Quand Amélie rencontre Dany

Je m'appelle Amélie des Pesetas. J'habite dans une jolie maison, en banlieue chic, avec vue sur la forêt et le lac, un vrai petit paradis où le week-end viennent les familles urbaines prendre un coup de vert. Moi, j'y vais en semaine me promener, un peu moins maintenant, mon ventre pèse. Je dois accoucher dans un mois et demi, j'attends un bébé d'époque, grand et gros, un garçon, alors ça penche et j'ai peur de glisser dans l'eau.
 
J'ai une vie merveilleuse, comme dans les magazines de maman. D'abord, j'ai un mari qui a un super travail. Il touille l'argent des autres dans un immense bâtiment qui s'appelle la Bourse. En plus, il est beau, gentil, attentionné. Le seul souci c'est qu'il part à 7 H 30 le matin, et qu'il rentre le soir, passé minuit, si c n'est plus. Certains soirs, il sent l'alcool, la fumée de cigarette, et quand il m'embrasse dans mon sommeil, je dors depuis longtemps, je le repousse.
 
On habite une superbe maison, avec plein de fenêtres et presque pas de murs, que j'aménage au fur et à mesure, c'est long mais j'adore ça. On a aussi un jardin avec des fleurs qui ne meurent jamais, un chat de race et sympathique, Houmous, et des voisins beaux, gentils, riches, qui vont à la messe de minuit à Noël en procession, la main dans la main.
 
Enfin, j'ai une Maman qui adore son gendre. Il remplace un peu Papa auprès d'elle. Papa est mort l'année dernière, en plein cours magistral à la Sorbonne, société de consommation, société de consumation ? Mon mari et Papa étaient très différents. Autant Papa était un intellectuel d'un genre austère et calvino-pratiquant, autant mon mari, Antoine, est un trader brillant, amateur d'art et de produits de luxe. Il n'empêche, Maman l'adore, elle a même oublié tout le mal que disait Papa d'Antoine, ce vile-suppôt-du-grand-Capital. Elle vient certains après-midis me visiter et on coût, on tricote, on potine. Elle est ravie d'être bientôt grand-mère et médite d'acheter un appartement près de chez nous… même si depuis quelques temps, elle vient moins souvent, c'est vrai, car j'ai Internet, et je n'ai plus le temps.
 
Tous les matins, je prends mon petit-déjeuner avec mon mari. On boit notre café dans des bols cerclé d'or fin, on mange des tartines de pain frais et des croissants au beurre, tout en buvant un vrai jus d'orange que je me fais livrer par internet. C'est doux, on ne se parle pas, encore pris dans les brumes du sommeil… Puis, une fois mon mari parti, j'ai toute la journée devant moi. Quand je travaillais, je rêvais de ça, avoir la journée devant moi. Je ne peux pas dire que je regrette mon travail, chargée d'études marketing chez YabonKawa, commercialisation du café et de ses dérivés, comme le gant énergétique à la caféine qu'on se met sur le front ou les chaussettes au café pour ceux qui ont des problèmes d'odeur à cet endroit là.
 
Non, je suis bien contente de ne plus travailler, mais j'ai quand même toute la journée à occuper.
 
Alors, pour l'occuper, je fais des courses, sur internet. Assise devant l'écran, je peux ainsi, sans sortir de ma maison de rêve, m'habiller, habiller la maison, le frigidaire, le jardin, mon mari, mon petit bébé qui va naître… Il y a un magasin en ligne qui fait tout, mais absolument tout, de la literie en passant par la lingerie fine, les poulets au citron surgelés, les tinettes, les bodies naissances ou la robe de soirée. Les Redoutables, ça s'appelle et croyez-moi, ça porte rudement bien son nom. Je ne surfe que sur lui et je crois que je n'arriverai jamais à épuiser tous ses rayons.
 
J'aime cette idée d'abondance éternelle.
 
