La culture à mort

Un matin, le premier jour de beau temps
depuis août 2009, Bécassine nous a annoncé que la Colonette
voulait nous voir toutes et tous réunis dans la grande salle de
réunion, Les jeunes filles en fleur. Elle avait cet air
qu'elle prend et qui m'exaspère, quand elle sait quelque chose que
nous, nous ne savons pas. Elle devait l'avoir souvent cet air là, de
pathétique supériorité, quand elle était chef de ministère et
dans ces cas là, j'ai envie de la tuer. Tout simplement.

La Cadette a râlé qu'elle avait trop
de travail, pas de temps à perdre dans la salle des Jeunes filles
en fleur
à faire Dieu sait quoi mais Bécassine a précisé que
c'était un ordre. Alors nous y sommes allées et là, mon Dieu, quel
choc, quelle découverte…


La Colonette trônait derrière une
sorte de pupitre, entre la chaire de curé et le pupitre d'un
animateur de jeu télévisé, il y avait un espèce de cage en
plexiglas installée à son flanc droit et en face d'elle, une table
avec un micro. Tout le personnel était déjà là, assis derrière
en rangs serrés, et on a été obligée, la cadette et moi, de se
mettre au premier rang, à côté de Claudie von der Truyot.
Bécassine, elle, a été s'asseoir dans la cage en plexiglas et elle
en a tiré le rideau, ce qui fait qu'on ne la voyait plus.

Je me suis sentie mal, très mal tout d'un
coup.

La Colonette a expliqué qu'il
s'agissait de participer à ce qui semblait être un jeu mais qui en
fait était une séance destinée à tester et à enrichir notre
connaissance de ce que devrait être désormais la Culture, le livre
et le marché qui va avec. Elle a précisé qu'un candidat volontaire
forcé prendrait place devant le bureau et le micro, et qu'il
énoncerait des termes assortis d'autres termes à Bécassine, assise
dans la cage en plexiglas, qui devrait ensuite les associer quand
l'un d'entre eux lui serait ensuite proposé. Si elle se trompait, le
candidat volontaire forcé lui infligerait une décharge électrique
dont la puissance irait croissant au fur et à mesure qu'elle se
tromperait.

Je ne me sentais plus mal. J'étais
mal.

J'ai essayé de trouver une bonne
raison pour m'en aller mais le temps que j'en trouve une, la Cadette
avait été désignée comme candidate volontaire forcée malgré ses
protestations qu'elle avait un powerpoint à terminer et qu'elle
n'était pas joueuse pour un sous. Mais la Colonette lui a spécifié
qu'elle n'avait pas le choix, que son contrat devait être renouvelé
en fin d'année et qu'il valait mieux donc ne pas refuser inutilement
d'obéir aux ordres d'une de ses supérieures hiérarchiques.

La Cadette s'est donc assise au bureau,
sous les applaudissements du personnel, et la Colonette a aboyé à
Bécassine un, vous êtes prête, Christine? Auquel Bécassine a
vivement répondu, ya wohl meine Dame! La Cadette a commencé à lire
lentement la liste de mots.

culture-rentabilité,
lecture-popularisation, livre-révolution numérique, créativité
artistique-réforme générale des politiques publiques,
démocratisation de la culture-évaluation du nombre d'entrée dans
les musées, investissement de l'Etat-fonds perdus, création
contemporaine-névrose boboïde, petite édition-traîne savates,
deniers publics-gabegie…

La Colonette lui a fait signe de
s'arrêter.

  • Maintenant, a-t-elle dit, vous
    allez reprendre certains mots de la liste et demander à Mme Labanel
    de les associer avec les bons termes… Allez y!

  • Culture… a commencé la Cadette
    d'une voix hésitante.

  • Rentabilité! A jappé Bécassine.
    Facile ça!

  • C'est bon! A statué la Colonette.
    Suivant! Vite!

  • Livre… a poursuivi la Cadette.

  • Euh… pages? A hésité
    Bécassine.

  • Faux! A braillé la Colonette. Une
    décharge, vite! 20 volts!

La Cadette a hésité mais le personnel
a crié, une décharge! Une décharge! Alors la Cadette a appuyé.
Bécassine a émis un couinement.

  • Poursuivez! A ordonné la
    Colonette à la Cadette.

  • Investissement de l'Etat… a
    articulé la Cadette.

