Myrtille fait du ski

Tous les ans, c'est le même toutim. Avec mes vieux et mes petits frères, on va au ski. Je déteste le ski, moi, Myrtille Blacard. Vous allez me dire que je suis une sale môme gâtée, mais c'est comme ça, j'aime pas le ski, j'aime pas le blanc, j'aime pas le froid, j'aime pas la vitesse, avec les skis qui partent tous seuls, qui se croisent et que vlang, t'es par terre sans même savoir où.
 
Et surtout, surtout, par dessus tout, je déteste les monos. Les monos, ils sont méchants, ils te crient dessus quand tu tombes, ils te braillent des ordres que tu comprends même pas, amont, aval, et ils font exprès d'aller très vite pour pas que tu puisses suivre. Je le dis, je veux bien laisser ma place au ski à un enfant pauvre et malheureux, et crécher chez lui pendant ce temps là, sauf si son père, il fait du bruit avec ses poils de barbe parce que ça aussi, je déteste.
 
En conséquence de tout cela, je suis suivie par une psy, madame Irène Belette. Je veux dire, mes parents eux adorent le ski, ma mère est même née dedans, mon frère qui a six ans de moi, il est déjà mille fois meilleur etc. Donc ça les désole de me voir comme ça, pire, ça les angoisse et ils veulent que je guérisse et que j'ai enfin ma troisième étoile et que, bref donc, je vais voir un docteur pour ça. A part ça, je suis très bonne à l'école, j'ai un an d'avance, bientôt deux, je suis une sur-douée et j'ai gagné le concours de la meilleure rédaction, Myrtille fait du ski, mais mes vieux s'en foutent, ce qui compte c'est le ski moi je vous dis.
 
Bref, on part au ski et même qu'on y est déjà. C'est un chalet en bois qui rentre sous les ongles et j'ai ma chambre, c'est déjà ça. Comme je suis une fille et que je vais avoir dix ans, mes parents font en sorte que j'ai toujours mon intimité, comme si j'avais déjà des nichons et des poils là où tu sais. Les frangins sont logés dans la même chambre et j'entends Lupin, le plus grand expliquer à Justin, le petit, qui a quatre mois, comment on fait une conversation avec ses skis.

Assise sur mon lit, je soupire. C'est l'heure de la leçon de ski. Mon père toque à la porte, respect de l'intimité, et ouvre sans que j'ai dit oui, non respect du respect. Il se tient sur le seuil, son gros bonnet rouge enfoncé jusque sur les yeux, on dirait le père Noël, il a mis son masque de ski contre le soleil, sa combinaison, rouge de même, et il a déjà ses chaussures aux pieds.

  • Myrtille! C'est l'heure! Dépêche!


En grognant, je me lève. J'enfile mon anorak, bleu, je remonte mon pantalon avec les bretelles, parce que depuis quelques temps, ça me chatouillle entre les jambes alors je baisse, je prends mon casque bleu aussi, et mes moufles. Ma mère est dans l'entrée qui m'attend, comme si je partais à la guerre. Elle porte Justin sur sa hanche, et le bébé jette un regard d'envie à mon équipement. Ma mère se penche, sa robe de chambre baille, on voit ses seins ballotter comme en dessous chez les vaches, j'aurais jamais de seins, moi, et pourquoi je peux pas rester à la maison comme elle, qui ne va skier que l'après-midi, vu que c'est Gaëlle, la fille des remonteurs de piste, qui vient garder le bébé.

  • Bonne journée, ma chérie… tâche de t'accrocher, il faut VRAIMENT que tu es ta troisième étoile cette année! Ton frère va te rattraper sinon!
  • M'en fiche.
  • Myrtille!

Mon père, déjà exaspéré. Avec ses skis qui lui tombent dans le cou et les bâtons qui se fichent dans son mollet. Il est grand et maladroit, il skie très bien mais avant qu'il soit lancé, on dirait moi en pire. Lupin, lui, est déjà prêt, dehors, ses skis impeccablement installés sur sa petite épaule, ses bâtons bien en main. Il disparaît sous son casque et sa combinaison trop grande vu qu'elle était encore à moi l'année dernière.

  • Grouille toi, il me fait, on va être en retard!
  • Fayot! Je lui siffle.
  • On est pas à l'école ici! Il me rétorque en me tirant la langue.
  • Moniteur=professeur! Je lui renvoie, avec un coup de pied aux fesses.