Le compte en banque de mon mari est directement connecté sur le site et je n'ai même plus à me fatiguer à saisir les numéros de cartes bancaires, mon mari en a six. Quand je frôle le découvert, il y a un petit voyant rouge qui clignote, et alors, j'appuie sur une touche qui a pour conséquence de procéder à la vente de ses actions, il en a tellement, et le petit voyant rouge se transforme en un grand sourire vert…
 
Dans l'après-midi, ça sonne à la porte et c'est un livreur qui me tend mes commandes de ce matin. Enfin, me tend… Quand il s'agit d'une armoire ou d'une bergère, il ne me les tend pas, il entre en ahanant, avec le meuble, voire les meubles, et pour la bibliothèque à quatre faces, qui faisait également salle de cinéma multiplex, il a eu rudement du mal à la livrer… C'est ça le seul truc qui me gêne, c'est qu'on a affaire  à quelqu'un, à un être humain quoi. Je me débrouille toujours pour lui parler le moins possible et j'ai choisi de lui verser son pourboire sur internet. C'est mieux, un clic et c'est réglé pas de gêne, de bredouillis, de mercis embrumés. Dès fois, je peux aussi me débrouiller pour lui donner les instructions par le videocode, il rentre dans la maison, je suis à l'étage, et je le guide avec le digiphone, relié à tous les coins de la maison.
 
Je le fais de plus en plus, vu que je supporte de moins en moins de le voir, le livreur.
 
Maman s'inquiète pour moi, par internet. Elle m'envoie des messages alarmistes, comme quoi je me replie, que je me renferme sur moi, sur mon petit bonheur et que je n'arriverais pas à garder mon mari, si je continue ainsi. C'est idiot. Le soir, quand il rentre, l'ordinateur est fermé, et  je dors, je l'ai déjà dit, alors on ne peut pas dire que l'informatique s'immisce entre nous. En plus, il a tellement d'argent, avec la Bourse, qu'il ne remarque pas tout ce que je lui coûte. Pas plus qu'il ne remarque, dans la nuit, les meubles, les tissus, les jetés qui envahissent la maison…
 
Aujourd'hui, il fait un temps splendide. C'est l'automne et le soleil, dans les feuilles des arbres, irradie de lumière l'air alentour. Je monte à l'étage et m'installe devant l'ordinateur. J'ai de la salive plein la bouche, les mains moites, je me sens à la fois excitée, et angoissée, je vais découvrir la nouvelle ligne printemps des Redoutables… J'allume l'ordinateur. La collection apparaît… très fleurie, avec des taches de lumière, des jeux d'ombres, des effets de transparence, c'est un régal. Je m'y plonge, toute entière, je cours de rayons en rayons, comme le chat court dans le jardin après les papillons, sauf que moi, j'attrape tout. Je remplis mon caddie à ras bord, robes, tuniques, panta courts, mi-courts, longs, string en lanière de siamois, tennis de ville, tennis de campagne, chaussettes jetables… Je pousse mon caddie, de plus en plus lourd, mon ventre me pèse mais qu'importe, qu'est-ce que je serai heureuse quand je recevrai tout ça chez moi !
 
–         Siouplait, m'dame… vous z'auriez pas une p'tite pièce ?
 
Je sursaute. Qui parle ?
 
–         Eh m'dame… rien qu'une p'tite pièce… pour manger quoi !
 
Je lève les yeux de mon caddie d'abondance, et je vois, posée devant moi un  objet-femme, sans âge, mal habillée, ni collection automne, ni collection hiver, rien, et qui me tend la main. Je réponds mécaniquement.
 
–         Ici, c'est les vêtements… pour manger, c'est sur une autre touche…
–         Qu'est-ce que tu m'racontes avec ta touche ! elle rigole, moi j'veux juste une p'tite pièce…
–         Mais…
 
Mais l'objet-femme sent mauvais. La sueur, aigre, autre chose que la décence m'interdit de nommer, le vin aussi. C'est bizarre, pour un objet virtuel, de sentir mauvais. Qu'est-ce que c'est que ce bazar.
 
–         Allez quoi… à toi, ça n'te manquera pas !
 
L'objet-femme insiste. J'appuie sur la flèche pour revenir en arrière, mais ça bloque. J'appuie sur « régler vos achats » et je glisse en direction de l'icône caisse… suivie de près par l'objet-femme.
 
–         Laissez-moi, je balbutie, je n'ai pas d'argent sur moi !
–         Pas d'argent, ma mignonne, elle ricane, mais comment tu vas payer tout ça ?
 
Elle me désigne mon caddie qui déborde.
 
