Les enfants gâtés

Vous êtes des enfants gâtés!

Voilà comment un mois après le
démarrage de l'an 10, Bécassine ou son usurpatrice (à moins que ce
ne soit l'inverse), ainsi que la Colonette, nous ont souhaité la
bonne année.

J'ai eu l'impression de prendre double
ration de Cléa Culpa qui, tout le week-end, nous a serinés les
dernières statistiques sur le logement diffusées par l'association
de l'abbé Pierre, en parcourant notre appartement, un mètre à la
main tout en nous lançant des regards de plus en plus haineux. Elle
a calculé que nous occupions indécemment à trois dont un ultra
mineur, 72 mètres carrés, soit 24 mètres carré par personne,
quand il y avait des familles de 6 à 8 personnes qui s'en
partageaient 9 à tout casser et encore, avec des murs qui suintent
et des tuyaux qui perlent sans oublier la peinture sur les murs que
si on la lèche, on devient Saturniste.

Du coup, ce matin, j'étais partie sans
prendre de petit-déjeuner, en matière de mortification, renonçant
même à m'asseoir dans le métro (alors qu'il y avait pour une fois
pléthore de sièges vides). Toute la matinée, j'ai eu mon ventre
qui a joué les ventriloques, au point que la Cadette m'a demandé si
j'avais entamé un jeun de purification.


  • Si l'on veut… je lui répondu,
    en prenant un air mystérieux.

6 à 8 personnes dans une chambre de 9
mètres carrés. Mais bon, comme dirait Cléa Culpa, la grande
culpabilisatrice, la culpabilité, ça ne sert à rien, il faut agir,
sinon autant se soucier de rien. Ceci dit avec un regard qui vous fait
dire qu'on a plutôt intérêt à agir.

Bref. Quand je suis rentrée dans la
salle pour les voeux de la Colonette aux bataillons de son
établissement, j'ai eu un choc. C'était Bécassine derrière le
micro, Bécassine censée être partie iodler dans les Alpes
austro-italiennes, chez des amis designers qui lui avaient mis de
côté une luge dernier cri tout droit sortie de leur cervelle et qui
lui avaient promis des raclettes avec fromage local et tartiflette
bio. Que foutait-elle donc là, derrière un micro qui plus est?

  • Mais non enfin voyons, c'est
    Christine Albanel! m'a chuchoté Sarah Bernard, une échevelée un
    peu fofolle qui a dû confondre le conservatoire d'art dramatique
    (elle déclame ses ordres du jour dans les couloirs) et le Syndic.

  • Chut! La ministre va parler! A
    fait le fayot à lunettes devant nous, Albert Doigtlevé, un ex-geek
    qui dirige 1,5 personnes censées animer la vie du livre en milieu
    para-scolaire, et qui situe à peu près le barycentre du syndic au
    sein de son service… Albert Doigtlevé qui avait déjà joint les
    mains de dévotion.

Je me suis tu et j'ai par ailleurs
décidé qu'effectivement, ce n'était pas Bécassine, on était en
an 10, le coup de folie de l'an 9 sur sa fin, était terminé. J'ai
vu que la cadette, après un moment de trouble, se disait la même
chose. Bécassine est en train de dévaler une pente bien neigeuse
sur une luge ultra design, bien lestée par une raclette bio,
lalaaaaitou…

  • Lieu magnifique… tous ces
    livres… ces boiseries… cet espace… quand d'autres travaillent
    aux finances ou aux anciens combattants dans des boîtes à
    sardines… des horaires souples… le cuicui des oiseaux dans le
    jardinet sur lequel donne trois privilégiées parmi les
    privilégiés… les chiffres parmi les lettres ahahah… un lieu
    préservé des vicissitudes du monde extérieur… pas de
    tremblement de terre ni de cadavres sous les lambris du Livre…
    ayant une pensée pour nos frères haïtiens… période
    intellectuellement par ailleurs extrêmement stimulante… montée
    du numérique… raison de ma présence ici… dans ce lieu où vous
    avez la chance de travailler… je le répète… surtout celles qui
    mesurent l'activité de cet extraordinaire paradis dans lequel
    vous venez chaque jour travailler… et qui sans doute va stimuler
    mon intelligence sur ce sujet, le numérique… vu que je dois
    écrire un rapport de 12 pages sur le sujet… qui me passionne, le
    dirai-je jamais assez… le numérique, c'est toute ma vie…

Blabla Les pieds en danseuse, avec un
grand sourire, le sosie de Bécassine a ainsi continué d'égrener sa
joie de travailler parmi nous, tandis que je me demandais avec
intensité pourquoi elle avait parlé des trois privilégiées qui
donnaient sur le jardinet, puisqu'il s'agissait de nous, était-ce
Bécassine qui, mine de rien, nous glissait quelques piques? Puis,
avec un sourire encore plus large, elle a fait une révérence en
pinçant sa jupe entre deux doigts et elle a disparu derrière une
paroi coulissante en agitant la main avec une grâce de petit rat.

