Chotek la boulette

Pour écrire ce
récit terrifiant, Chotek la boulette, je me suis réfugiée en
bibliothèque.

J'écris, cernée
par quatre gigantesques rayonnages de livres, tandis que deux
lycéennes potassent un texte à rendre et qu'une mère adolescente
vautrée dans un fauteuil berce (secoue) son bébé enroulé comme un
nêm dans une couverture vert électrique, tout en discutant à voix
basse avec une copine, elle-même enfoncée dans son siège comme un
bouchon dans une bouteille.

Bouteille.
J'aurais pu écrire au café, mais cela aurait été encore trop doux
pour Chotek la boulette. A la maison alors. Mais le Zébulon a un
jour de congé vu que nounou est partie à l'armée, je veux dire
qu'elle assiste à la première décoration de son fiston, qui a tenu
six mois à ramper dans la boue de nuit et qui semble bien décidé à
poursuivre dans la carrière, tandis que les voisins du dessus ont réussi à
vendre (hélas) leur appartement à une famille qui aime par dessus
tout pratiquer la perceuse électrique et la ponceuse aux heures de
sieste, s'arrêtant de percer poncer gueuler dès que Zébulon est réveillé et s'est saisi de la souris de mon ordinateur.


Chotek la
boulette, donc. Tout a commencé le mardi matin quand la Cadette est
entrée en trombe dans le bureau. Le bébé hurlait. Ah non, c'est
derrière moi, le bébé de la mère adolescente, le nêm en
couverture vert électrique. Ça doit être plus facile quand on a 17
ans de récupérer d'une sale nuit percée de cris et de repas toutes
les deux heures, mais en même temps, ça ne doit pas présenter que
des avantages (par exemple, quand on discute avec une copine dans un
sofa de la bibliothèque, on est obligé d'emmener le nêm et de le
secouer pour arrêter ses pleurs).

Ok, ok, je m'y
remets… donc. La cadette a brandit un article où s'étalait la
photo de la Colonette, tout sourire, la dent en avant et l'oeil
brillant. Et elle a braillé :

  • Y a une
    interview de Louisone Bobet dans le Journal du Saloon!

  • Ah oui et
    alors? A répondu Bécassine qui était en train de se faire les
    ongles de pied derrière le Figaro (elle pense vraiment qu'ainsi
    personne ne la voit).

  • Eh bien, a
    repris la Cadette comme hors d'elle, il y a une MONUMENTALE
    boulette… ou coquille… puisque la Colonette déclare que la
    Poésie représente 50% des ventes de livres en France!

  • Et ce n'est
    pas le cas? A demandé d'un ton placide Bécassine.

  • 50%! A
    braillé la Cadette. La poésie! Vous y croyez vous?

  • Eh bien, il y
    a peut être une nouvelle tendance… a émis Bécassine sur le ton
    de, ça ou l'effet du pet de mouche sur la couche
    d'ozone, qu'est-ce que j'en ai à faire?

  • Non! Non!
    Non! C'est une boulette! Une coquille! Une aberration! A tonné la
    Cadette. Elle va se faire LYNCHER à l'inauguration du Saloon jeudi
    soir! Et même après! Et même dans un an! Dans dix on en parlera
    encore!!!

  • Tu exagères
    sans doute un peu, a protesté Bécassine, tu dramatises un
    pourcentage qui est peut-être un peu excessif, voire légèrement
    gonflé, mais qui ne fait, finalement, de mal à personne…

  • Il y a un
    rayon des livres sur la Femme…

Euh là c'était une
dame de la bibliothèque, escortant un gros homme barbu au rayon de
la Femme. Tant chantée et louée en poésie d'ailleurs, la Femme…
50%. Pourquoi diable ce chiffre me dit-il quelque chose? Je me sens
vaguement oppressée.

  • Mimi, m'a
    demandé la Cadette d'un ton angoissé, d'où ça peut venir à ton
    avis cette erreur?

  • Eh bien…

Je réfléchis,
puis je me dis que même si je me sens coupable, ça ne peut pas être
moi. Je viens de revoir mes données poésie et elles étaient
cohérentes avec les 0,03% de ventes habituelles de poésies en
France chaque année car à moins de considérer Marc Lévy comme un
poète, on ne peut pas dire que ce genre soit populaire.

  • Là, vous
    voyez, par exemple… il y a un livre sur La Femme dans la Guerre…

  • Ah merci…
    mais je cherche plutôt une sorte de… de…

  • Oui?

  • De… un
    livre qui permet de comprendre comment… enfin…

Le barbu a fait des
gestes avec ses bras, dessinant des formes molles dans l'atmosphère.
La bibliothécaire l'a regaré attentivement puis elle a proposé :

  • Un manuel de
    montage?