–         Mais je paye par carte ! Je proteste, mal à l'aise. Je n'ai pas d'argent liquide sur moi !
–         Mais la carte, c'est de l'argent ! grogne l'objet-femme, qui se rapproche de moi.
–         Oui mais pas de l'argent-argent… c'est de l'argent-virtuel ! Je m'exclame, presque désespérée.
 
Je commence à avoir peur… je regarde autour de moi, où est la sortie ?
 
–         Ohlala ma cocotte… pour moi, l'argent, c'est de l'argent !
–         Mais pour moi aussi !
 
Je dis ça avec l'impression que j'avais quand j'avais dix ans et que j'assurais à mon père que je ne touchais à mon argent poche que pour payer les chaussons pour la danse et mes romans d'aventure. Pas pour des bonbons et des revues bébêtes pour filles.
 
–         Et puis, virtuel, ça veut dire quoi ça encore ?
–         Ça veut dire euh… ça veut dire que c'est pas vrai…
–         C'est bien ce qu je disais, ma pauvre petite, t'as pas un sous en poche ! T'es comme moi ! Tu vas pas pouvoir payer tes fringues !
 
Le pire, c'est qu'elle me regarde d'un air navré. Moi, la femme du millionnaire Antoine des Pesetas, lointain descendant du roi d'Espagne, trader émérite et gendre du grand Professeur, Marc Berthier, initiateur du micro-crédit et théoricien du concept de décroissance.
 
–         Euh, je vous rassure, ça va aller… euh, je suis connue, dans ce magasin !
–         Je t'accompagne, elle me déclare, on sait jamais… dès fois qu'on te ferait des misères, une gentille mignonne comme toi !
 
Une gentille mignonne. Mince. Nous glissons vers les caisses et je désespère de m'en séparer. Elle a même posé ses deux mains gantées de mitaines pouilleuses, aux doigts sales et gercés, sur la barre du caddie. On croirait voir deux grandes copines en train de se balader aux Redoutables…
 
–         J'ai faim… ah ce que j'ai faim… elle gémit.
 
Je saisis l'occasion.
 
–         Le rayon alimentation est là bas… tout au fond… il faut cliquer sur l'icône « bouche » et vous y êtes !
–         On y va !
 
Et la voilà qui prend les commandes du caddie, et qui fonce en direction de l'icône. Happée, incapable de résister, craignant de prendre un mauvais coup sur le ventre, je suis obligée de la suivre. Nous franchissons l'icône « bouche » et nous nous retrouvons environnées de nourritures les plus diverses.
 
–         Je prendrai bien un repas chaud… je sature des Restos du cœur moi ! Que de la purée et du bœuf en sauce ! Y a pas une cafète ici ?
–         Mais, mais… je bêle, impuissante.
 
Il faut dire que j'ai complètement perdu l'habitude des relations humaines. Qu'est-ce que je raconte moi… des relations humaines… mais cette femme n'existe pas ! C'est un objet-femme ! Une erreur système, un artefact, ou un virus passager introduit dans la machine, il suffit juste de trouver le bouton pour tout arrêter ! Dommage pour mes achats, je reviendrai une autre fois mais je n'ai pas le choix…
 
–         Qu'est-ce que tu fais, petite, à me caresser la jambe ? S'exclame l'objet-femme. C'est-y pas que tu serais goudou, ma chérie ?
–         Euh… excusez moi… je suis désolée… je cherchais le bouton… je bêle, plus rouge que la pomme de l'autre.
–         Le bouton ? Quel bouton ?
 
Zut. Ré-essayons…
 
–         Mais dis dons ! c'est pas bientôt fini ! Tu vas arrêter, espèce de petite grue ! Crie la l'objet-femme. Je ne suis pas de ce pain là ! Je suis peut être pauvre, alcoolique, sans abri, mais j'aime les hommes ! Comme tout le monde ! Et j'ai même trois enfants !
–         Chut… je lui dis, complètement paniquée. Je vous jure, je suis pas de ce pain là non plus…regardez mon ventre ! J'attends un enfant !
–         Ah mais c'est pourtant vrai… admet l'objet-femme. Mais qu'est-ce que t'as à te tortiller comme ça alors ?
–         Je cherche le bouton…
–         Le bouton de quoi ?
–         Le bouton de…
 
Que dire. Sait-elle seulement ce qu'est un ordinateur, cette pauvre hère, même si elle se balade sur internet.
 
