Le quai de la Défense

Vous l'aurez sans
doute remarqué (sauf si vous êtes arrivés par le mot clé
« pénétration » ou « partouze à poil »,
c'est à dire par erreur), ma soeur d'adoption, la Parfaite, a comme
qui dirait disparu.

Certes me
direz-vous, en échange, j'ai écopé d'une non muse et de sa cousine
Cléa Culpa, ce qui n'est pas non plus un cadeau mais bon, je peux me
remonter le moral en me disant qu'elles ne font pas partie de ma
famille et ne sont pas là pour servir à cette dernière d'étalon
de moi-même, comme la Parfaite à qui, forcément, on ne manquait
jamais de me comparer quand j'avais encore la triste idée de la
fréquenter.

Mais la vérité
m'oblige à dire que la Parfaite n'avait pas disparu. Arguant d'une
vie désormais bien remplie (un homme, un enfant, un travail en
ville, un autre à la maison…), j'avais pris prétexte pour
boycotter toute forme de rencontre avec cette dernière qui,
pourtant, m'a littéralement traquée au printemps pour que j'assiste
à ses 40 ans avec tout le gratin des jeunes quadras enfin arrivés
quelque part.


J'avais d'abord
prétexté un gros rhume, la Parfaite m'avait envoyé une boîte de
fervex et même, suprême humiliation, de l'argent pour le train.
Ensuite, j'avais prétexté la venue en nos murs de la mère de A,
elle n'en avait pas cru un mot. La mère de A, autre suprême
humiliation, avait dû l'appeler en personne le soir de la fête pour
preuve de sa présence chez son fils et sa bru.

  • Elle est
    bizarre, ta soeur m'avait dit la mère de A en raccrochant, elle m'a
    posé plein de questions sur le type de billet de train auquel j'ai
    eu droit en tant que divorcée remariée et pourquoi en tant de que
    retraitée je n'avais pas pu venir à un autre moment vous visiter
    que celui du jour de sa fête quand on sait qu'il y a des trains
    réservés pour les vieux en semaine et que vous avez l'extrême privilège de ne pas bosser le vendredi…

La Parfaite avait
admis l'excuse, mais m'était revenu ensuite par la grande Simone, sa
mère adoptante, et ma génitrice par ailleurs, qu'elle avait bien
compris qu'ayant raté la fête de mes 40 ans (annulée faute de
participants), je n'avais eu aucune envie d'aller assister à la
sienne, une fantastique réussite où même les flics, appelés pour
cause de tapage nocturne, avaient dansé le tango avec la toute
nouvelle quadra très en beauté (dixit ma mère).

Ben voyons.

Et voilà que ce
soir, alors que j'avais réellement un rhume carabiné, le téléphone
a sonné. C'était la Parfaite, qui venait prendre de mes nouvelles,
et accessoirement, m'inviter à un week-end à la campagne où « les
enfants pourraient jouer ensemble » tandis que les adultes
« profiteraient du bon air en discutant paisiblement ».

Gloupse. J'ai en
vain cherché un prétexte. La mort du président polonais et d'une
partie de son équipe. L'abandon de la taxe carbone. Les trois mois
du séisme en Haïti. La mort de Séguin, il y a environ quatre
mois… J'ai finalement demandé.

  • Et
    Jean-Martin, ton mari au fait, il sera là? Il n'est pas en mission
    pour sa boîte? La grande Simone me disait qu'il passait la plupart
    du temps sur des plate-formes pétrolières et que…

  • Ohla ne m'en
    parle pas Mimi! A-t-elle presque crié. Je n'en peux PLUS! Il part
    le lundi, rentre le vendredi à 21 h 00, dort jusqu'à midi le
    lendemain, puis il va faire du sport au club, sinon, le médecin a
    dit que c'était la dépression nerveuse ou le burning out
    assurés… ensuite, il prend une heure avec les enfants pour faire
    le point sur la semaine écoulée, et en général, il s'endort sur
    le canapé avec Pimprenelle ou Maxence en guise d'oreiller à moins
    que ce ne soit Cassiopée qui ne lui serve de repose-pieds, et moi,
    moi, je me retrouve une fois encore à devoir…

  • Ah, j'ai
    coupé, je vois que ça ne s'est pas arrangé… mais il ne veut pas
    chercher ailleurs? Il ne devait pas se réorienter vers euh autre
    chose?