  • Un guide de
    décryptage?

  • Un mode
    d'emploi?

  • Oui c'est ça!
    A quasiment hurlé le Barbu. Un mode d'emploi de la Femme!

0,03%. Tout allait
bien, je n'y étais pour rien. Je me suis même payé le luxe de me
gausser de cette SG qui était décidément en culture comme le fils
de nounou de kaki vêtu le serait en nurserie, à savoir déplacée.

  • Mais d'où ça
    peut-il venir… qui lui a donné ce chiffre… a poursuivi la
    Cadette inlassablement.

J'ai eu envie de
lui dire, laisse tomber, qu'est-ce que tu en as à foutre quand
soudain, j'ai eu un coup au coeur. J'avais fait une fiche poésie
toute affaire cessante un jour où ni Bécassine ni la Cadette
n'était là et donc là pour me relire, et j'avais fait des copier
coller avec une autre fiche, déjà établie où figurait ce chiffre
de 50%. Fébrilement j'ai cherché la fiche dans l'ordi et là, mon
coeur, s'est arrêté. La phrase «  la poésie représente 50%
du CA de vente de livres en France », se déployait en toutes
lettres sous mon regard paniqué.

  • Le mode
    d'emploi de la femme… c'est que nous n'avons pas cela réuni en un
    seul ouvrage… nous avons le mode d'emploi de la ménagère, le
    mode d'emploi de l'étudiante, le mode d'emploi de la femme qui
    travaille, le mode d'emploi de la femme qui ne travaille pas, le
    mode d'emploi de la femme cadre supérieur, le mode d'emploi de la
    mère, le mode d'emploi de la femme qui veut devenir un homme
    politique, le mode…

  • En fait, je
    chercherais quelque chose de plus pratique… du quotidien quoi… A
    bredouillé le Barbu.

  • C'est moi! Je
    me suis mise à crier. C'est moi qui ai fait cette boulette!

  • Oh non! A
    gémit la Cadette.

  • Ah non c'est
    pas vrai! A repris Bécassine. Je viens de déborder sur mon gros
    orteil…

  • Mais c'est
    très grave, Mimi! A grondé la Cadette. La Colonette va être
    moquée dans toutes les allées du Saloon, elle va être humiliée,
    méprisée, conspuée, lynchée… et tout va retomber sur NOUS!

  • Mais non, sur
    moi, j'ai bêlé, c'est moi qui ai fait l'erreur! Je le dirai, je
    ferai même une annonce au Saloon si nécessaire! Je battrai ma
    coulpe entre les petits fours et les coupes de champagne!

  • Tu sais bien
    que la responsabilité est collective, a gémit la Cadette, c'est
    NOUS qui allons payer… enfin, surtout Béca… euh Christine!

  • Ah bon, et
    pourquoi moi? A demandé d'un ton étonné Bécassine. Je n'y suis
    pour rien!

  • Mais parce
    que vous êtes la Chef! A tonné la Cadette. Vous êtes donc
    responsable de tout ce qui sort de ce bureau!

  • Mais je
    n'étais pas là! A protesté Bécassine. J'étais en audience avec le Pape à Rome!

  • Qu'importe,
    la Colonette ne voudra rien en savoir…

  • Je vous ai
    trouvé ce que vous cherchez je crois bien…

La dame revenait
vers le Barbu avec un tas de livres sur fond de cris du nêm vert
électrique à qui, le Barbu, a jeté un regard de désapprobation
quasi haineuse. La bibloiothécaire lui a tendu une série de livres
dont j'ai pu voir, pour certains, les titres.

La femme et son
appareil ménager. La femme et sa garde-robe. La femme et son argent
de poche. La femme et son diplôme. La femme et son salaire. La femme
et ses humeurs. La femme et son appareil génit… Le barbu s'est
emparé de ce dernier titre et il a bredouillé un merci, merci…
frénétique. La dame a eu un geste, poings secoué de haut en bas,
l'air de dire, avec plaisir, puis elle l'a laissé là, avec son
livre serré contre son giron, mais j'avais peut être imaginé le
geste après tout.

  • Mimi, a
    repris Bécassine, ce que tu as fait est très GRAVE… tu as
    enclenché une machine qui ne s'arrêtera pas de si tôt… sache
    que si je perds mon poste, que si ma carrière s'effondre à cinq
    années de la retraite… que si je suis mise en retraite anticipée
    à taux partiel, j'irai te voir en tôle et je te pourrirai la vie!

  • En tôle?
    J'ai couiné. Pour une erreur de stats?