–         Le bouton du caddie… pour freiner !
–         Ah c'est donc ça ! Tiens !
 
Et clop. Elle appuie sur un bouton, le bouton qui me semblait bien être celui de mon ordinateur, et le caddie s'arrête… Nous sommes devant la cafétéria, où des objet-femmes s'agitent, avec des airs franchement robotisés. Je ne suis toujours pas chez moi. Je commence vraiment à me sentir très, très angoissée. Je ferme les yeux, en espérant me réveiller. Dès fois, ça marche.
 
–         Viens ! Tu j'offre le repas ! elle glousse. Ouvre les yeux si tu veux choisir ton plat !
 
Et elle m'entraîne en direction du comptoir.
 
–         Salut les filles ! Elle braille. Y a quoi de bon comme plat du jour ?
–         Blanquette-de-veau-arraché-à-la-mamelle-de-sa-mère, répond un des objet-femmes, l'air très ennuyé.
–         Ah… vous avez pas du poisson ? Passe qu'aujourd'hui, c'est vendredi, et je mange pas de viande, ça blesse le foie de notre seigneur Jésus… précise gracieusement la cloche.
–         Truite-des-eaux-savonneuses-de-plutonium-baie, lui répond encore la serveuse-objet-femme, d'un air carrément meurtri.
–         Ok, va pour la truite ! Avec des frites !
–         Et-pour-le-dessert ? Questionne l'autre.
–         Une mousse au chocolat !
–         Et-pour-boire ?
–         Du pinard ! Rien que pour moi ! Ma copine est en cloque, faut faire gaffe au mouflet !
 
Ma copine. En cloque. D'une voix aussi mécanique que la serveuse-objet-femme, je m'entends commander une blanquette-de-veau-arraché-à-la-mamelle-de-sa-mère, un fromage blanc au coulis de framboises sans OGN, et une eau minérale épuisée à sa source. Je paye avec ma carte, gling, et la serveuse-objet-femme me tend mon plateau, en cognant comme un fait exprès mon ventre. Je ressens une petite douleur, qui accroît mon désarroi.
 
–         Marre de ces bourgeoises qui n'ont que ça à foutre… faire leurs courses et manger à la cafète…
 
Je l'entends marmonner à sa compagne de virtualité.
 
–         Sûr… et j'te parie ma charlotte qu'ça doit voter Arlette aux élections ! Lui rétorque cette dernière.
–         Marx a pas tort quand il dit que l'opium du lumpum bobo, c'est la consommation… même quand y vote ! grogne la première.
–         Tiens, reprend sa congénère, ça me fait penser qu'y a AG dans une heure… y en a marre des Horreurs Système, faut qu'ça change !
–         Yep !
 
Marx, Arlette. Je me souviens, un éclair brutal, que Papa aimait beaucoup ces stars là. Même qu'à table, on avait droit au bénédicité du Kapital, avec le couteau passé très vite sur les dents, en matière de signe de faucille. J'avais horreur de ça, je faisais semblant de théoriser mais en fait, je comptais ma fortune de tirelire en me demandant si j'allais avoir assez pour m'acheter les derniers supers collants nylon-strecht pour la danse.
 
–         Ben tu rêves ou quoi ? Me fait l'objet-femme crassouillarde.
 
Tout en me posant une main, douce et chaude, sur le bras. Je suis bras nus, je réalise ça, c'est si bien chauffé chez moi que même en plein hiver, je peux m'asseoir en chemise de nuit devant l'écran et ce matin, j'étais si pressée que je ne me suis même pas habillée. Je regarde sa main, puis je la regarde, elle. Elle me fait un sourire et je remarque alors qu'elle a des yeux étonnants. Verts, tirant sur le jaune, et que, traversés par son sourire, ils la rendent presque jolie. Je réalise alors deux choses.
 
D'abord, qu'elle a dû être un joli objet-femme, dans sa jeunesse, et qu'ensuite, ce n'est pas un objet-femme. Elle n'est pas virtuelle, ça non, sinon comment expliquer que sa main, posée sur mon bras, soit douce et chaude ?
 
Sonnée, je m'assieds. Nous commençons à manger. Elle dévore, plus qu'elle ne mange, la nourriture s'obstrue à l'entrée de sa bouche, c'est dégoûtant, je détourne les yeux. La nourriture n'a pas l'air du tout virtuelle, je vois le morceau de veau me lancer des regards poignants, piqué sur le bout de ma fourchette. Je n'arrive pas à manger. Du bout de son couteau, elle me désigne mon ventre.
 
