Lecture popu

Mardi, Bécassine a été
faire du vélo avec la Colonette à l'heure du déjeuner dans les
allées des Tuileries (elle devait regagner ses points perdus avec
son arrêt gastro). A son retour, rouge et suante sous son loden,
elle nous a fait passer le nouveau mot d'ordre du Syndic pour le
millénaire à venir (enfin, disons jusqu'au prochain changement de
gouvernement, bien que les politiques et leurs mirifiques réformes
se croient immortels).

Et quel était ce mot
d'ordre?


Eh bien, après avoir été
éminemment élitiste, ne condescendant à n'aider à la publication
que des ouvrages du type Les modes de désignation papale au bas
Moyen-Age
(commission Sciences humaines et sociales) ou, plus
primesautier, Je est un autre qui n'est toujours pas moi, haïkus
d'un jeune militant socialiste désenchanté
(commission Poésie),
le Syndic allait désormais être prié d'aider les ouvrages d'accès
au plus large public possible, écris par des auteurs de la vie
vraie, vendus dans des lieux de la vie vraie, à savoir les plus
éloignés de la librairie dite de référence ou d'une bibliothèque
de quartier fréquentée fatalement par un public pauvre, radin ou
cultivé.

  • Il est notamment
    prévu d'organiser des séances de lecture d'extraits d'ouvrages
    dans des supermarchés, a conclu Bécassine d'un ton qu'elle
    essayait de rendre enjoué.

  • Pardon? A sursauté
    la Cadette.

  • Oui… à l'occasion
    de la fête du printemps, le 20 mars, il va être demandé à chacun
    des agents du Syndic de choisir un extrait dans un livre de leur
    choix et de se rendre dans une grande surface pour le lire à voix
    haute…

  • Arrêtez, c'est une
    blague… j'ai pouffé. En plus le 20 mars c'est un samedi, on ne
    bosse pas le samedi!

  • … aux clients en
    train de faire leurs achats, a terminé Bécassine d'un air
    sinistre.

  • On va devoir bosser
    un samedi? J'ai demandé, haletante.

Ma durée de tolérance
au Syndic étant exactement calibrée à 26 heures par semaine, une
heure de plus me ferait automatiquement basculer dans la neurasthénie
ou la folie.

  • T'imagine… déjà
    que j'ai décidé un jour de ne plus revoir mon frère aîné avec
    qui j'avais habité pendant des années et que depuis 1997, je ne
    l'ai jamais revu, alors t'imagine un peu des collègues…

Cette dernière tirade
n'étant ni de Bécassine ni de la cadette ni de moi, mais de deux
individus vrais, des collègues de bureau, qui discutaient à mes
côté dans le café, lieu populaire par excellence où suite à la
réorientation du Syndic, j'avais décidé de me rendre une fois mes
26 heures bureaucratiques échues et dans lequel j'essayais de mettre
par écrit de l'ordre dans mes idées.

Pour en revenir à
l'annonce de Bécassine, j'ai donc dit :

  • On va devoir bosser
    un samedi?

Et la Cadette a déclaré
:

  • Jamais, jamais je ne
    mettrai les pieds dans une grande surface!

Ce à quoi Bécassine a
répondu :

  • Tu vois comme tu
    es… élitiste et prétentieuse… tu crois quoi? Que les gens
    ordinaires font leurs courses chez Fauchon?

  • Qu'ils les fassent
    où ils veulent, moi je n'irai pas dans une grande surface! A
    réitéré la Cadette. Je ne peux pas oublier que c'est une grande
    surface qui a tué le petit commerce de mes parents!

Ce qui m'a semblé
étrange, car les parents de la Cadette étaient fonctionnaires de
l'Education nationale. Mais bon, peut être qu'à leurs heures
perdues, ils avaient monté une petite affaire genre épicerie fine
ou vente de boutons de toutes les couleurs.

  • Quoiqu'il en soit, a
    repris Bécassine après un silence respectueux (tué=mort), on ne
    vous demande pas votre avis, vous irez lire le 20 mars un extrait du
    livre de votre choix, et basta!

  • Vous aussi? J'ai
    demandé.

  • Bien sûr! A
    répliqué Bécassine. J'ai été la première à m'inscrire!