Vlang. Le voilà par terre, tout criant et hurlant. Il arrive même à se sortir de grosses larmes, ce con. Mon père arrive, il le relève et grogne.

  • Pouvais pas faire attention non…
  • C'est Mymy… il sanglote… elle m'a fait tomber!
  • Mymy! Crie mon père.
  • C'est même pas vrai, je mens effrontément, je lui ai juste dit que sa braguette était ouverte et qu'on voyait son zizi à travers…
  • Même pas vrai!
  • Myrtille!

Hurle mon père, mais je m'en fous. Il paraît que je suis une teigne. Une dure à cuire. Je suis comme ça quand on me traîne au ski, par exemple. Je me mets en marche, avec ces crétins de ski qui vont et viennent dans mes bras, je refuse d'écouter les conseils de mon père, et bientôt, il est loin devant, avec mon frère, dont il porte les skis, sale chouchou.
 
Quand je les rejoins aux poteaux des cours, je suis déjà toute mouillée par la sueur et ça me chatouille encore drôlement entre les jambes. J'ai envie d'y glisser ma main et de frotter, frotter. Après, ça fait des étincelles, je pèse un kilo, et je m'envole.

  • Myrtille, tu te magnes, tous les autres ont déjà le ski aux pattes, on file au téléski du mal parti, se coller une perche sur le fion et en avant la musique, direction le sommet!

Ca c'est le moniteur. Je déteste sa façon de parler. D'accord, je dis des gros mots mais c'est des petits gros mots parce que je suis une enfant. Lui, il parle que dès fois, on comprend même pas. Fion, je connais, à cause du fion de poulet qu'on dit croupion aussi, mais dès fois, c'est des mots que je connais même pas, ou des expressions, comme se tâter la nouille. Je mets vite mes skis, je sens déjà l'angoisse dans la gorge. Je fais peut-être la fière mais quand j'ai ça aux pieds, je suis plus rien du tout.

Les autres sont déjà au téléski, la perche au fion comme y dit le mono, c'est Francis le moniteur, et il me fait de grands signes de bâtons énervés, par là, par là. J'arrive péniblement, et il me pousse dans le dos. Je déteste ça.

  • Ben dis donc, Myrtille, t'es vraiment pas un moteur à 100 chevaux toi…

Je dis rien, je peux pas. A moitié couchée sur la perche, j'essaye de calmer mon cœur qui bat à toute allure. Le mono est derrière, je l'entends qui chante à tue tête. La perche appuie entre mes jambes, je ferme les yeux, ça me ballotte, puis ça me tire, fort, y a marqué pente à 60%, ça appuie sur le bouton entre mes jambes que mes frères n'ont pas et c'est bien fait, je sais ça parce que je suis en avance, sauf pour le ski. Je garde les yeux fermés et j'entends le moniteur qui me hurle de lâcher la perche, on est arrivés bordel. Je la lâche, et c'est moins une, je manque de renverser tous les autres en déboulant sur eux.
 
Francis arrive en se pavanant.

  • On va descendre cette bleue, virages serrés, faciles, sur les quarts, planter de bâton, puis on va aller au télésiège des Renoncules, si tu recules, comment veux-tu, comment veux-tu, puis nous prendrons la noire très très dure, et ceux qui seront encore vivants, viendront avec moi au téléski des bois obscurs… c'est parti!

Et c'est parti. Toute la sainte journée, c'est des descentes, des remonte-pentes, des exercices, des cris, des critiques, et le soir, je m'endors à table tellement j'en peux plus, mes cheveux blonds dans la fondue. Mes parents trouvent ça très bien, on prend l'air, on se dépense et le soir, on les ennuie pas, à dormir tous à table. On part se coucher et moi je sais ce qu'ils font, je ferai jamais ça quand je serai grande. Moi j'habiterai toute seule dans un pays sans neige et sans montagne, en Afrique par exemple, et les gens viendront de loin me consulter sur la vie, comme moi je consulte madame Belette, sauf que moi, je serai sous un grand arbre et je serai habillée presque nue à cause de la chaleur et des coutumes.
 