–         C'est pour quand, ma mignonne ?
–         Euh… pour fin décembre…
–         Fille ou garçon ?
–         Garçon…
–         Ah ben tu verrais que ça nous fasse un p'tit Jésus…
 
Elle glousse, puis soudain, ses yeux s'obscurcissent, à en devenir presque noirs.
 
–         Moi aussi, j'ai un garçon…
–         Ah, je réponds poliment, et il a quel âge ?
–         Douze ans… j'ai deux filles aussi… une de 20 ans et une autre… un bébé de dix huit mois…
 
Un bébé de dix-huit mois… mais quel âge a donc cette femme ?!
 
–         J'ai quarante deux ans, elle me dit, à croire qu'elle lit dans ma cervelle, je sais, je les fais pas…
–         Euh…
–         On m'a toujours donné moins que mon âge ! Elle se rengorge. Quand j'avais 15 ans, qu'est-ce que ça m'énervait… j'avais pourtant des seins, pas plus gros que des petits pois d'accord, et du poil à la foufoune, même que…
–         Et euh… ils sont où, vos enfants ?
 
Je demande, avant qu'elle ne s'étende sur ses seins et ses poils. Je m'en mords la langue aussitôt. Même moi qui ne connais rien ou pas grand chose à la vie, je me rends bien compte que cette femme ne doit pas avoir conservé la garde de ses enfants.
 
–         Placés… à la DASS !
 
Elle répond, justement. Et la voilà qui éclate en sanglots. Enormes. Bruyants et gênants. Dieu merci, à ce moment là, un encart pub tombe sur notre table, sncf-voyages passez Noël-à-la-neige-grâce-à-nos-supers-promos 475-€-deux-jours-demi-pension-voyage-inclus.  

–         Tiens… ça fait 100 € de plus que le RMI… constate-t-elle, bravement, en s'essuyant les yeux. Et le RMI, faut que ça dure plus de deux jours…   475 €, c'est le prix que m'a coûté ma dernière lingerie. La femme s'essuie les yeux, et repousse son assiette d'un air las. Elle renifle, même moi je peux entendre les sanglots qui restent coincés dans sa poitrine.  

–         Si je pouvais les revoir, ne serait-ce qu'une fois… elle gémit, en jouant avec sa fourchette dans son assiette.
–         Mais vous ne les voyez plus du tout ?
–         Nan…
–         Mais c'est inique ! Ce n'est pas NORMAL ! Je m'exclame, sincèrement indignée.
–         Normal… elle ricane… qu'est-ce qui est normal… avoir une mère alcoolique … ne pas avoir de père, dormir dans la rue, avec maman, en racontant ensuite à l'école qu'on a pas pu se laver parce qu'il y a des travaux dans l'immeuble ? Crois moi, ils me manquent, plus que le vin après deux jours, mais ils sont mieux là où ils sont…
–         Oui mais…
–         Je m'appelle Dany au fait, elle me dit en me tendant sa main à mitaine pouilleuse, et toi ?
–         Enchantée… moi c'est Amélie… je bafouille.
–         C'est joli, Amélie… c'est comme la dame du film… j'avais bien aimé ce film…
 
Elle sourit.
 
–         …  j'étais rentrée en fraude dans le cinéma, au chaud, j'avais peur que ce soit un film de violence, avec du sang et des viols, j'ai été violée, je connais, mais c'était joli, doux, un vrai conte de fées… tu lui ressembles même un peu !
 
Pas vraiment, je suis blonde, avec les cheveux longs, remontés souvent en chignon et j'ai les yeux gris. Violée. Le mot me reste fiché, dans le crâne. Je n'arrive plus à déglutir.
 
–         Euh… c'est vrai euh cette histoire de euh viol…
 
Je ne peux pas m'empêcher de demander. Honte à moi, Amélie des Pesetas qui pose un regard avide sur la misère vraie des gens pas franchement webcamisables.
 
–         Oui, oui c'est vrai… elle me répond distraitement.
 
Elle est en train de fourrager dans son sac.
 