  • C'est grave,
    a repris la Cadette, c'est une erreur d'autant plus grave que cela concerne une
    personnalité telle que la Colonette… une Corse pur Corse… mais
    je ne pense pas, Mimi, que tu iras en tôle pour ça… non, tout de
    même, ça me paraît un peu excessif…

  • Tu perdras à
    tout le moins ton job et puis voilà tout! A couiné Bécassine.
    Maintenant, girls, je vais me chercher une toilette pour jeudi
    soir… il faut que je sois en beauté pour essayer de récupérer
    la boulette de Chotek auprès de Madame Bobet…

Et Bécassine
s'est enfuie, l'air pas plus catastrophée que ça.

Le nêm vert
suçotait maintenant un biberon rempli d'un drôle de liquide, genre
menthe à l'eau. Du vert encore. On ne l'entendait plus et le Barbu
s'était assis à une table isolée où il compulsait fébrilement la
femme et son appareil génit…

Et moi, alors,
j'ai vu la catastrophe à venir défiler sous mes yeux. La Colonette
pavoisant au Saloon, sa coupe à la main, et brandissant ce chiffre
étonnant. Chiffre tout aussitôt repris en boucle. Mitrand au JT
national déclarant, chers amis et amants, la poésie a fait un bond
extraordinaire, elle a atteint 50% des ventes de livres du pays en
une seule année… sans doute faut-il y voir là l'action de Mon
ministère à moi qui a ordo… suggéré que des lectures d'extraits
de poèmes soient lus aux caisses des grandes surfaces… dans les
cafés internet, les hammans et les peep show…

Et Nicolas Ier,
lui-même. Lors de la conférence internationale à Copenhague sur
l'Avenir du Livre Sur Terre. Chers tous, sachez qu'en France, 50% de
nos ventes de livres sont le fait de la poésie… eh oui, le
Français est beau parleur, et donc poète, forcément… je vais
aussitôt demander à ce que tous les poètes de France reçoivent la
légion d'honneur, catégorie I, pour avoir ainsi contribué à
l'enrichissement de notre PIB commun à tous… et Carla ma brune,
avec qui tout va très très bien, mettra en chansons certains de nos
plus beaux poèmes nationaux… à cheval sur mon identité nationale
ou bien encore, viens mignonne, allons voir si le bouclier fiscal qui
ce matin…

Et puis, cet autre
poème là. Un obscur éditeur de poésie se frayant un chemin le
soir de inauguration du Saloon jusqu'à la Colonette en train de
laper sa coupe de champagne, une tartine de nutella à l'autre main,
obscur éditeur suivi de près par Super fouille Caca, un obscur
journaliste d'investigation, tous les deux alpaguant la Colonette
chacun par un flanc.

  • Madame la
    Secrétaire générale, si la poésie représente 50% des ventes de
    ma maison, c'est normal, je suis éditeur de haïkus et de
    parillylabiques octatiques… mais cela ne représente certainement
    pas 50% des ventes de chez ses grands requins que sont Hache-Lettre,
    Eddie Tisse, ou Gallarion! (l'obscur éditeur)

  • Madame la
    Secrétaire Générale, reliez-vous ce que l'on vous founrnit comme
    données chiffrées? La poésie, 50% des ventes de livres… un
    enfant en CP sait parfaitement que ce n'est pas avec la poésie que
    l'édition nourrit ses actionnaires! Quelle bourde! Quelle
    ignorance! Ou quel mauvais entourage vous avez, madame la Secrétaire
    Générale (l'obscur Super Fouille Caca, ricanant).

Et après… oh
après. Je me vois, mise à la porte du Syndic, mon baluchon sur
l'épaule après avoir été tancée devant tout le personnel réuni
par la Colonette, puis par Mitrand, venu tout exprès (mais arrivé avec une
heure de retard), et même par Nicolas Ier en duplex depuis le yacht prêté par un de
ses amis hippies du CAC 40, pour cause de besoin urgent de
décompression suite à la Boulette de Chotek qui lui aurait valu un
second malaise vagual.

Oh seigneur…
j'ai gémi à ma table de bibliothèque.

  • ça te fera
    un sujet pour un livre (la non muse, faussement réconfortante)

  • moi on
    m'aurait non seulement virée mais abattue dans le parking de
    Carrefour (Cléa Culpa, nullement réconfortante)

  • Oh y a pas
    mort d'homme (A, pas convaincu)

Plutôt que
d'entendre ceci, j'ai préféré rester en bibliothèque,
entre le nêm vert et le Barbu, qui devait être en train de pénétrer
la Femme et son appareil génit… tant il était courbé dessus. La
dame est venu le voir pour lui demander si ça lui convenait et il a
bredouillé hein, ah oui, ah oui, j'apprends beaucoup…

Et maintenant que j'écris çat, j'attends que les flics viennent me coffrer en
mangeant des bonbons Haribo que je pensais offrir à Zébulon mais
bon, le temps que je sorte de Fleury Mérogis, ils seront tout durs, alors…

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