Après quelques pistes, on se dirige vers le téléski des Bois obscurs, qui tire raide et qui passe dans la forêt où, selon Francis, il y a un loup très affamé et très cruel, ce qui fait qu'il ne faut pas tomber parce que lui, le Francis, il est pas fou, il s'arrêtera pas pour te ramasser et se faire bouffer avec toi, alors t'as compris, c'est tant pis pour toi, la vie, le ski, c'est chacun pour soi et démerde toi pour pas lâcher la perche.

  • Les gars, il insiste lourdement alors qu'on arrive au téléski, je vous préviens, celui ou celle qui tombe… Adieu! Je m'arrête pas! C'est chacun pour soi face au loup noir et velu!
  • M'sieur! M'sieur! C'est pas vrai!
  • Il existe pas!
  • Y sont tous été tuésles loups !
  • Pan!
  • Dites, m'sieur, c'est pas vrai que la Communauté européenne selon le décret 1630X23, va en réinsérer dans la montagne?!

Etc. Les autres paniquent. Moi, je fais comme si j'avais pas peur. Les loups, ça existe plus sauf dans des zoos et les histoires pour enfants attardés.

  • T'as entendu, Myrtoche tête de pioche? Me glousse Francis alors que je me saisis de la perche.
  • Myrtille.
  • Serre bien la nouille sur le bâton, hein, parce que si tu tombes…
  • Je sais, je fais. Je tomberai pas.
  • T'es pas encore tombée ce matin… t'as fait un crochet par Lourdes avant de venir ici?

Il chuchote, la main posée sur la mienne posée sur la perche, je déteste.

  • … ou t'as révisé pendant la nuit dis donc?
  • Nan.
  • Fais gaffe hein, va pas tomber juste à ce moment là… réserve toi pour le spot!

Connard. Il lâche enfin ma main, avec une grande poussée sur mes fesses, et la perche me tire brutalement devant. Je suis toute rouge et j'ai envie de pleurer. Je déteste qu'on mette sa main comme ça et qu'il me regarde aussi comme ça. Je suis plutôt grande pour mon âge, j'ai des cheveux longs et blonds, et dès fois, y a des types qui me regardent d'un drôle d'air dans la rue. Les copines aussi, ça leur arrive, remarque. Quand je serai grande, je serai pas comme eux et elles, que je vois, à se tortiller les uns avec les autres, avec des mines comme des chats à envie de pisser et des rires plus bêtes qu'à la télé. Berck.
 
La perche me tire, me tire. Ca appuie sur le bouton et je sens le regard de Francis sur mon dos, j'espère pas sur mes fesses.

  • Tiens bon! Il me crie. Lâche pas hein surtout! Le loup velu adore les blondes!

J'ai envie de me boucher les oreilles. Si je dis ça aux parents, ils diront que c'est mon imagination bizarre et fantasque, avis de la maîtresse d'école, alors ils prendront un RV de plus avec madame Belette, à la rentrée, vive la rentrée, et je serai bonne à devoir encore essayer de changer en faisant plein de dessins. Je sers la perche, et j'essaye d'écarter des cheveux de ma figure. La pente est raide et les arbres nous cernent. Le bouton me chatouille, de plus en plus, et j'ai envie de faire pipi. J'essaye d'appuyer dessus avec ma moufle, un cahot et horreur, la perche me saute des mains, je vacille, mes skis se croisent et je tombe, tombe… Francis arrive, son bâton entre les jambes.

  • Petite conne! Il me crie. Je t'avais dit de faire attention bordel!
  • Mais j'ai fait attention! Je pleurniche.
  • Qu'est-ce que tu trafiquais hein?! Il braille. Peux pas garder tes mains là où il faut?! Démerde toi!
  • Monsieur! Je crie. Monsieur Francis, ne m'abandonnez pas!

Francis passe devant moi avec un affreux sourire, il me dépasse et agite la moufle, bye bye Mymy.
 
Je suis toute seule dans la forêt. Il n'y a personne derrière, qui monte, tout est vide et désespéré. Je pleure, assise sur un de mes skis, et je donne des coups de moufle dans la neige. Je me sens complètement abandonnée. Au bout d'un moment, j'arrête de pleurer. Je regarde la pente en dessous, c'est super raide. J'y arriverai jamais, il va falloir passer dans la forêt… mais dans la forêt, il y a le loup ! J'ai peur du loup ! Je fixe la ligne du téléski, personne ne vient plus, et j'entends même pas un bruit. Je me dis alors, bizarrement, que c'est mieux comme ça. Je me dis même qu'heureusement que je ne me suis pas retrouvée avec Francis, il m'aurait crié dessus, il aurait peut être mis sa main sur la mienne et même les moufles qui sont énormes, ça protège pas assez, berck, je te dis.
 