On aurait presque dit un mirage.

Un long silence s'est fait puis la
Colonette s'est emparé du micro avec vigueur et elle a lancé un
vibrant, merci Christine, revenez quand vous voulez, il y aura
toujours un couvert pour vous à notre table… Puis elle a enchaîné
sur ses propres voeux.

  • Ahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh… quel
    sublime petit paradis que ce syndicat du crime ès livres… moi qui
    arrive d'une grosse machine, j'ai l'impression d'accoster à un îlot
    merveilleusement préservé… une sorte de réserve naturelle dans
    cette jungle qu'est devenu le monde extérieur… je respire enfin
    un air pur parmi des gens sains, travailleurs à leurs heures,
    d'ambition raisonnable voire absente… quelle chance vous avez
    d'être ainsi gâtés… de travailler, quand ça vous chante, dans
    ce qui est votre vocation… le livre… quand d'autres, aligne des
    chiffres ineptes destinés à mesurer des calibres de tomate ou des
    quotas de lait pasteurisé… ici on sent que le souffle éternel
    du livre… qui dure… cinq siècles déjà que le livre
    s'imprime… le temps suspend son vol et laisse le temps aux
    employés de fumer un paquet par jour dans cette cour… où se
    presse peut-être l'élite littéraire de demain venue toucher sa
    bourse de découverte…

Tout le monde se taisait et je suppose,
se demandait. Lard ou cochon? Le ton était plutôt amical, joyeux
même. Je me suis questionnée. Peut-être qu'au fond, c'était
rudement bien de travailler au Syndicat du crime ès livres?
Peut-être que je ne savais pas ma chance effectivement, à savoir
que je pourrais être en train de compter les médaillés de la
bataille du Constantinois ou faire des statistiques sur le nombre de
tanks stationnés dans l'Est français. A moins que je ne mesure le
calibre de tomates afin de savoir si elles relevaient ou non de la
concurrence communautaire déloyale ou non…

  • … ayons une pensée émue donc
    pour nos frères haïtiens dont certains vont relever de l'aide
    d'urgence à auteur enseveli… monica, il faudra passer me voir
    pour que l'on en discute… une lecture peut-être dont les entrées
    serviraient à constituer un fond d'aide à écrivains ensevelis…
    une pensée aussi pour Gustave Chopin, mon ami, mon frère… mon
    collègue… à qui je succède ici… en lui souhaitant de parvenir à relever les embûches
    que cette nouvelle année commence déjà lui élever…

A l'évocation de ce pauvre Gustave
Chopin, sans doute en train de descendre les derniers degrés de
l'escalier descendant à son caveau, Albert Doigtlevé devant moi a
étouffé un sanglot. Sarah Bernard lui a tapoté l'épaule d'un air
dramaturgique.

  • … il ne faut pas l'achever…
    non, il ne faut pas achever le service public… il faut bien au
    contraire considérer que cette époque est une époque de grande
    modernité dont la Eregépépé est le bras armé… c'est un défi
    extraordinaire… dépoussiérer ce que nous ont légué nos pères
    à la fin de la guerre… un service public devenu mamouthesque…
    nous allons vers une administration plus efficace, plus
    performante… tout ira de mieux en mieux vous allez voir…
    j'entends déjà les lendemains qui chantent… où notre ilot flottera
    victorieusement sur la ligne d'horizon… car en vérité, je vous
    le dis, le livre vivra, et le livre vaincra, vive le livre!

Sur ces mots, la Colonette s'est mise à
embrasser furieusement tous les chefs de bureau à sa proximité,
dont Albert Doigtlevé qui a failli se trouver mal. Puis elle s'est
rué sur une coupe de champagne, a avalé deux petits fours, trois
éclairs, et elle a filé en expliquant qu'elle avait rendez-vous à
Bercy pour examiner les derniers chiffres de la redevance.

Après avoir avalé quelques sucreries,
la faim m'ayant subitement quittée, je suis retournée méditer dans
mon bureau, en me demandant si oui ou non, en tant qu'enfant gâtée,
je crachais dans la soupe en maudissant ce « merveilleux ilot
préservé » parce que baignant dans la culture livresque et la
création. En même temps, en toute objectivité, ce que je faisais
aurait aussi bien pu s'appliquer aux médaillés de la Défense
nationale qu'aux bidons de lait ou aux sacs à patates.

Alors…

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