Qu’est-ce que la philosophie ?

Je n'en sais rien, j'ai même pas eu mon bac, alors c'est pas pour m'emmerder avec ce genre de questions à la con à l'âge que j'ai… pour moi, la philo, ça sert jamais qu'à causer et pas que des mots, des génocides aussi, a répliqué Baba à cette jeune femme accompagnée de son disciple et que nous venions de rencontrer dans une guest-house de Leh à la table du petit-déjeuner.
 
Ca commençait bien.

Pourtant, Fanny (la fille) et son disciple (et petit ami), Julien, avaient de bonnes bouilles, ils visitaient la région en vélo, chapeau bas, et ils étaient sympas comme tout. En plus, ils promettaient d'élever le niveau des débats, pas forcément toujours très hauts entre un petit prince régulièrement enfumé, taciturne à ses heures (pensant à sa planète et à sa rose), et une Baba pas toujours marrante, à râler et à toujours dire qu'elle était pour crever. Fanny préparait un doctorat de philo, elle philosophait comme on respire vu qu'elle était passionnée par son art, son sujet de thèse, son gourou (maître Delouze), et je m'étais ainsi inscrite immédiatement à la séance de rattrapage qu'elle nous proposait le soir même, qu'est-ce que la philosophie, désireuse de m'instruire et d'effacer le souvenir plutôt vague de mon unique année de philo dans ma vie. Sacha m'a accompagnée car il se sentait d'humeur à verbes, je sentais qu'il allait faire des siennes mais bon, Ernesto prétextant une lessive à faire et Baba, vous savez.
 
Assis bien sagement, nous avons attendu que le Maître parle. En fait, il s'agissait d'une méthode d'apprentissage entre la Grèce antique et les US pas antique : on parle, on échange, guidés ou plutôt corrigés par le Maître. Au début, tout s'est bien passé. Fanny nous a raconté ce qu'avait été dans sa vie la découverte de la philo, très jeune, adolescente même, au point qu'elle s'était dit qu'elle ne ferait que ça, dans la vie, en dépit d'un père, artisan boucher, et d'une mère, kinésithérapeute qui voyait pas « à quoi ça servait », la philo, surtout « dans la vie des gens ». Son premier copain, car oui, je précise que fanny faisait partie de ses filles qui dès l'âge des premiers nénés ont un mec, était son professeur de philo du lycée, ouais, carrément, et ils avaient souvent des prises de bec sur des thèmes pas franchement domestiques : la philo est-elle accessible à tous, Montaigne était-il un philosophe ou juste un penseur (on a échangé un regard d'incompréhension avec le petit prince car pour nous, c'était la même chose), le monopole de la pensée philosophique contemporaine française par les normal supiens, etc. En rencontrant il y 4 ans, Julien, professeur d'informatique dans un lycée technique, elle avait non seulement appris à respirer mais en plus, elle avait découvert le goût de l'apprentissage : Julien était son plus fervent élève, lui qui avait eu 2 en philo au bac, voilà qu'il dévorait Sénèque, Platon, Pascal et les autres (chais pu qui).
 
S'en est suivi un plaidoyer excitant au sujet de la pratique de la philo, la philo, ça sert dans la pratique, parce que euh c'est pratique, avec cette idée que même un crétin comme George Bush pourrait lire Sénèque « si on l'accompagnait dans sa lecture ».
 
Bon ben alors quoi, a râlé le petit prince, c'est pas tout ça mais c'est quoi au juste la philo ?
 
Une machine à fabriquer des concepts. A répondu maître Fanny. Et c'est là que ça a commencé à chasser sur les côtés. C'est-à-dire, a demandé d'un air intéressé le petit prince. Eh bien, une activité qui consiste à produire des idées, a répliqué la gourou. Et c'est quoi exactement un concept, j'ai demandé. Une idée. Je peux avoir un exemple, j'ai demandé poliment en levant le doigt.
 
S'en est suivit des explications obscures. A chaque fois que Fanny tentait de nous expliquer ce qu'était un concept, on trouvait toujours quelque chose dans la vie qui s'en rapproche. Ah oui, c'est comme… Mais non. Pour dire vite, on ne voyait pas ce que ça avait de si extraordinaire que ça un concept. De si unique. De si strictement uniquement philosophique. Car un autre « concept » de Fanny était qu'aucune idée ou métaphore puisée dans un domaine autre que la philosophie, ne pouvait prétendre au statut de concept… et d'ailleurs, ça devait même vouloir dire autre chose.
 