J'enlève les skis, je les tire sur le côté. Je regarde vers la forêt, et j'entends alors les oiseaux. Ca me rassure. Je me dis que si les oiseaux chantent, c'est que tout va bien. Quand y a des grandes catastrophes, les oiseaux s'arrêtent de chanter juste avant, je l'ai vu à la télé avec le tsunami. Je remets mes skis et j'appuie doucement sur mes bâtons pour glisser vers la forêt.
 
Heureusement, la neige est épaisse et ça freine un peu. Je glisse vers le bois, obscur, et j'y entre en frôlant avec mon casque des branches un peu basses. Dedans, on ne voit même plus le soleil tellement le bois est épais et j'essaye de pas crier ou pleurer ou même me laisser tomber par terre avec un grand découragement. Je dois absolument redescendre et après, je file à la maison et je m'enferme dans ma chambre. Maintenant que je suis dans la forêt, on n'entend plus un bruit, pas même un oiseau et avec la neige, partout, tout semble figé. On dirait que le temps s'est arrêté, mais je sais que c'est pas vrai, le temps passe et je dois rentrer vite vite avant la nuit.
 
Alors que je glisse, j'entends soudain un bruit. Le bruit d'une respiration sourde. Etouffée. Angoissante. Je sers mes doigts sur les bâtons et ma vue se brouille. Je fonce malheureusement vers cette respiration… des sortes de râle sourds et rauques, je n'arrive pas à m'arrêter, à diriger mes skis ailleurs… Est-ce qu'un loup fait ce bruit là ? J'essaye de me rappeler la leçon de sciences naturelles consacrée au loup mais j'ai tout oublié du loup et de ses bruits. Et si c'était Francis… Francis avec ses grandes mains poilues sous ses gants de ski et son regard bizarre ? Le râle devient plus fort, je glisse, je glisse sans pouvoir m'arrêter, et soudain, je décolle… Je suis passée trop vite sur une bosse et je vole dans les airs, pattes écartées, je vois les sapins se rapprocher, rapprocher… avant que je retombe, vlang, d'un coup, dans la neige, les skis arrachés, la main droite tordue sous moi, j'ai mal. Je reste couchée sur le sol.

  • ça va?

J'entends alors demander. Je sursaute. Je garde les yeux fermés.

  • T'as fait un sacré vol plané… et t'as failli me tomber dessus! Déjà que moi aussi, je venais de me casser la binette…

La voix est rauque, brouillée comme celle d'un vieux. J'entrouvre les yeux… et je pousse un cri. Devant moi, vautré sur le sol comme soi, il y a un loup… un loup habillé d'une combinaison de ski, rouge comme celle de mon père, avec le même bonnet et les mêmes lunettes ! Il essaye de remettre ses skis, et ses moufles sont dans la neige, on voit bien qu'il a fait une chute comme moi, la bosse. Je claque des dents et j'essaye de remettre mes skis, aussi, mais mes mains tremblent trop, la droite me lance, me lance… j'ai envie de pleurer, de crier, mais il faut que je m'enfuie d'abord.

  • N'aie pas peur, il me dit le loup, je ne vais pas te manger!

Je ne dis rien, je serre les dents. Je pense même pas que c'est bizarre un loup qui parle.

  • Je ne mange pas les petites filles! Je suis un loup alpin végétarien, j'ai pris le maquis et depuis, je trouve plus la sortie!
  • Le maquis? Je demande, comme ça mécaniquement.
  • Oui! Il s'exclame. Pendant la guerre! Maquis du Vercors! Je parie que tu sais même pas ce que c'est hein? Le Vercors, c'est pas que des stations de ski et de la fondue le soir au coin du feu!
  • Euh non monsieur le loup… je sais pas…
  • Appelle moi Pierre, fillette…
  • C'est comme le nom de mon père! Je m'écrie.
  • C'était mon nom de combat… enfin, disons que j'ai pris ce nom mais que le combat, on n'en a pas vraiment vu la couleur…

Il regarde d'un air pensif ses skis. Puis il se met à vociférer.