  • Ah parlons
    en! A glapit la Parfaite. Il parle de claquer la porte de cette
    boite d'esclavagistes qui n'a de cesse par ailleurs de pousser au
    divorce les couples mariés car un divorcé est bien plus productif
    qu'un époux père de famille.. un célibataire à la rigueur mais
    il y a toujours le risque de la rencontre ou au contraire, celui de
    la désolation hormonale… l'idéal serait un eunuque bosseur et
    solitaire, mais va-t-en trouver un eunuque qui…

  • Je vois, j'ai
    à nouveau coupé.

    Il était 21 H 45. Malgré mon rhume
    carabiné, et une envie irrésistible de me coucher, j'avais prévu
    d'écrire un peu mais c'était
    sans compter la Parfaite qui, une fois lancée ne s'arrêtait
    jamais, sauf coupure d'électricité ou cataclysme atomique (et
    encore). Je suis sûre que même à Haïti en train de s'écrouler,
    elle aurait continué à blablater, traînant avec elle le fil du
    téléphone dans les décombres…

    • Je vais
      devoir te… j'ai commencé.

  • Non,
    vraiment, on vit une époque de dingues! On travaille comme des
    fous, horaires à rallonge pour des salaires modestes (6 000 €),
    le moindre faux pas est sanctionné, j'ai même préféré renoncer
    me rendre à l'enterrement de mon aïeule car cela m'aurait fait
    manquer une réunion d'une importance extrême vitale et une jeune
    vingtenaire toute fraîche pondue de HEC lorgne ma place…
    Franchement, nos parents auront eu bien de la chance, eux qui ont eu
    des années de labeur raisonnable et une retraite à taux plein à
    l'heure dite…

La retraite
maintenant. Mon dieu seigneur, quand on en est encore à chercher sa
voie impénétrable dans la vie… Mais la Parfaite avait poursuivi
sa litanie, 21 H 58.

  • … et tous
    nos amis sont logés à la même enseigne… tiens, Jean-Marcus,
    directeur d'usine, levé à 6 h 00, rentré à 22 h 00, dans le
    meilleur des cas, avec obligation de dormir avec le téléphone
    entre lui et sa femme dès fois qu'il y aurait un problème à
    l'usine avec l'équipe de nuit… comme la fois où un ouvrier est
    tombé dans la cuve de danette au chocolat… et sa femme,
    anne-brigitte, les 35 h 00, rien qu'en rêve, c'est déjà bien si
    elle arrive pour le bain des petites qui vont finir par appeler la
    nounou, maman… et puis…

  • Tu prends des
    cas extrêmes, j'ai argumenté, juste pour dire quelque chose sinon
    j'allais m'endormir.

  • Tutut Mimi!
    Je crois que tu ne te rends pas compte de ce que c'est! C'est ça le
    privé! C'est ça la vraie vie! Tu ne te rends pas compte car
    toi, tu es ultra super protégée dans le public!

  • Mais toi
    aussi tu bosses dans le public! J'ai protesté.

Vu que la Parfaite
marnait depuis peu dans une boîte genre EDF mais je refusais de m'y
intéresser depuis que la grande Simone m'avait dit que c'était
admirable, toutes ses responsabilités qu'elle avait, sa Parfaite,
sans compter ses trois enfants à élever et ses romans « très
intelligents et très perspicaces » qu'elle écrivait le matin,
de 5 à 7.

  • Mimi, là où
    je bosse, c'est pire que tout! C'est le pire du public accouplé
    avec le pire du privé! Je l'ai fait pour mes enfants car cela me
    permet d'avoir le mercredi moyennant 50 heures étalées sur 4
    jours, mais si j'étais resté où j'étais, je n'aurais certes pas
    eu mon mercredi, mais j'aurais gagné 2,8 fois plus que maintenant,
    j'ai calculé!

  • Et si tu
    refusais?

  • Refusais
    quoi? A blatéré la Parfaite.

  • Eh ben de
    faire 50 heures sur 4 jours?