–         Ca arrive souvent dans la rue… faut pas faire attention…
–         Mais, mais… je sens mes repères vaciller dangereusement.
–         C'est un mauvais moment à passer… mais quand t'es saoule et si on te refile pas le sida, c'est moindre mal… il faut se dire ça…
–         Mais, mais…
–         J'y ai gagné mon fils, Lucas, belle bête ce garçon… une fois la sale surprise digérée, j'ai été heureuse… j'adore être enceinte… tout le monde s'occupe de vous, j'avais droit à deux assistances sociales, une sage-femme, une psychologue prénatale, une juge prête à placer l'enfant, qui me recevait dans son bureau, bien chauffé, elle mettait ses pantoufles, du Mozart et elle m'offrait des chocolats car c'était vers les Pâques…
 
Je m'accroche à la table. Un nouvel encart publicitaire nous tombe dessus. Dinde-de-Noël-élevée dans-l'air-et-cuite-au-four avec-marrons-non-ogéinés-c'est-la-promo-du-jour-demandez…  

Dany a fini son repas. Elle lâche un énorme rôt, qui déclenche un message d'erreur d'enregistrement. Je me secoue. Le bouton. Sortir d'ici. Vite. L'horloge de l'ordinateur indique 12 H 08. Mon mari va appeler, que dira-t-il si je ne répond pas. Cela fait partie du code, je dépense, certes, mais je réponds toujours à ses appels, où que je sois, aux soldes, à la boucherie ou sur les wécés. Je m'agite, cherchant sans en avoir l'air une touche qui me semblerait adéquate.
 
–         Ma fille aînée s'appelle Coralie… et ma toute petite dernière, ma pitchounette, c'est Cynthia…
–         Oui, oui…
–         … si je pouvais prendre, ne serait-ce qu'une minute Cynthia dans mes bras…
–         Certes…
–         Caresser les cheveux de Coralie…
–         J'imagine…
 
Flèche retour en arrière. Atteindre. Rechercher. Fermer fichier… peut être ? Je clique sur la petite croix rouge. La lumière s'éteints brutalement.
 
–         Courir après le ballon avec Lucas…
 
Merde, merde et merde. Quel bouton faut-il donc activer ? Je cherche à nouveau le bouton de la base, en faisant bien attention de ne pas toucher les jambes de Dany.
 
–         Leur préparer un petit dîner à tous trois… des frites, du jambon, de la crème Vanille…
 
Bouton, petit bouton, où es-tu…
 
–         Comme quand on habitait au Palais de la Femme, rue des mal-lotis… qu'est-ce que c'était bien… Lucas et Coralie, à la vaisselle, et Cynthia, dans mon ventre…
 
Il fait noir, je ne vois rien. Un message apparaît, flottant devant nous, il y a marqué dessus, la Grande Distribution, peut-être, mais pas pour nous… C'est une banderole, une banderole portée par les serveuses de tout à l'heure, le visage masqué par un foulard.
 
–         C'est un spam… marmonne Dany, à côté de moi.
–         Comment ça ? Je sursaute.
–         Un sans-parti-attitré-maintenant…
–         Mais comment savez-vous que…
 
Dany appuie sur la touche « sortie », sur laquelle j'ai bien appuyé cent fois depuis tout à l'heure, et nous voilà dans un parking, en plein air, avec derrière nous, le bâtiment immense des Redoutables.
 
–         Mais comment avez-vous fait ? Je bredouille. Des centaines de fois j'ai appuyé et…
–         Tutoie moi, tu veux bien ? J'ai à peine dix ans de plus que toi alors, pas d'chichis !
 
Elle est en train de récupérer un caddie débordant de cochonneries diverses et variées. Je veux lui dire de faire attention, les rats, la tuberculose, le tétanos… mais je m'aperçois que c'est sa Sansonite à elle.
 
–         Fallait qu'on sorte… elle m'explique… pas que j'avais envie d'y aller, on était plampettes, mais ces spams là sont dangereux… ils vous bousillent un système en un slach-ctrl-entrée…
 
La tête me tourne.
 
–         Mais comment savez-vous… euh comment sais-tu tout ça ? Je demande à Dany.
–         De vivre dans la rue, ça demande de l'attention… c'est comme la gazelle dans la jungle, si elle fait pas gaffe, elle est cuite… c'est la mort !
–         Et tu sais comment sortir…
–         Mais nous sommes sorties, elle ricane. Oh hé, chérie, c'est fini les boutiques !
–         Je veux dire… sortir de… tout ça…
 
Je fais un geste large, et désespéré, qui englobe tout l'environnement.
 
