Privilégiée

Lundi matin, après une
nuit passée pour partie en compagnie de Morphéophobe, venue me
souhaiter ses bons vœux pour l'année 2010 (une inspiration
retrouvée… accompagnée d'une grande sérénité intérieure… et
de nuits réparatrices…), je suis arrivée aux aurores au Syndic, à
savoir 9 h 00 pétantes (« aurores » concernant mon
rythme biologique, je précise pour l'identité nationale qui se lève
tôt).

Je suis arrivée, déjà
vannée, rien que par le fait d'avoir affronté les masses dans un
métro bondé où si je dépliais mon Libé, c'était en plein sur la
tête de cette femme grossie de mille vêtements, auxquels s'ajoutait
un sac à dos pour six mois de voyage, qui avait absolument tenu à
se positionner juste devant moi. Sans oublier cette petite vieille
qui a foncé sur moi avec sa canne alors que je venais tout juste de
poser mes fesses sur un strapontin. Que pouvait donc bien foutre une
aïeule dans le métro à l'heure de pointe?

Il était donc 9 h 00 du
matin. Pas un parapheur ne bougeait au Syndic. J'étais seule ou
presque dans les lieux, jamais je n'étais arrivée si tôt (encore
une fois pardon pour la France plutôt immigrée qui se lève tôt)
mais je n'avais pas le choix étant donné que A avait trouvé une
bande de jeunes à éduquer (ping pong et baby foot) et qu'il incomberait désormais à moi d'aller chercher Zébulon.


Alors que je commençais
à regarder tranquillement mes mails, Bécassine a surgi à 9 h 12,
heure parfaitement indue la connaissant.

  • T'es en avance sur
    le décalage horaire de printemps? Elle a fait en m'apercevant.

Ahah. Je lui ai expliqué
que j'allais désormais devoir arriver une demie-heure plus tôt pour
pouvoir partir à 17 h 30 dernier carat car passé 18 h 30, la nounou
enclencherait le compteur tic tac, à moins qu'elle ne dépose
Zébulon au commissariat des grands pêchers, la cité d'à côté.
Mais alors que je pensais qu'elle allait me dire, oui, oui, genre
m'en fous car ça ne changeait pas fondamentalement les choses, elle
s'est mise à vociférer :

  • 17 H 30?! Tous les
    soirs?!

  • Ben oui…

  • Mais je REVE?
    Comment je fais moi si la Colonette me demande des indicateurs à 17
    H 34 hein?

  • Ben je les lui donne
    le demain à 9 H 00…

  • Mais si elle les
    veut TOUT DE SUITE? Hein? Je fais COMMENT moi?

Ben tu dis qu'en tant
qu'ex ministre, t'as pas à recevoir des ordres de grouillote de son
acabit et que ses indicateurs, si elle les veut tout de suite
maintenant, elle n'a qu'à payer une vraie statisticienne avec le
salaire qui va avec et baste. Argument que je lui ai présenté, en
mettant les formes, ça va de soi.

  • Mimi… je crois que
    tu ne te rends pas compte… elle a repris en me regardant avec un
    air outragé, ton 70% nous donne vraiment beaucoup de travail en
    plus… on ne s'en sort plus… la Cadette en fait déjà
    énormément, et moi aussi… alors qu'en tant que chef de bureau,
    je devrais être tranquillement assise dans la chaise haute de
    l'arbitre à orchestrer l'ensemble…

  • Mais je ne comprends
    pas, j'ai protesté, que faites-vous de plus pour le moment? On ne
    nous a encore rien demandé que je n'ai fait moi-même!

  • Eh bien… tiens…
    jeudi… tu n'avais pas sitôt fermé ton ordinateur et filé comme
    fonctionnaire assermenté, que la Colonette nous a demandé des
    données sur le nombre d'aides allouées concernant la numérisation
    des manuscrits du bas moyen âge en Picardie… et tu n'étais pas
    là!

  • Mais c'était pour
    quand?

  • Le 12 février!

  • Mais enfin, c'est
    dans plus d'un mois, j'ai protesté à nouveau, j'ai largement le
    temps de le faire…

  • D'accord, mais
    c'était pour te donner un exemple, Mimi, tu n'étais pas là et on
    nous a demandé quelque chose relevant de tes attributions… non,
    non, vraiment, tu aménages tes horaires comme ça te chante, et vas
    y que je me réserve le jeudi après-midi, et le vendredi en entier,
    tant qu'à faire, comme une étudiante… ou une jeunesse dorée qui
    gagne son argent de poche avant que de se trouver un bon parti…

J'aurais bien fait
remarquer à Bécassine qu'à 40 ans, le terme « jeunesse
dorée » me paraissait un peu incongru et qu'un éducateur de
rue ne me semblait pas précisément ce qu'on appelle un bon parti
mais je savais bien qu'elle ne m'écouterait pas. Elle était juste
parfaitement irritée de ce que j'ai le droit de travailler
officiellement à 70% quand elle, était soumise à un régime du
100% (théoriquement du moins).

A ce moment là, le
téléphone a sonné, le sien, et elle a filé dans son bureau…
pour en ressortir peu de temps après.

  • Mimi! Je dois y
    aller! Ma sainte cousine Flore de Rome, nonne de son état, a eu un
    malaise dans la sainte chapelle, elle a vu une musulmane en burqa
    qui mettait un cierge, je cours la chercher…

Je me suis donc retrouvée
seule. Bécassine était partie mais dans les airs, flottait encore
la nuée laide de ses insinuations. J'avais beau me dire que ce
n'était jamais qu'une envieuse et une diseuse de mauvaise foi, le
malaise persistait.