  • Mimi, ma
    pauvre Mimi… je vois que tu es décidément très bien protégée…
    que tu ignores tout de la cruauté ordinaire du monde qui
    t'entoure… comme si je POUVAIS DIRE NON!

De Dieu. Elle
avait hurlé ça. J'ai entendu Zébulon se mettre à pleurer dans sa
chambre, elle avait réussi à le réveiller, cette truie.

  • Oh je vais
    devoir te laisser, ai-je aussitôt profité, j'entends le zébulon
    qui…

  • Jean-Martin
    me dit… je vais tout laisser choir, je vais faire autre chose…
    mais il ne sait même pas quoi… il litanise toute la sainte
    journée sur le sens de la vie mais il serait bien incapable de se
    passer de ses équipements coûteux même quand il s'agit il est
    vrai, par exemple, d'un modeste vélo de course à 3000 euros… et
    c'est que nous avons trois enfants, Mimi, et nous tenons absolument
    à ce qu'ils fassent de bonnes études dans de bonnes conditions…

Crotte, flûte. La
Terre pourrait-elle trembler? Zébulon avait cessé de crier, car A
s'était déplacé jusqu'à son antre malgré mes signes
d'interdiction (laisse le, il est pour moi). Des études.
Voulaient-ils envoyer leurs trois mouflets à Harvard? A l'entendre,
on aurait juré qu'ils allaient leur coûter un rein à chaque
fois…

  • C'est sûr
    qu'il faut penser à l'avenir, je n'ai pu m'empêcher d'émettre,
    mais enfin, ce n'est quand même pas si cher que ça, les études…

  • COMMENT CA?!

  • Eh bien je
    veux dire… s'ils vont dans le public, logent chez vous ou
    cohabitent avec d'autres… après tout, les meilleurs étudiants
    sont issus de parents profs, or je ne crois pas que les profs
    gagnent 6000 € par mois non?

  • Mimi, ma
    pauvre Mimi… je vois que là non plus, tu n'es pas dans la réalité
    des choses… un enfant qui étudie, c'est au minimum un smic par
    mois… s'il a des goûts modestes… et encore, s'il va pourrir à
    la Fac d'histoire… alors, imagine, si Pimprenelle fait HEC,
    Maxence, Centrale, et Cassiopée, une thèse en génie
    biochimique…

  • Euh ils ont
    déjà trouvé leur voie à leur âge?

  • Mimi, ma
    pauvre Mimi… je vois que là encore tu vis à Dreamland… tous
    les enfants, dès qu'ils sortent du CP, savent maintenant ce qu'ils
    feront plus tard… à ce propos, qu'envisage Zébulon comme plan de
    carrière? J'espère qu'il sera raisonnable car avec vos temps
    partiels de…

De, on ne le saura
sans doute jamais car à ce moment là, la terre s'est mise à
trembler et j'ai vu la barre HLM lumineuse (moche) qui borde notre
horizon s'écrouler dans la nuit. Des cris, des clameurs, la Parfaite
qui criait dans le combiné, allo? Allo?

J'ai doucement
raccroché. L'immeuble tremblait sur ses bases. Une construction de
mai 68 pas franchement antisismique, mais qui tenait le coup. J'y ai
vu un signe des Dieux (l'écoute pas mimi, la Parfaite en rajoute).

J'ai pensé au
quai de Ouistreham, de Florence Aubenas. Un autre genre de cruauté
ordinaire comme aurait dit la Parfaite que le quai de la Défense, celle de l'autre bout de
l'échelle. J'ai pensé aussi à ces amis qui vivaient dans le sud,
entre RSA et économies hasardeuses, se nourrissant d'orties
cueillies dans les fossés et de pains maison cuits dans l'âtre,
projetant de travailler six mois de l'année en cultivant de la
spiruline, et passer le reste du temps avec leur fils nourri au sein
bio car pour eux, le temps libre était la chose la plus précieuse
au monde qui soit.

Puis je me suis
écroulée dans mon lit, avec dans les oreilles les allo allo? de la
Parfaite que j'ai imaginée, traînant dans les ruines de sa maison
de cadre supérieure, le fil de son téléphone, tellement désireuse
de finir sa phrase alors que je dormais depuis longtemps du sommeil
de l'irresponsable.

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