La théorie de l’évaluation

Vous
l'aurez sans aucun mal remarqué, que vous soyez salarié, chômeur,
militaire ou femme au foyer, nous sommes rentrés dans la grande ère
de l'évaluation.

Il
convient d'évaluer l'activité, ou la recherche d'activité pour le
chômeur ou le militaire en cas de non guerre, à laquelle on
s'adonne ou fait s'adonner les autres.

Quand
j'étais employée de bureau au Syndicat du crime ès livres (je le
suis toujours, même si, comme dirait la créature des îles qui lui
sert de responsable DRH, étant en congé parental, je suis sortie
des effectifs), je me devais d'évaluer l'activité du dit Syndic, ce
qui se défend, mais également l'activité des activités soutenues
par les autres bureaux… ou plus exactement, de recueillir les
évaluations effectuées par ces bureaux concernant les activités de
celles et de ceux qu'ils subventionnaient. Le tout sans aucune
méthodologie commune aux bureaux et surtout, sans aucune bonne
volonté de tout à chacun pour qui évaluer c'était forcément
fliquer.

En
bref, qu'il s'agisse de l'hôpital (sur une échelle allant de 1 à
10, évaluez votre douleur), d'un bien de consommation (vous diriez
de ce parfum qu'il est trop, peu, juste assez, parfaitement fort) ou
de votre travail (veuillez recevoir votre convocation pour votre
entretien annuel d'évaluation), on ne cesse de vouloir à tout prix
savoir ce que valent les choses, et les gens. Et ce, le plus
précisément possible, et avec, le plus souvent, une certaine idée
derrière la tête qui n'est pas toujours très objective, surtout
concernant les personnes (comment donner plus de valeur aux objets et
aux gens, sinon, comment s'en débarrasser).

A
la base, comme un paquet d'idées, celle de l'évaluation n'est pas
pire qu'une autre. Il est normal qu'on veuille en avoir pour son
argent, qu'on s'achète un parfum ou qu'on embauche un employé de
bureau, mais mise à toutes les sauces, l'évaluation confine, au
mieux, à l'absurde (évaluer par exemple le travail d'une ministre
de la culture au nombre d'entrées dans les musées), au pire, et au
final, au doux balancier du salarié au bout de sa corde parce que
poussé à bout par tous ces soucis d'évaluation le concernant comme
concernant ses tâches principales (le plus coopératif des employés
ne peut donner que ce qu'il a).

  • Commence
    au moins par faire un bilan de compétences… S'IL TE PLAIT
    MIMI!

M'avait
ainsi quasi suppliée à genoux tante Babe dimanche dernier alors
qu'elle était venue chez nous pour s'assurer que la Zouflette était
bien passée au biberon et que je n'en profitais pour coudre des
rideaux ou peindre des aquarelles pour égayer la chambre des petits.

  • Commence
    donc par évaluer ce que tu sais faire, ce serait déjà ça… de
    savoir ce que tu sais ou ne sais pas faire… il est toujours bon,
    dans une vie de travailleuse, de s'évaluer de temps à autre… et
    puis, rien de tel que le principe de réalité pour se changer les
    idées!

Son
manteau sur le dos, à la porte de la maison, elle avait encore remis
ça bien que je lui avais fait remarquer qu'elle-même avait toujours
soutenu que seules les femmes étaient bonnes pour les bilans de
compétences, donc d'évaluation de ce qu'elles valaient, pour
finalement ne rien en faire, hormis se le remémorer avec nostalgie
(frustration) en passant le fer sur les cols de chemise de leur petit
mari, leur seul véritable emploi rémunéré dans la vie.

Néanmoins,
le lundi matin, après avoir respiré un bon coup, j'ai contacté la
créature des îles du Syndicat du crime ès livre afin d'évaluer
mes chances de voir financer mon désir d'évaluation.

  • Il
    faudrait que j'évalue le budget formation pour l'année
    prochaine… m'a-t-elle répondu d'un ton évanescent comme son
    parfum senteur vanille.

  • Vous
    voulez dire… cette année… 2011? j'ai demandé, un peu
    inquiète.

  • Non
    mais qu'est-ce que vous vous imaginez! Elle a de suite couiné. Nous
    avons toujours budgétairement une année d'avance! Là je vous
    parle de 2013 bien sûr!

  • 2013?!

  • Oui!
    Avant tous les crédits-formation sont déjà alloués… à
    l'évaluation.

  • Mais
    évaluation de qui de quoi où ça quand? J'ai bafouillé.

Doux
Jésus, le Syndic semblait décidément être passé à la vitesse
supérieure.

  • L'évaluation
    des résultats de l'évaluation pardi!

  • Euh,
    je ne vous suis pas très bien…

  • Mademoiselle
    Chotek… elle a fait alors entendre dans un soupir exaspéré, vous
    n'êtes pas sans ignorer que vous savez bien que la Eregépépé
    nous impose de nous évaluer mutuellement dans le cadre de la
    modernisation de la fonction publique, antique par essence… ce qui
    donne donc des résultats, d'évaluation, que nous évaluons ensuite
    dans l'objectif objectif d'évaluer les besoins en formation de nos
    agents évalués… pour qu'ils soient modernes absolument modernes,
    comme disait le poète Arthur Rambot!

  • Ce
    n'est donc pas envisageable que vous me financiez un bilan de
    compétences dans le cadre de…

  • En
    2013… peut-être… et encore… oh mais je vous laisse, j'entends
    votre bébé pleurer, et à ses pleurs, j'évaluerais qu'il a
    faim… n'hésitez surtout pas à me rappeler si vous avez d'autres
    questions à me poser… mais pas avant fin mai! avant, j'évalue
    les modifications modificatives du budget pour le CA du printemps!