–         Sortir pour aller où ? Elle me demande, les yeux écarquillés. On est dehors, là…
–         Mais… je prends mon inspiration… je voudrais retourner chez moi !
–         C'est où, ça, chez toi ?
–         A Gazouillis-le-vert-paradis…
–         Ah ouais… je vois… chez les richards quoi !
 
Elle me jauge.
 
–         Bizarre, tu fais pourtant pas grosse bourge… vu comme t'es habillée, je t'aurais plutôt vue bitnique… comme l'était ma maman…
 
C'est vrai qu'avec ma chemise de nuit, plaquée sur mes cuisses nues, contre mon ventre aussi, mes cheveux dénoués, pas coiffés, et mes savates marocaines, dix jours dans un riad à Marrakech, où le bébé a été conçu, je ne fais pas très Marie-Amélie de Gazouillis-les-p'tits-oiseaux.
 
–         Eh bien si, je dis, froidement, j'habite là bas…
–         Quelle drôle d'idée… là bas, c'est nul part !
–         Comment ça ? Je m'indigne. Là bas, y a de l'eau, des arbres, des fleurs, des animaux…
–         Berck…
 
Dany plisse le nez, l'air dégoûté.
 
–         Bon, je m'énerve, tu sais comment je peux y retourner ou pas ?
 
Elle me regarde. Puis elle me sourit, à nouveau cette lumière dans ses yeux…
 
–         Et qu'est-ce que tu me donnes, si je te montre ?
–         Je sais pas moi… de l'argent ?
–         J'en veux pas… je veux autre chose !
 
Elle a l'air nerveuse, soudain.
 
–         Quoi ? Je demande, un peu découragée.
 
Je la vois déjà demander à s'installer chez moi, dans mon lit, mes habits…
 
–         Je voudrais… je voudrais que tu m'aides à revoir mes enfants !
–         Mais je ne sais pas où ils sont ! Je m'exclame désespérée.
–         Moi je sais ! Elle dit, en tapant dans ses mains.
 
On dirait une petite fille. Une vieille petite fille de 42 ans, mal habillée, pocharde et sale avec juste un sourire, et ses yeux…
 
–         Eh bien alors, je lui demande, pourquoi as-tu besoin de moi ?
–         Je sais où ils sont… mais je ne peux pas y aller !
–         Mais pourquoi ? Je demande encore, toute perdue.
–         C'est un site payant ! Et qui filtre à l'entrée ! On m'a rentrée comme spam ! Interdiction d'entrer !
–         Mais moi…
–         Toi, il te laissera rentrer, et tu peux payer !
–         Mais…
–         Réfléchis bien, me rétorque froidement Dany, soit tu m'aides et je t'aide, soit tu restes sur ce parking, avec les Spam qui vont pas tarder à véroler l'endroit… et crois-moi, moi je connais, je sais me défendre, mais toi, avec ta chemise et ta chatte qu'on voit à travers…
 
Je plaque mes mains sur mon bas ventre, j'ai envie de pleurer.
 
–         D'accord, je lui dis vite, sans plus savoir quoi, montre moi le chemin, pour tes enfants… on verra pour moi après…
 
Elle me fait un grand sourire, et elle commence à pousser son caddie en direction des pagesjaunes.fr. Je tape l'adresse qu'elle m'indique, les fautes en moins, et j'ai tôt fait d'avoir l'adresse avec le plan, sous les yeux, de monsieur et madame Corniflec, assistants maternels agréés.
 
–         Tes trois enfants sont chez eux ? Je demande à Dany, qui tremble tout à coup à côté de moi.
–         Les deux petits… mais leur sœur passe tous les après-midi après la fac… elle va à la fac, ma fille !
 
Elle a dit ça, fièrement.
 
–         Elle fait quoi ? Je demande, toute curieuse.
 
Que peut bien faire comme études la fille d'une Sdf avinée.
 
–         Management des fonds boursiers éthiques et pratiques du développement durables !
 
Mince alors.
 