  • Et on peut savoir
    où? J'ai encore demandé.

  • Oui, bien sûr… au
    Diary Monoprix… du boulevard Hausmann… a lâché Bécassine d'un
    air pas peu fier.

  • Mais ce n'est pas
    une grande surface! J'ai protesté.

  • Pour moi, si!

  • Eh bien pour moi, a
    repris au bond la Cadette, je déclarerai grande surface la
    librairie Lire au dessus de tout, place Clichy, et ce sera basta!

  • Récusé! A glapit
    Bécassine. On n'y vend pas de quoi manger!

Etc, etc. Toutes les
enseignes ont défilé quand moi, grande surface ou pas, je m'en
carrai. Ce que je ne voulais pas, c'était travailler un samedi et
lire devant tout le monde. J'ai prévenu Bécassine que je viendrai
avec Zébulon et que ça ne ferait pas forcément de la pub pour le
livre ni pour le Syndic.

  • Cet enfant n'a donc
    pas de père pour le garder? A rétorqué d'un ton aigre Bécassine.

  • Si mais sa mère au
    père est justement de passage ce jour là! Ils avaient prévu
    d'aller visiter les icônes russes au Louvre car ma belle-mère a
    des pulsions russophiles…

  • Eh bien, ils iront
    visiter le Carrefour de Rosny 2 et voilà tout! A glapit Bécassine.

  • Tu raisonnes sur les
    pervers… ne raisonne pas sur les pervers, ni les cons… les cons,
    on s''en fout on les méprise… raisonne sur les gens
    raisonnablement bêtes et méchants… les gens normaux quoi…

Populaire, populaire. Pas
facile d'être un écrivain de la vie vraie dans un lieu de vie
vraie. Et à entendre mes voisins de table, pas fameux non plus
l'atmosphère de leur bureau. Donc, j'en étais…

  • Eh bien, ils iront
    visiter le Carrefour de Rosny 2 et voilà tout! A glapit Bécassine.

  • Pas question, j'ai
    protesté, ma belle-mère arrive à pied de Perpignan, avec son
    jules, ce n'est certainement pas pour aller visiter Carrefour qu'ils
    possèdent à l'identique à côté de chez eux!

  • Je ne te demande pas
    ton avis Mimi! Je t'ai inscrite d'office le 20 mars au Carrefour de
    Rosny 2!

  • Et puis on lira
    quoi? S'est enquis la Cadette. Des livres de quel style?

  • Eh bien…

Bécassine a réfléchit.

  • Elle a le cul aussi
    large que celui de sa mère!

Mille excuses. D'autres
voisins de table. Deux jeunes genre banlieue. Des gens vrais quoi.
Donc. Quoi lire.

  • Eh bien… des
    livres faciles à lire à voix haute dans une allée de
    supermarché… des livres qui donnent envie de lire… de les lire
    eux et de lire d'autres livres…

  • Mais quoi
    exactement? A insisté la Cadette. Du genre Anna Tavalda?

  • Oh non, trop
    compliqué! A fait Bécassine en levant les mains d'un air paniqué.
    Des livres plus accessibles…

  • Et si c'était vrai?
    J'ai demandé.

  • Vrai quoi? A grogné
    Bécassine.

  • Je veux parler du
    livre… Et si c'était vrai, de Marc Lévy… j'ai précisé.

  • Trèèèèèès bien
    Mimi! A aussitôt applaudi Bécassine. Je vois que toi au moins
    tu as saisi ce que veut dire large public et donner envie de lire…
    j'inscris donc sous ton nom, lira un extrait de Si c'était vrai
    de Marc Lévy…

  • Mais je ne veux pas
    lire ça! J'ai presque crié, paniquée. Je n'ai pas ce genre de
    livres dans ma bibliothèque!

  • Arrogante! M'a
    tancée Bécassine. Eh bien tu l'achèteras et voilà tout! Je suis
    sûr qu'il y a un rayon livres au Carrefour de Rosny 2 entre celui
    de la charcuterie et des protections hygiéniques!

  • Ca n'est pas
    toujours aux mêmes de faire les mêmes efforts!