Et
pof, elle m'avait déjà raccroché au nez. La Zouflette m'a regardée
d'un air surpris, et indigné, non elle ne pleurait pas, qu'est-ce
qu'elle racontait la dame au bout du fil?

Je
me suis sentie… dévaluée dans mon désir de changement, 10 sur 10
le désir. Pour moi, le bilan de compétences, c'était un peu comme
la psychanalyse de la travailleuse qui sommeillait (fortement) en
moi. Parce que j'allais faire un bilan, j'allais renouer avec le feu
sacré, la croyance peut-être mythologique, comme quoi je pouvais
faire autre chose que m'emmerder toute la sainte journée au Syndicat
du crime ès livres, entre Bécassine et la Colonette, vu que
j'allais enfin trouver un travail qui m'épanouirait de la cervelle.

Je
me suis donc laissé aller à un profond découragement, j'évaluerai
2 h 35 de découragement d'une force 6 sur une échelle allant de 1 à
10, ce qui ne m'a pas empêché de lancer une machine, faire un
biberon, changer une couche et coucher un bébé dont j'évaluerai le
sourire à 8 sur 10 car l'innocente souriait à tout et à tout
instant sans se douter qu'un jour, elle aurait à se poser la
question de ses capacités professionnelles comme de sa valeur
intrasèque.

Puis
le téléphone a sonné, c'était Aveline.

  • Salut
    ma vieille! Elle a fait. Ça va?

  • Bof…

Je
lui ai raconté ma déconvenue.

  • Oh
    tu sais, ce type de bilan, ça ne sert à rien, juste à la rigueur
    savoir ce que tu ne veux pas faire, et ça tu le sais non?

  • Certes
    mais bon…

  • T'inquiètes,
    tu peux tout à fait t'en passer!

  • Si
    tu le dis… et toi, ça va?

  • Ra
    figure toi que je suis sur le cul! Je reviens de la crèche des
    filles et on m'a remis leur bulletin d'évaluation!

  • Non?!

  • Si!
    Avec des tas de croix, des + et des -, genre points faibles, points
    forts…

  • C'est
    pas vrai…

  • Si,
    ma vieille, réveille toi! encore six mois et ta Zouflette aura son
    premier bulletin de PMI!

  • Et
    ça dit quoi leur évaluation?

  • Eh
    bien… Aveline s'est mise à feuilleter bruyamment ses feuillets…
    Pomme a un ++ pour la socialisation, un + aussi pour l'alimentation
    mais un – pour le déplacement psychomoteur et, merde alors, un –
    – pour les fondamentaux du dessin… quant à Prune, elle a un –
    en socialisation, ça m'étonne pas, c'est une vraie sauvage, mais
    un ++ pour le truc psychomoteur et un -+ pour les fondamentaux du
    dessin… -+, ça veut dire quoi à ton avis?

  • Zéro?
    J'ai proposé.

  • Non,
    parce qu'elle a zéro pour l'alimentation! Ro c'est d'un compliqué
    leur machin… m'enfin, l'essentiel c'est qu'elles passent dans la
    section du dessus, avec même une mention assez bien!

  • Tu
    rigoles? J'ai émis.

  • Bien
    sûr que oui! Elle a gloussé. Je veux parler de la mention hein
    bien sûr… parce qu'il y a marqué noir sur blanc que suite à
    cette évaluation de mi-année, elles étaient autorisées à passer
    dans la section des moyens… sur ce, je te laisse, je dois aller
    pointer chez Pôle non emploi pour une évaluation de ma recherche
    effective d'emploi, comme y disent, sinon, ils m'irradient dans
    l'heure!

Radient,
Aveline, pas irradient… j'ai marmonné. Mais pof, elle avait déjà
raccroché.

Un
peu plus tard, j'ai raconté ça à la grande Simone qui m'avait
appelée pour s'assurer que j'avais bien reçu ses derniers exemples
de CV remarquables. Elle m'a raconté que dans l'entreprise de la
Parfaite, on avait mis en place une grille d'évaluation du moral des
employés afin, disait-on, de prévenir tout risque de dépression
voire de suicide chez l'un d'entre eux.

  • Chaque semaine , elle doit cocher des cases concernant ses quatre principaux
    collègues… par exemple… attends, j'ai noté ça, ah tu vas voir
    comme tu as de la chance avec ta pantoufle de Syndic… votre
    collègue frontal soupire-t-il tout le temps, très souvent,
    souvent, parfois, rarement, jamais… puis, évaluez la teneur de
    ses soupirs… ses soupirs sont-ils asthmatiformes, désabusés,
    déprimés, subversifs ou agressifs… non mais tu imagines un peu
    ça Mimi?

  • Non,
    j'imagine même pas, j'ai marmonné.

  • Elle
    doit aussi signaler si l'un d'entre eux ne mange qu'avec les autres,
    mange parfois avec, mange rarement avec, ou s'isole pour manger.. et
    aussi s'il a tendance à se laver trop, beaucoup, pas assez, peu,
    jamais les mains… comme elle doit préciser si ses collègues
    reçoivent trop, beaucoup, pas assez, peu, jamais de coups de fil
    personnels, et aussi…

  • Maman,
    je l'ai coupée, tout ceci est très intéressant mais je dois y
    aller… j'ai du travail…

  • Du
    travail toi? Elle a glapi. Tu cherches un peu, beaucoup, trop ou pas
    du tout un nouvel emploi au fait?

  • -+,
    j'ai répondu.

Et
pof, j'ai raccroché, cette fois-ci c'était moi.

Et
à part ça, vous, vous diriez qu'avoir un travail rend un peu,
beaucoup, trop, pas assez ou pas du tout épanoui? Et en chercher un?
Un peu, beaucoup, trop… Et ne pas en avoir un? Répondez, c'est un
ordre!

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