La belle Nancy

Hier, j'ai sacrifié au rituel digne d'une pasionaria de Johnny ou de Jean Tibéri, j'ai été au festival América et je ne me suis intéressée, quasiment, qu'à la belle Nancy (Huston).

Pour les rebuts de l'humanité qui ne connaîtraient pas encore la Belle Nancy, je vais vous résumer en quelques lignes, comme si j'étais nécrologue des vivants, ce qu'elle est. C'est une femme née au début des années 50, Canada, Calgary, une femme belle et grande, ses origines canadiennes sans nul doute, ces fils et filles de trappeurs, bouffeurs de pancakes au sirop d'érable. Elle est venue très jeune en France, étudier la langue sans doute, et les bonshommes pourquoi pas, ce qui présentait par ailleurs l'agréable perspective de fuir l'obscur giron des familles empêcheuses d'exister en soi-même. Famille au sens large car sa mère n'était pas sa mère, mais sa belle-doche (ni Folcoche ni Dolto) que son père avait épousé en seconde noce, la première s'étant enfuie, son cerveau sous le bras, quand la belle Nancy était une ravissante enfant de six ans (abandon cruel et fondateur), famille au sens plus large encore car la culture comme le pays d'origine ne sont-ils pas également des familles empêcheuses de, mais dont on ressasse, parfois, une fois loin, la douce-amère nostalgie?

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La belle Nancy est alors étudiante, elle commence une thèse tout en écrivant beaucoup, des essais au départ, des articles aussi pour les Sorcières, la revue créée par ce cercle de femmes de tout horizon qui se réunissent régulièrement pour échanger des idées et luttrer contre le mythe de l'homme de Cromagnon (tu es femme, tu resteras à la maison et Moulinex sera ton cerveau).

Cela donne des textes militants et réjouissants pour l'intelligence humaine, ils seront pour certains regroupés  beaucoup plus tard dans Désir et réalité, 1996, Ames et corps, 2004… La belle Nancy écrit aussi son premier roman, Cantiques des plaines, refusé en anglais, traduit en français, refusé également si j'ai bien compris, et publié plus tard quand elle aura fait ses preuves (amis auteurs non publiés, ne perdez pas espoir, vous serez publié si un jour vous êtes publié…). Elle écrit Variations Golberg en 1981, un roman à partir de la musique de Bach, intelligent et régalant à lire. La machine est lancée, les livres se suivent, y compris sur la maternité (Journal de la création, pour sa seconde grossesse, Visages de l'aube…) elle qui s'était juré de ne jamais mettre bas (encore un choc fondateur). Il y a aussi le merveilleux Lettres parisiennes : autopsie de l'exil, publié en 1986, un échange de lettres avec l'écrivain « mixte », France et Algérie, Leila Sebbar, tellement différente de la belle Nancy, plus dure, plus complaisante aussi parfois mais tout aussi singulière.

En 1996, Marie Chotek, sans profession et auteur non publié, découvre Instruments des ténèbres, et du même coup la Belle Nancy. Elle entreprend alors de rattraper le temps perdu en lisant les autres publications de la belle. surtout Désirs et réalité qui l'emballent par cette pensée qu'elle y trouve, belle, passionnée et originale. Elle échoue sur le Cantique des plaines, trop compliqué à son goût, pour y parvenir des années après, avec bonheur, alors qu'elle vient d'achever la lecture de Professeurs de désespoir, un essai sur les philosophes, et/ou écrivains, du pessimisme et du néantisme paru en 2004 et injustement boudé par la critique, en France du moins. Révoltée, Marie Chotek écrit à la belle Nancy pour lui faire de son soutien, car elle suppute, la Marie, que ce milieu étriqué,  profondément phallocrate et panthéonesque des lettres et des philosophes surtout s'ils sont cyniques et glauques au possible, de ne pas avoir apprécié du tout qu'une porteuse d'ovaires se soit mêlée de désacraliser ces bouffeurs d'espoir (parfois talentueux) élevés au rang d'intouchables que sont par exemple Schopenhauer ou Emil Cioran, mais également, voire surtout, d'avoir osé les confronter à l'expérience vécue, la leur, ordinaire et pleine d'enseignements sur l'édification de leur pensée qui se veut tellement autonome et universelle supérieure. La belle Nancy répond une longue lettre à Marie, louant son esprit combatif et passionné (sisi) c'en est trop, la Marie manque de sombrer dans une adoration sans limites vu que jamais personne en général ne lui répond de cet autre côté de la barrière (éditeurs et édités).

L'histoire passionnante de la Marie et de la belle Nancy s'arrête là, mais quand j'ai vu que la belle Nancy était au festival América, ce week-end à Nancy, j'ai foncé sur mon vélo pour aller l'entendre et acheter son dernier roman, Lignes de failles, commencé dès ce matin au saut du lit (14 H 00). Il y a été question d'histoire personnelle et d'écriture, de féminité, de maternité, être mère et écrivain, de faire du ménage un usage autrement existentiel du corps, du savoir tuer dans les livres quand on est une femme, et une mère, de ce mélange à la Nancy qui m'est si parlant du prosaïque et du spirituel (Virginia Wool, citée une autre fois par la belle Nancy, qui dans son journal intime, écrivit le jour de son suicide, quelque chose du style, lavé la salade ou fait mes vitres…).

Je suis rentrée, le cœur en fête, l'esprit dopé, happant au passage dans le coeur-de-ville de Vincennes dessuperbes photos de Montréal, la ville-aux-îles, accompagnées de petits textes de fiction, qui m'ont donné aussitôt l'envie, pour la première fois, de quitter Asie, Afrique, pour m'en aller aux Amériques profiter des espaces vides et de la wilderness Nature.

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