–         Elle veut faire ça depuis qu'elle a vu, petite, au foyer, une émission sur ça… avec un homme dont elle a trimballé le poster sur tous les murs où qu'on a vécus… le professeur trucmuche Berthier !
–         Papa ! Je m'écrie.
–         Quoi Papa ? Elle grommelle. Ça va pas ma fille ?
–         C'est mon père ! Je m'appelle Amélie Berthier, enfin, c'était mon nom de jeune fille…
–         Et tu habites à Gazouillis-le-vert-paradis… ben si ton père te voyait… ah que c'est dur d'être parents dès fois !
 
Je rougis. Puis je souris. Je me sens bien, d'un coup. Allez savoir pourquoi. Alors qu'on cause de mon père qui, sur sont lit d'hôpital, m'a lancé à la figure que j'étais une ratée et qu'il espérait bien, qu'à défaut d'être une militante de la décroissance, je placerai les fonds pourris de mon mari dans des entreprises éthiques. Une claque. Une semaine après, il mourrait, et un mois après, j'apprenais que j'allais être mère d'un enfant que mon mari s'obstinait à vouloir appeler Louis-Emile. Comme l'inventeur de l'usure sur les juste-à-peine-morts.
 
Je me reprends. Je clique sur le plan, tape le code de carte bleue d'Antoine des Pesetas, et nous voilà, zoum, devant la porte d'une petite maison, modeste, aux volets bleus, l'air de la mer nous navigue sous le nez… Les Corniflec sont bretons et leur maison est à deux doigts de Paimpol.
 
Dany tremble à côté de moi. J'éprouve soudain une immense compassion pour elle. Une sympathie aussi. De femme à femme. De mère à mère.
 
–         Ca fait comment d'être mère ? je lui chuchote, le doigt sur la sonnette.
 
On entends des cris d'enfants.
 
–         Ca fait… c'est immense…
 
Elle me dit, ses yeux brillent.
 
–         Comme la mer…
 
Et elle a un geste qui englobe la mer, alentour, les mouettes, les mâts des bateaux. J'aime le dehors, celui là. Je découvre ça, que le dehors peut être beau. Le vent nous bouscule, il fait froid, mais le soleil brille. La porte s'ouvre. Je lui prends la main.
 
Une femme à coiffe se tient sur le seuil de la porte. Ses yeux sont verts comme ceux de mes souvenirs irlandais.
 
–         Bonjour ! Je lance. Madame des Pesetas… Assistance sociale de la section Paris-Nord-Est…
–         Euh, c'est à quel sujet… me demande la femme, l'air inquiet.
–         Cette dame qui m'accompagne… je désigne Dany… a reçu l'autorisation expresse du juge de visiter ses enfants en garde chez vous…
–         C'est que…
 
La femme regarde Dany. Qui regarde le bout de ses chaussures. Je vois un vent d'Ouest passer dans les yeux de madame Corniflec.
 
–         C'est que… normalement… elle n'avait pas le droit de… à cause de…
–         Eh bien les choses ont changé, je m'exclame, très sûre de moi, ma cliente a fait BEAUCOUP de progrès… elle ne boit plus que de l'eau, fait des démarches pour retrouver un emploi et le Palais de la Femme lui réserve une chambrette pour le mois prochain…
–         Si vous le dites… entrez !
 
Et elle nous ouvre la porte.
 
–         Ne faites pas attention à ma coiffe ni à mon costume, elle glousse, on jouait à nos amis les bretons avec Lucas et Louison, ma petite-fille…
–         Où sont-ils ? demande d'une voix tremblante Dany.
 
Elle s'accroche à ma main.
 
–         Là… fait madame Corniflec. Coralie va pas tarder à arriver… elle a pris une chambre chez nous… c'était mieux pour étudier !
 
Deux enfants sont assis à une table. Le plus grand un garçon, est habillé en marin breton. Il a une frange blonde, des tâches de sons, et ses yeux sont ceux de Dany. L'autre enfant, une petite fille brune, coiffée à la Zazie, doit être Louison. Une petite fille joue par terre, elle est rousse, ronde et elle nous accueille d'un grand sourire.
 
–         Les enfants, voici votre mère… récite madame Corniflec.
 
Le visage du garçon se ferme.
 
–         Il faut regagner le cadre… ?
 
Il demande, en désignant un cadre de photo, où on le voit en compagnie d'une grande fille maigre, d'un bébé et d'une femme qui sourit doucement. Dany, sa mère. