La Loi de la pesanteur

Voici un texte que la Femelle du requin, revue littéraire qui a publié Marie Chotek il y a bientôt 54 ans, a inexplicablement refusé.

Ce qui est faux, je veux dire qu'ils s'en sont expliqués, et sans pour autant me tabasser non plus. Que grâce leur soit ici rendue de m'avoir lue, aimablement critiquée, relevant tout de même quelques bons morceaux (gâtés par d'autres, moins bons) et répondu, phénomène aussi rare chez les revues que l'authenticité chez Nicolas Ier. Qu'ils soient cependant maudits de ne pas avoir accepté ce texte, que je vous propose donc de lire, voire d'aimablement critiquer…

 La loi de la pesanteur 

Cematin quand je me lève, je ne le sais pas, mais au cours de cette journée, mavie va basculer.

Cematin là, comme tous les matins, il fait gris. Cela fait maintenant le 485èmejour  de suite où il fait gris, un grisépais, accompagné d’une forte humidité. Les écologistes ne cessent de dire avecune sinistre jubilation que c’est bien fait pour nos pieds, si on les avaitécoutés, on n’en serait pas là. Non seulement il n’y a plus de pétrole mais enplus l’atmosphère est détraquée, le soleil nous fuit et on fait pousser noslégumes sous des lampes alimentées par le processus dit de la fusionthermonucléaire, tout le monde a ça chez soi maintenant.

J’avaledebout mon petit-déjeuner, comme le robot d’une vache (production de lait adaptée)devant sa mangeoire, puis je m’habille, collant gris, jupe grise, pull à colcheminée gris, avec un rang de perles gris foncé, chaussures à talons plats,grises ça va de soi mais de deux gris différents. Je remplis la gamelle duchat, qui arrive sur ses cinq pattes (le propriétaire de sa génitrice travaillaità un nouvel EPR).  Une caresse sur sadouble tête puis je passe mon manteau couleur gris anthracite, je saisis monparapluie gris souris et je sors de mon appartement, porte gris perle, 5èmegauche en sortant de l’ascenseur actionné par le coup de pédale de quelquesétudiants en échange de l’allocation de leur bourse annuelle. 

Jemarche comme une ombre pressée, croisant d’autres ombres, de même hâtives. Onne voit plus personne marcher de ce pas lent qui était le pas des vieux et deschômeurs de mon enfance, tous désormais internés dans les institutionsadéquates. Même dans le métro, les gens arrivent à faire savoir qu’ils sontpressés. Serrés comme des sardoises (des sardines qui ont muté suite à desbains de mer thermonucléaires répétés), ils manifestent par diverses mimiquescombien le temps leur coûte et leur manque d’être ainsi obligés d’en passer parle métro pour accéder à leur lieu de travail. On étudie actuellement lapossibilité de nous téléporter directement sur notre siège à roulettes maisjusqu’à présent, toutes les tentatives ont échoué et les rares rescapés de cesexpériences voient chaque année un peu plus leur pension d’invalidité rognée.

Pour mapart, je suis trop avachie pour donner le change. Occupant un siège normalementréservé à un cadre surmené demeuré handicapé à vie suite à un AVC, j’essaye deme remettre de ma soirée de la veille. Je suis sortie essentiellement pour que manotation citoyenne n’en souffre pas, mais je me disais qu’il y avait peut être quelquepart, qui sait, un homme gris avec qui compter le soir mes points retraite. J’aiainsi accompagné ma seule et unique amie, Madeinchina, à un dîner de futurscouples, entendez, de gens seuls qui comptaient bien repartir à deux.

Maishélas, dès l’apéritif je n’existais plus, et à table, j’avais l’impression d’êtreau bureau. Machine, passe moi le sel, Machine, va nous chercher de l’eau,Machine, un café, Machine, etc. Et si Madeinchina est rentrée chez elle avec unRV pour le lendemain dans un laboratoire d’analyses afin de s’assurer que nielle ni son futur compagnon n’étaient porteurs d’un virus problématique pourune vie maritale réussie, Machine, elle, est rentrée seule chez elle où elle aretrouvé couché sur son lit le chat qui avait posé ses deux têtes sur ses deuxoreillers.

Lemétro arrive à ma station, je descends, une fois de plus littéralement piétinéepar mes congénères qui ne semblent jamais remarquer ma présence, sans compterl’écran de leur micro-portable qui leur donne en temps et en heure desinformations sur qui lèche qui, et combien de morts dans ces guerres que nousmenons désormais sur les cinq continents. Le bâtiment qui chaque jour avale mavie se dresse devant moi. Machine, vous êtes en retard, me dit la Pointeuse,une aïeule de 85 ans qui finit d’obtenir ses points retraite à l’accueil de Servicescompris, notre entreprise. A peine une minute… mais je dois le noter, ajoute-t-elled’un ton contrit. Je lui dis que je la comprends, que je ne lui en veux pas, maisnon pas du tout, et avec tout ça, je suis obligée de courir jusqu’à mon posteoù m’attendent mon chef, Fils de, et mon fauteuil à roulettes.

Troisminutes vingt, me lance Fils de, dont le père est un des responsables du groupeTous Services Inclus, la maison mère de Services compris, c’est scandaleux,Machine, et monsieur Vuàlatélé qui attend son contrat. Encore un coup comme ça,Machine, et… Fils de fait le geste d’une corde passée autour du cou, jefrissonne.