Par exemple, Sénèque explique qu'il faut vivre chaque jour avec l'idée de la mort, nous a-t-elle informés. J'ai lu la même chose chez Bouddha, j'ai protesté. J'ai lu la même chose chez Rilke, a protestéle petit prince.
 
Oui, mais ce n'est pas la même chose. Sénèque ne voulait pas dire ça. Pas comme les poètes. Pas comme les religieux. Pas comme les ploucs quoi. Parce que seule la philosophie sait et peut produire des concepts.
 
Fanny concevait en effet la philosophie comme un panthéon… tout en répétant que les textes philosophiques devaient/pouvaient être lus de tous et que les philosophes actuels se prenaient pour des sortes de sur-cervelles au-dessus des masses avec qui décemment ils ne pouvaient pas partager leur savoir. Néanmoins, répétons le, la philosophie était une discipline très à part que l'on ne pouvait pratiquer que si l'on savait conceptualiser. Car dans la vie, il y avait ceux qui fabriquaient des concepts et ceux qui distillaient des percepts.

  • Merde, a lâché soudain le petit prince. Tout est en toute chose, rien n'existe séparé du reste! Les disciplines communiquent et la philosophie n'est pas un panthéon détache du reste, trônant au-dessus de nos têtes comme un vieux Dieu barbu!
  • Je n'aime pas cette idée nivelante d'unicité, a répliqué d'un ton pincé le maître Fanny, cette espèce de maladie de notre système où tout est nivelé, tout est égal, tout est dans l'un et inversement… c'est si médiocre… d'ailleurs, le Grand Vénérable Delouze disait que la démocratie était le pire système qui soit puisque tout est nivelé et nivelé par le bas, à commencer les idées… par ailleurs, je n'ai aucune inclination pour le mysticisme… bonne nuit!

Sur ce, elle nous a plantés là, avec le petit prince, s'en allant, suivie par son disciple qui plus tard essaiera encore de nous ré-expliquer pourquoi le concept n'appartient qu'à la philosophie et pourquoi n'est pas philosophe, qui veut.

  • Par exemple, c'est comme quelqu'un qui parce qu'il fait un peu d'informatique se prendrait pour un informaticien… c'est risible! A gloussé Julien en remontant ses lunettes avec son doigt sur son nez.
  • Bof, a fait le petit prince d'un air plutôt nivelé.
  • On peut peut-être parler d'autre chose non? J'ai râlé.

Commençaient à me faire chier, là, tous. Et la Fanny, si vous voulez mon avis, fallait qu'elle sorte de son Tintamarre à elle, si elle voulait vraiment faire passer le message, concernant la philosophie. Là, ça relevait du palais des dinosaures, glacés sous vitre, disparus, ne-pas-toucher.

  • T'avais raison, j'ai dit à Baba en m'allongeant dans le lit à côté d'elle, la philosophie, ça sert vraiment à rien…
  • Qu'est-ce que je t'avais dit hein! A gloussé Baba.

J'ai vu qu'elle tenait dans ses mains un livre à moitié ouvert, son doigts en marque page, Qu'est-ce que la philosophie ? G. Delouze et F. Guattari, « la philosophie comme activité qui crée les concepts se distingue de la science et de la logique, lesquelles opèrent par fonctions, sur un plan de référence et avec des observateurs partiels. Public motivé. » M'a lu Baba.

  • Et euh, c'est bien?
  • Bof… je préfère Kant, je l'ai longuement étudié à Sarajevo… quelle tête! Ou à la rigueur Foucault, c'est plus fantaisiste…

J'ai poussé un soupir. Baba m'a fait un clin d'œil, je lui ai piqué son livre de chevet, à la Fanny, elle a gloussé, j'aime pas les profs, je préfère apprendre par moi-même. J'ai saisi le concept, je lui ai rétorqué en me retournant pour dormir.
 
C'est dommage. Fanny avait l'air rudement sympa et intelligente, son Julien aussi, mais bon, si on devait à chaque fois se faire ratatiner l'opinion et traiter comme les profs nous avaient traités durant toute notre scolarité, avec mépris ou mauvaise foi, autant laisser choir le concept.
 
Chais pas si vous perceptez.

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