La matinée a passé,
j'avais pas mal de boulot (parfaitement barbant, je ne sais même pas
pourquoi je le précise), et la Cadette s'est fait porter pâle suite
à une intoxication alimentaire (un nêm au rat, elle a blatéré
dans le combiné du téléphone, ou quelque chose dans ce goût là,
je retourne dégueuler…), ce qui fait que j'ai travaillé dans un
silence de plus en plus écrasant au fur à mesure que les heures
passaient.

Personne n'a voulu manger
avec moi à la cantine (les soldes, une bouffe avec une copine, ma
mère de passage à Paris, les derniers jours de l'expo Toulouse
Lautrec – aquarelles méconnues consacrées aux saucisses… ) et
alors que j'arpentais les rues du quartier, je me suis rendue compte
que je parlais toute seule. Et je n'avais même pas d'oreillette dans
les oreilles. En guise d'antidote, j'ai essayé de passer des coups
de fil mais la terre entière s'était mise sur répondeur.

De retour au bureau,
Bécassine était toujours absente, il faut croire que le malaise de
la sainte cousine avait viré au coma. Elle n'est réapparue qu'à 17
h 30, au moment où j'enfilais mon manteau.

  • Tu pars déjà mimi?
    C'est la migration du rond de cuir, c'est ça?

  • Je ne suis pas un
    rond de cuir, Christine… je suis une contractuelle, une sorte de
    pervenche si vous préférez… de catégorie B qui plus est…

  • Mimi, mais la
    journée a à peine commencé!

  • Désolée, mais j'ai
    un mioche à aller chercher, et une nounou sympa mais elle aussi
    très à cheval sur les horaires… elle a sa vie aussi après tout!

  • Mimi! A crié
    Bécassine alors que je m'enfuyais (en serrant les fesses). Tu es
    vraiment ce qu'on appelle une privilégiée! Et ne te sens pas
    méprisée sous prétexte que tu es en B! Tu as une cuillère en or
    blanc dans le…

Le bec? Le fion? Le reste
s'est perdu dans le couloir, je courais presque car cette issue de
jésuite m'avait mise en retard.

Privilégiée. Je me suis
répété et répété encore ce bon mot dans le métro bondé qui
m'emmenait par des chemins détournés à Montreuil city. En effet,
quand je suis arrivée à bout de souffle sur le quai de la ligne 1 ça a été pour entendre la voix suave de miss Métro annoncer qu'un « accident
voyageur » en avait interrompu le trafic. Encore un connard qui
s'est suicidé, je me suis surprise à grogner, et ça aussi, après
ce midi où je parlais toute seule, ça m'a fichu un coup (allais-je
devenir une énième dégénérée pleine d'aigreur qui rentre dans
la rame comme on brandit un bélier?). J'ai fini par rejoindre une
ligne 9 de même bondée qui a stoppé net dans un tunnel,
privilégiée, tic tac, je n'arrivais même plus à lire mon journal
à mesure que les mines filaient, privilégiée, tic tac tic tac.

J'ai finalement franchi
la ligne d'arrivée de chez la nounou avec 12 minutes de retard, soit
une heure quinze de trajet porte à porte depuis le Syndic. Zébulon
était posé dans l'entrée plongée dans l'obscurité, son manteau
enfilé avec écharpe et bonnet, ses petits voitures serrées dans
ses poings, et nounou m'a dit.

  • Vous êtes une
    privilégiée, vu que je ne vous ferai pas payer le surcroit
    d'horaire… pour cette fois ci du moins!

Je suis ensuite rentrée
en portant un poids mort animé de mouvement, au prétexte qu'il ne
voulait pas marcher mais préférait bien plutôt serrer ses petites
voitures ou les faire rouler sur mon visage tout en grignotant un
quignon de pain avec l'autre main.

J'ai atteint mon étage
élevé en sueur avec un Zébu qui hurlait parce que je n'avais pas
envie de lui laisser jouer avec la minuterie et le marathon du soir a
commencé sur fond de cris car le Zébu n'acceptait pas que je lui
interdise de jeter de l'eau partout dans la salle de bain ou de
plonger le camion de pompier dans sa soupe.

Après le dîner, une
fois le Zébu couché (trois allers retours), alors que j'ouvrais mon
ordinateur à 21 H 45, la non muse m'a fait remarquer que j'avais un
paquet de mails en retard à répondre, tout un texte à saisir pour
la grande Simone avant la fin de la semaine (puisqu'à 40 ans, tu
fais encore ce job de fille à maman pour gagner de l'argent de
poche), et en soupirant, j'ai refermé le texte que je m'apprêtais à
retravailler.

J'étais peut-être, sans
nul doute, privilégiée, surtout par rapport à plein d'autres gens
(sans même aller jusqu'aux Haïtiens), mais je dois dire que mon
ressenti ne l'était pas, lui. Question de point de vue, comme aurait
dit Copé avec sa sainte laïcité et sa burqa piégée, pour moi,
une femme enfermée dans un sac de toile est une victime du machisme,
à laquelle il convient donc de faire payer une amende.

Euh… Je suis partie me
coucher, je commençais à tout embrouiller et Morphéophobe avait promis de venir me re-souhaiter ses voeux au petit matin. 

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