  • Madeleine de Proust? A tenté
    Bécassine.

  • Houuuuuuuuuuuuuuuu! A hurlé la
    salle (sauf moi, statufiée sur mon siège).

  • Enfin voyons Madame Labanel, a
    grondé la Colonette, réfléchissez donc un peu… que vient foutre là
    dedans les jeunes filles bécasses de ce vieux chnoque
    d'Eure-et-Loir… allez, je vous laisse une seconde chance, alors…
    investissement de l'Etat?

  • Avenir futur… a bredouillé
    Bécassine.

  • Non! A hurlé la Colonette.
    Décharge, 100 volts! Vite!

  • 100 volts déjà, vous êtes sûre
    madame Bobet? A bredouillé la Cadette en sueur. C'est pas un peu
    trop?

  • Elle a eu droit à deux essais,
    elle s'est planté, donc elle doit payer! L'échec ne doit pas être
    récompensé! A cinglé la Colonette. La Culture doit être aussi
    performante qu'un tireur d'élite!

  • Décharge! Décharge! A braillé
    le personnel assemblé derrière moi.

  • Appuyez, je vous l'ordonne! A
    beuglé la Colonette.

La Cadette a hésité puis elle a
appuyé sur le bouton. Bécassine a poussé un affreux cri de
douleur, entre la chatte en chaleur et celle qui s'est coincé le
doigt dans sa portière.

  • Poursuivez! A exigé la Colonette.

  • Je n'aime pas… ce protocole… a
    bredouillé la Cadette. Je crois que je vais arrêter…

  • Et votre contrat qui expire en fin
    d'année? Vous l'arrêtez aussi? A demandé d'un ton glacial la
    Colonette.

  • Mais…

  • Alors poursuivez! C'est un ordre!

  • Bon, une dernière alors… petite
    édition…

Et la Cadette a articulé sans le
prononcer le mot « traine-savate », je l'ai vue dans le
reflet de la fenêtre.

  • Inutile de souffler le mot, l'a
    tancée la Colonette, elle ne peut pas vous voir! Alors, Mme
    Labanel… petit édition?

  • Euh… coureurs de subventions…?
    A tenté Bécassine d'une voix faible.

  • Faux! A aboyé la Colonette.
    Décharge, 150 volts, fissa!

  • Mais c'est trop, a protesté la
    Cadette, je vais la tuer là!

  • Pensez-vous, a rétorqué la
    Colonette, elle est solide Mme Labanel et elle n'est pas humide,
    elle ne conduit pas bien le courant alors allez y sans crainte!

  • Non, c'est trop dangereux! A
    refusé la Cadette.

  • Décharge! 150 volts! Je l'exige
    et je prends sur moi toute la responsabilité si jamais Mme Labanel
    défuntait dans sa cage à plexigla!

  • Décharge! Décharge! A braillé
    la foule derrière moi.

A côté de moi, Claudie von der
Truyot, représentante du personnel patentée, militante à tendance
gauche affirmée, était littéralement déchaînée. Elle était une
de celle qui gueulait le plus fort, elle tapait dans ses mains et à
côté d'elle, Albert Doigtlevé s'était carrément mis sur sa
chaise sur laquelle il se dandinait en couinant de sa voix de
fausset, décharge, décharge!

Et la Cadette a appuyé. On a entendu
Bécassine pousser un hurlement qui a dû s'entendre jusqu'à
l'Académie française. J'ai vu des gens qui passaient dans la rue,
derrière, s'arrêter et regarder d'un air inquiet en direction du
Syndic.

  • J'arrête, a dit la Cadette, je ne
    veux pas continuer…

  • Houuuuuuuuuuuuuuuuuuuu! A hululé
    la foule.

  • Alors adieu contrat adieu projets?
    a demandé d'un ton doucereux la Colonette, vous êtes bien sûre de
    ce que vous faites?

  • Oui, je me casse! Espèce de
    sale… de sale nazie à vélo!

Et sur ces mots, la Cadette s'est
enfuie à toute vitesse de la salle. C'est alors qu'un spot, un
horrible spot m'est tombé dessus. J'étais en plein dans son rond de
lumière et je me suis dit que j'allais me trouver mal. J'ai essayé
de toutes mes forces mais je suis restée  consciente.