Cette dernière sentence
revenant à mes premiers voisins, les collègues de bureau vrais mais
qui aurait pu s'appliquer à moi, franchement. Pour en revenir au
rayon charcuterie et celui des protections hygiéniques, j'ai eu une
vision un peu surréaliste d'agents du Cnl déclamant dans les allées
des extraits choisis par eux parmi les ménagères poussant leurs
caddies, les ménagers tirant leur paniers et les mouflets braillant
je veux ça, achète moi ça, je veux ça!

J'ai imaginé la teneur
des annonces publicitaires ce jour là.

  • Au rayon
    charcuterie, nous vous proposons une lecture des Jeunes filles en
    Fleur
    de Marcel Proust… pour tout rôti de boeuf acheté, un
    exemplaire offert…

  • Au rayon fromages,
    venez goûter notre camembert au bon lait de printemps tout en
    écoutant une lecture d'un extrait d'Un roman français, de
    Frédéric Beigbeder qui, entre deux tranches de camembert AOC, vous
    dédicacera son livre lu par Marie Chotek, agent non titulaire de la
    fonction publique…

  • Au rayon du blanc,
    venez palper nos draps de coton blanc proposés en promotion avec
    une chemise assortie, blanche donc, et profitez en pour écouter un
    extrait de Moi, et la philosophie, de Bernard Henri-Levy,
    extrait lu par son grand ami Jean-Baptiste Botul, employé de bureau
    au Syndicat du crime ès livres qui nous vaut ces merveilleuses
    lectures…

  • Mais pourquoi tu
    fais ça toi… pourquoi toi qui a un côté si créatif tu te mets
    dans ce carcan de juriste… tu pourrais te faire chasser par un
    chasseur de têtes!

Mes voisins encore.
Peut-être que la lecture d'un extrait d'un de mes livres favoris, du
Desproges par exemple, leur ferait du bien? Les détendrait? Leur
éviterait de se faire chasser la tête?

En attendant, 20 mars ou
pas, en rentrant ce soir là, j'ai cru que Paris avait été évacué
avant une attaque thermonucléaire. Vides les quais, barrés par des
glissières et gardés par des flics, vide la place de la Concorde,
et vide aussi la place carrée du Louvre où, cependant, massés
derrière des barrières, piétinaient des gens qui avaient l'air
tout ce qu'il y a de plus vrai.

L'hélicoptère qui avait
tourné toute la journée au-dessus de nos têtes, était positionné
au-dessus de la grande Pyramide du Louvre, je pouvais voir dedans des
fusils mitrailleurs braqués sur la place. J'ai eu un moment
d'angoisse. Devais-je courir et m'enfuir dans le métro? Devais-je
revenir en arrière et alerter les flics qui gardaient les glissières
de sécurité un peu plus haut qu'on s'apprêtait à canarder les
touristes du Louvre?

Idiot. Des flics, il y en
avait plein autour des barrières, et des militaires en treillis, et
d'ailleurs, l'hélicoptère était un hélicoptère de la gendarmerie
nationale.

Renseignement pris,
c'était le président russe, Medvedev qui, de passage à Paris,
avait exprimé le voeu très cher d'aller admirer les icônes russes
exposées au musée du Louvre. Aussitôt dit, aussitôt fait, il
avait suffit de bloquer les voitures de quelques milliers de
Parisiens et de banlieusards, d'évacuer manu militari les
touristes japonais et autres qui étaient occupés eux aussi à
admirer les icônes russes et voilà. Mieux encore, Dimitri étant un
grand démocrate, on ne le dira jamais trop, la visite n'avait qu'à
avoir lieu un mardi, jour de fermeture du Louvre, avait-il suggéré,
lui, ce grand érudit, qui connaissait les horaires d'ouverture de
tous les musées du monde. Cela ne dérangerait ainsi que les
quelques milliers d'automobilistes transitant dans cette zone
centrale. La place était donc libre et Dimitri allait pouvoir se
nourrir l'esthétique après avoir grignoté un burger, un nêm ou
une tapas à l'un des restos de la galerie du Louvre..

Dimitri Medvedev, ce
grand artiste. Cet homme de culture. Mais qui dit qu'il n'aurait pas
plutôt préféré la lecture d'un extrait de Si c'était vrai? De
Marc Levy au rayon boucherie du Carrefour de Rosny 2? Hein?

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