La têtesur mes chaussures, je tends le contrat à Fils de, qui me remercie d’un légercoup de pied aux fesses ce qui, vu la posture dans laquelle je me trouve, et laloi de la pesanteur, me fait basculer sur le sol. Le nez dans la moquette, jel’entends juste me dire, Machine, aujourd’hui, ce n’est pas dix, mais vingtcontrats qu’il vous faudra décrocher si vous voulez poser demain les fesses survotre fauteuil à roulettes !

Le nez toujoursplanté dans la moquette, j’entends Fils de s’éloigner. Je crois sentir posé surmoi l’œil mécanique de la Vigie, notre surveillante des travaux en cours.Avant, c’était madame Alancienne qui supervisait notre travail, une femmeplutôt agréable mais qui a été remerciée à la ménopause. Maintenant, c’est laVigie qui supervise, un œil jusque derrière la tête comme on dit. En tout cas,la Vigie est bien plus efficace, avec tous ces capteurs, elle détecte lemoindre des inflexions de nos mouvements, une variation dans la circulation del’air lui signifie qu’on a ralentit l’activité, et aussitôt, elle sonne et Filsde apparaît.

J’ai latête lourde, la sensation d’une pesanteur terrible qui m’empêche de me relever.J’attends que la Vigie sonne pour bouger. Mais rien ne vient, bizarre. Enrevanche, j’entends du bruit dans le poste voisin.

Le neztoujours planté dans la moquette, je tourne les yeux de ce côté là. C’estFlexible, un collègue de longue date (10 semaines) qui, monté sur son siège,s’efforce de se passer une corde au cou attachée au tuyau d’évacuation des osusés (des employés qui sont morts d’avoir dépassé l’âge de la retraite de plusde vingt décennies). L’idée, c’est que conformément à la loi de la pesanteur,le corps tombe, et que la nuque se brise. L’ennui, c’est que cette même loisemble me retenir captive du sol. Et puis c’est bien ma veine, je me dis, si jeme lève, à coup sûr, la Vigie va sonner, quand sur le sol, elle ne m’a pasencore vue.  

Flexiblea passé sa tête dans la corde. Debout sur son siège, il baisse les yeux ets’aperçoit alors qu’il tient à la main un papier blanc. Il veut se baisser pourle déposer sur le bureau, mais la corde est trop courte, il n’y arrive pas,c’est trop bête. Que faire ? Je me mords les lèvres, il s’agit sans doutede sa lettre d’adieu, à sa femme et à ses 1,8 filles, il ne peut pas partirsans la leur laisser. Mourir, d’accord, mais sans un mot…

Alors,je me relève et je cours vers lui. Qui sursaute, et lâche la feuille. En larattrapant au vol, je donne un malheureux coup de coude à Flexible dont le pieddérape sur le fauteuil, et c’est la chute, crac… mais ce n’est pas le cou de cepauvre Flexible qui a craqué. C’est le tuyau d’évacuation des os usés. Des tasde restes de vieux, os, dentiers, sonotones, pleuvent alors dans tout l’openspace sur 125 crânes et 125 écrans tandis que la Vigie sonne à tout va.

Driiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiing.Machine, levez-vous !  Je vois lespieds de Fil de devant moi. Et ceux de Flexible aussi qui dit, en brandissantla corde, je crois que Machine a essayé de se pendre. Je réalise que je n’aipas quitté ma position allongée, qu’il doit y avoir une substance toxique danscette moquette, peut être du zyklon B pour supprimer les cossards quivoudraient y faire un somme…  et queFlexible est en train de me faire porter le chapeau de la pendue. Machine levezvous immédiatement ! Aboie Fils de sans me toucher. J’ai de la chance, ila horreur de toucher un autre être humain. Je sens que Flexible hésite à sevanter qu’il m’a sauvé la vie, cela lui portera-t-il chance ou préjudice ?

Décidément,cette moquette développe en moi des capacités insoupçonnées. A commencer par cetteintuition mais surtout ce refus de me lever, car au fond, pourquoi continuer ?Certes, si je perds mon travail, je perds ma vie, voilà ce que chacun d’entre nouschez Services compris porte inscrit comme stigmate d’espérance sur sa figure. Seulementvoilà. Machine en a marre. Machine dans le métro, Machine au boulot, Machinetient la chandelle, Machine dit que ça suffit, qu’il est temps que Machines’advienne, que Machine vive et soit quelqu’un, même couchée.

Fils deme touche de la pointe de sa chaussure et crie, intervention d’usage ! Jeme dis en ricanant que je vais mourir couchée comme on meurt debout aux champsd’honneur. J’entends des bruits de pas empressés et vois soudain plein depaires de chaussures autour de moi, toutes grises, des tas de pieds comme lesmiens, et au bout de ces pieds, des jambes, grises comme les miennes, et desjupes, grises de même. Je n’ose lever la tête, sous ces pieds qui ont commencéde me frapper, mais je me dis que je suis presque sûre que ces pieds ont matête. Que ce sont les autres qui sont devenus Machine, et que moi, je suis entrain de devenir… autre chose. 

Machine, grogne Fil de, si à 3 vousne vous levez pas, je vous vire ! Un… Machine s’en moque, Machine planeau-dessus de l’open-space, la loi de la pesanteur n’a plus de prise sur elle.Deux… Machine voit au loin un ciel qui lui promet une vie sans écran ni œil jusquederrière la tête. Une vie où l’on reste assis, tranquillement, sur un nuage quipasse. Trois… Machine, hurle Fils de, vous êtes virée ! Mais Mchine s’enfout, elle a des ailes d’ange qui sont en train de lui pousser, elle va bientôts’envoler. 

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