  • Mademoiselle Chotek, a susurré la
    Colonette, vous allez remplacer notre candidate volontaire qui
    n'était vraisemblablement pas à la hauteur de la Culture, moderne
    et rationalisée…

  • Euh, j'aimerais mieux pas… j'ai
    bredouillé.

  • J'aimerais mieux que oui! M'a
    rétorqué la Colonette. Allez, en place, ou alors sortez, et rendez
    la clé de votre bureau à Mike Giver, qui en aura besoin pour votre
    remplaçant!

Alors je me suis levée. J'avais charge
de ventres à nourrir, Zébulon, la non muse, Cléa Culpa… Je me
suis dit, je trouverai bien un moyen pour pour… ne pas aller
jusqu'au bout.

  • C'est parti! A jubilé la
    Colonette. Roule ma poule!

  • Eh bien… je pourrais peut-être
    relire la liste non? J'ai suggéré. A force, elle a dû oublier
    non?

  • Fume c'est du belge! A glapit la
    Colonette. Un mot, vite!

  • Bon ben… deniers publics… j'ai
    commencé.

  • Deniers publics… a répété
    Bécassine d'un ton pénétré.

  • Association! A glapit la
    Colonette. Le mot, vite!

  • Euh… a grelotté Bécassine. Je
    dirais… bouclier fiscal…?

  • Houuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu!
    A houhouté la salle.

  • Des queues! A statué la
    Colonette. Gabegie, ça va de soi! Mais ça va changer… décharge,
    200 volts, vite!

  • Mais, mais… j'ai protesté. On
    ne redémarre pas depuis le début à 20 volts?

  • Non, on reprend là où on en
    était resté et on augmente, fissa!

  • Décharge! Décharge!

Mes collègues beuglaient dans mon dos,
tous, absolument déchaînés. Même la timide Marie-Borabora, une
jeune vacataire issue des îles et qui ressemble à une sorte de
fleur exotique, au parfum doux et discret, même elle était en train
de brailler derrière, décharge! Décharge! Je me suis sentie aussi
minable qu'à huit ans, quand mon instit, monsieur Martinet, m'avait
fait lever devant toute la classe pour me demander de réciter la
liste des conjonctions de coordination, et que j'avais eu un blanc
terrible, si terrible que j'étais tombée dans un coma de quatre
semaines.

  • Alors, mademoiselle Chotek, a
    repris la Colonette d'une voix de hache, vous appuyez sur ce bouton
    ou vous prenez la porte?

Alors, en fermant bien fort les yeux,
j'ai appuyé sur le bouton. On a entendu un hurlement puis un bruit
de chute, j'ai rouvert les yeux et j'ai vu que les deux pieds de
Bécassine, chaussés de mocassins bleu-blanc ornés d'un gland,
dépassaient de la cage en plexiglas.

  • Appelez le Samu et la Police! A
    braillé la Colonette. Cette gourde m'a tué un de mes fleurons de
    la Culture moderne et rationalisée!

  • Houuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu!
    A repris la foule. En tôle! A l'échafaud!

  • Mais, mais… j'ai bredouillé.
    200 volts c'est pas assez pour tuer un être humain!

  • Fume c'est du belge! A glapit la
    Colonette. Mme Labanel est composée à 75% d'eau, et 75% d'eau, ça
    conduit admirablement bien le courant électrique! Ignorante!
    Fonctionnaire! Parasite!

  • Ignorante! Fonctionnaire!
    Parasite! A repris la foule en m'enserrant.

  • Tuttttttttttttttttttttttttt… a
    fait une sirène de police.

J'avais tué Bécassine et maintenant,
la foule allait me tuer avant même que les flics ne se saisissent de
moi pour me torturer à la gégène dans leur commissariat vétuste.
Je me suis mise à crier ô secours! Ô secours! Ce qui était bien
bête car personne n'était de mon côté et les usagers du Syndic
avaient été interdits d'entrée pour toute la journée.

Tutttttttttttttttttt… Le réveil
indiquait 7 H 15. A m'a donné un coup de coude en grognant,
arrête… putain… réveil… Et je ne me suis même pas sentie
soulagée.

C'était un rêve, c'est vrai, mais
dans ce rêve, soumise à l'Autorité, je commettais un crime par
lâcheté et parce que je me croyais couverte. Et ça, vous serez
d'accord pour convenir avec moi que ce n'était pas vraiment le genre
de choses à découvrir sur soi qui faisait chaud au coeur. Même en rêve.

Leave a Reply