  • On était prêt à en découdre… et à libérer le pays… seulement voilà les Rosbifs l'entendaient d'une autre oreille!!! fucking moutons à la menthe!!!!! Ont refusé de nous balancer les armes! On a été livrés comme des moutons aux bergers allemands!!!!!!

Pendant qu'il crie ses drôles de trucs, j'ai réussi à remettre mes skis. Je suis debout et je commence à appuyer sur mes bâtons.

  • Eh où vas-tu petite? S'écrie Pierre le loup.
  • Ben euh… je rentre chez moi, je grelotte.
  • Ah ben attends moi… plus de soixante ans que je cherche la sortie, on la trouve ensemble ou on la trouve pas!
  • Mais euh…
  • Mais euh quoi? Grogne le loup.
  • C'est que… euh… je préfèrerai y aller seule! Je bredouille.
  • T'es folle, la môme?! Et si tu tombais sur Francis le loup hein?
  • Francis le loup?! Je glapis en sursautant.

J'ai la tête qui me tourne. Et y a un peu trop de loups dans les environs pour une jeune enfant comme moi, perdue dans la forêt, avec le handicap de ses skis très lourds aux pieds.

  • Ben oui… un sacré méchant loup… j'aime mieux te dire que LUI, il mange les petites filles… au fait t'as quel âge?
  • Dix ans, monsieur Pierre.
  • Pierre tout court, ça suffira… dix ans, mais c'est pile dans sa tranche d'âgeça ! S'exclame joyeusement le loup.
  • Et euh… je marmonne… il serait pas mono de ski par hasard?
  • Ah ça, j'en sais fichtre rien! La dernière fois, il était vendeur de journaux à la Grande Arche de la Défense!
  • Myrtille! Myrtille! Où es-tu bordel?!

Mince… c'est justement la voix de Francis. J'étouffe un gémissement.

  • Fonçons! Dit le loup. On a de l'avance sur lui!

Et nous voilà partis, au travers les arbres. Le loup skie bien. Enfin, curieusement, il skie comme mon père. Les skis impeccablement serrés, l'air un peu bête, appliqué, et pas très vite, mais il a de l'allure quoi. Et il skie suffisamment bien pour ouvrir la voie, sans me semer ni me freiner. Moi, je n'ai skié comme ça, sans me prendre de gamelles ni m'emmêler, les skis bien comme il faut, sans se croiser, les quarts, et tout, et tout, je file derrière lui qui accentue sa vitesse au fur et à mesure.

  • Myrtille! Myrtille! Ma petite Myrtille! Ton moniteur est venu te rechercher!

Et on entend l'autre, au loin, brailler ça. On file à travers les arbres mais c'est comme si la forêt ne devait jamais finir. Des arbres et encore des arbres, il fait de plus en plus sombre. Je n'ai pas le temps d'avoir vraiment peur mais j'ai la gorge serrée, serrée… Le loup s'arrête brutalement. Je manque de lui rentrer dedans.

  • C'est toujours pareil… il gémit. On avance, on avance… mais on ne sort jamais de cette maudite forêt!
  • Mais, mais… à force de descendre, je bêle, on va bien finir par arriver à la station!
  • Je sais, je sais… c'est logique mais ce n'est pas la logique de cette forêt visiblement!
  • Myrtille! Myrtille! Ma petite Myrtille! Loù es-tu?

Je me mets à pleurer. Je mords ma main à travers ma moufle, j'ai mal, j'ai peur et je me tourne vers le loup.

  • Sil vous plait, monsieur le loup… faites quelque chose! Francis va m'attraper!
  • Pierre… il grogne. Ne t'inquiète pas, ma petite Myrtille, je suis là pour te défendre… contre le loup!
  • Mais euh…

Je ne sais pas comment lui dire mais c'est lui, le loup ! Comment peut-il me défendre contre un loup qui n'est pas un loup mais un moniteur de ski ?

  • Le loup est un homme pour le loup… il marmonne en sortant une vieille carte de sa poche de combinaison.

Il l'étale tranquillement sur une branche d'arbre un peu plus large que les autres. J'ai une terrible envie de faire pipi. Atroce. Le loup marmonne, penché sur la carte, un doigt poilu posé dessus. J'ai l'impression que je vais m'évanouir…

  • Mais monsieur le Loup, il faut se dépêcher! Je braille. On peut pas regarder la carte!
  • Bah, je la regarde… je l'ai déjà regardée plus de 1000 fois tu penses bien… c'est juste histoire de faire quelque chose… c'est bon pour le moral!
  • Mais monsieur le Loup…
  • Pierre…
  • Pierre… Qu'est-ce qu'on va devenir? Il approche!!!
  • Dix ans, dix ans… c'est sûr que ça fait un peu jeune pour se faire manger par le loup… grommelle pensivement le loup.

