
élever seule une asiatique mineure.

Pour fêter les cinq ans du bambin,
elles attendent donc le couple d'amis homos, puisque l'un d'entre eux
est le père biologique, mais également les quatre paires de
grands-parents (les parents des deux hommes, et leurs parents à
elles), soit huit vieux au total, dont une vieille (76 ans) qui fait
mère porteuse pour sa fille cadette (46 ans) née sans utérus. Sans
oublier la soeur de la lesbienne adoptante qui vient avec son mari,
85 ans, accompagnés de la femme qui porte leur enfant (7 mois de
grossesse) ainsi que de leur propre fille, 4 ans, obtenue quasi
naturellement (insémination maison avec une pipette à doliprane car
le vieux monsieur avait des problèmes d'érection suite à son
opération de la prostat). Fécondation naturelle, et naissance de
même, au milieu du jardin du vieux monsieur (sous la tonnelle
couverte de vigne), qui a abouti à l'ablation de l'utérus de la
mère naturelle (hémorragie et dix jours de coma), d'où la mère
porteuse pour la ou le second (le sexe est tu, il faut bien garder un
peu de mystère dans toute cette machinerie).

  • Vous avez quoi comme plat du jour?

  • Je vous conseille vivement le
    poulet tandoori à la parisienne avec son riz basmati de même…

  • VLANG! PUTAIN MES DOIGTS!!! PUTAIN
    DE CAISSE DE MES COUILLES! FAIT CHIER CETTE MERDE!!!

Reproduction des mammifères, mes
couilles… Ah cela fait du bien de se retremper dans ces ambiances
de café, un peu oubliées avec l'avènement de l'Enfant. En plus,
entretemps, tous les fumeurs ont été abattus, ce qui fait que c'est
merveilleux, j'aperçois le clavier devant moi, mes lentilles ne se
collent pas à la rétine, et je ne sentirai pas le vieux cendrier
pendant tout le reste de la journée.

Bon, il est juste dommage que la
vieille et son petit-fils (son gigolo?) à la table d'à côté,
s'obstinent à parler en arabe tandis qu'une fille en face de moi
mange son tandoori à la parisienne avec son riz basmati de même
(sans en être à l'étape, je parle tout haut toute seule). Ce qui
fait que ça ne fait pas beaucoup de sujets de nouvelles ou de
sociétés, alors que, sortant de mes tanières (home et Syndic),
j'espérais bien saisir sur le vif un peu d'anthropologie parisienne,
quelque chose d'un peu plus exotique que les indicateurs de
performances relativement aux ouvrages sur le drapé antique, ou la
complainte de
l'éditeur-ruiné-qui-peut-pas-rembourser-mais-a-déjà-racheté-une-autre-boîte.

Bon, recentrons nous sur notre nouvelle. La
reproduction des mammifères… Ah et puis, à ce repas
d'anniversaire, serait également invité un couple parfaitement
ordinaire, de banals hétéros, parents d'un enfant de six ans,
obtenu comme le faisaient nos aïeux, en position du missionnaire un
samedi soir, et la femme serait enceinte à 32 ans du second, obtenu
de même par les voies pratiquées depuis les hommes de la
préhistoire quand on est banal et ordinaire. Du coup, ils seraient
le point de mire de toute la tablée, objet de commisération et de
compassion, le genre de couple à qui on parle avec la voix feutrée,
comme s'il s'agissait d'individus différents qu'il ne fallait à
tout prix ne pas blesser, un couple de noirs, de handicapés ou…
d'homos.

  • Et un poulet tandoori à la
    parisienne avec son riz basmati de même! Un!

  • Mais j'avais demandé une
    choucroute de Strasbourg!

  • On est à Paris, monsieur, et à
    Paris c'est tandoori!

Bon, c'est sûr que rien n'est parfait
et que si peut-être je n'arrive pas à franchement élever l'action
de mes personnages, c'est que je suis un peu troublée par le poulet
tandoori et la musique (plutôt bonne) qui se déverse dans mon
tympan gauche.

Les grands livres écrits dans les
cafés ont dû l'être avec des boules quiès dans les oreilles. Je
doute que Simone ait pu écrire son deuxième sexe dans les échanges
au sujet du poulet tandoori du café de Flore. La partie théorique
du moins, car la partie pratique (tome I), peut être. On me fera
remarquer que Simone ne devait pas manger de poulet tandoori à cette
époque… Simone peut-être mais Jean-Paul? Hein? Avec son goût
pour l'Autre? L'Etranger…

De dieu, je m'égare… bourde de chez bourde, j'ai mis du Camus dans du Sartre…

  • Vous pouvez me régler votre café?
    J'ai fini mon service, je dois faire ma caisse…

  • Ah oui, bien sûr…

Toujours ces histoires de caisse.
Vais-je devoir recommander alors que je n'ai pas écrit une seule
ligne sur la reproduction des mammifères?

  • Merci mademoiselle! Vous ne voulez
    pas un peu de poulet tandoori à la parisienne avec son riz de même?

  • Eun non, sans façon…

De toute façon, je n'en aurais pas le
temps. Il est l'heure de rentrer, Picard m'attend, puis le Zébulon,
à qui j'ai promis de jouer avec les quarante voitures reçues pour
ses deux ans. Je referme mon ordi, frustrée de ne pas avoir avancé
mais malgré tout, heureusement divertie par ce changement de décor.

A quoi ça tient, l'exotisme.

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