Il s'est appuyé contre un arbre, il a enlevé un de ses gants et se passe une patte sur la figure, l'air fatigué.

  • En même temps… il continue de marmonner, vous êtes si précoces de nos jours les enfants… les petites filles surtout…
  • Mais je ne VEUX PAS! Je sanglote. Je ne VEUX PAS ETRE MANGE PAR LE LOUP!
  • Cette manie aussi que tu as… grogne le loup… de te gratter là où je pense… ça devait arriver aussi…
  • Mais… Je proteste, toute rouge. Ca n'a rien à voir!
  • Ah tu crois ça… le loup ricane.

Ses dents sont si grandes. Je vois qu'il a un morceau cassé sur une de ses dents comme mon Papa. J'ai les jambes qui tremblent sous moi. Qui est le loup ? Qui est le plus loup ? Francis ou Pierre ? Ou… mon père ? Qui ?
 
Soudain, le loup soupire.

  • Bah petite… c'est normal, c'est la croissance, un corps pour rigoler avant que de crever, tous, dans le maquis… avec les bergers allemands alentour… qui cernent le bois… Vercors, Vercors, sans cesse, je revis notre mort… Vercors, quand tu me veilles alors que je m'endors, Vercors…

Le voilà parti à déclamer. Je n'ai plus du tout l'air de l'intéresser, Pierre le loup… Le temps semble une fois encore arrêté. Au-dessus de ma tête je vois tourner des oiseaux noirs. Je n'ai plus peur, je ne ressens plus rien, en moi, tout semble arrêté. Je m'assieds au pied de l'arbre et je pose ma tête sur mes genoux, j'abandonne la partie…

  • Putain Myrtille… tu pouvais pas la tenir entre tes mains cette putain de perche de téléski!

J'ouvre les yeux. Je suis par terre, à l'endroit où j'ai lâché la perche du téléski. Ma main, et mon bras, me font mal, mal… Francis est à côté de moi, il donne des coups de bâton furieux dans la neige. Avec lui, y a deux pisteurs et l'affreux traîneau orange où on met les gens qui vont peut-être mourir.

  • Je ne veux pas mourir! Je crie.
  • Bah, râle Francis, on ne meurt pas d'un bras cassé…
  • Je ne veux pas que tu vous me mangiez! Je crie aussi.
  • Cette enfant a peut-être été choquée à la tête également… glisse finement un des deux pisteurs.

Je le trouve bien poilu pour un pisteur. Même pour un homme, je dirais. Il a de grandes dents aussi. O secours, maman…

  • Myrtille! T'as gagné! C'est fini le ski pour toi!

Je sens un énorme soulagement courir dans tout mon corps. C'est la voix de mon père. Il arrive par le téléski, je vois à sa figure qu'il est inquiet. Bien fait.

  • Il y a des choses plus graves dans la vie…

Qui parle ? Je me redresse un peu, malgré la douleur qui me transperce le bras. A côté des pisteurs, il y a un vieux monsieur habillé en rouge. Il a la même voix que le loup. Il tient dans sa main une vieille carte.

  • Certes, monsieur Pierre, certes… marmonne Francis, mais bon, y a des mômes qui sont franchement pénibles… c'est quand même pas compliqué de serrer une perche entre les cuisses!
  • Laissez là, Francis, c'est une brave enfant… elle a été très courageuse en attendant les secours… elle a eu de la chance que je passe par là, en hors piste, à mon âge! C'est que le Vercors, y me tient au corps! Figurez-vous que j'y ai fait la guerre… c'était en quarante quatre… nous étions une compagnie de…

Les autres soupirent grossièrement en détournant les yeux. L'un des pisteurs fait le signe de se raser. L'autre glousse. Et le traîneau commence à bouger, puis à glisser, doucement, le long de la pente… Je ferme les yeux. C'est fini pour la saison, ouf. Je me laisse emporter le long de la pente, doucement, doucement… je pèse un kilo, je vais m'envoler…
 
 
 

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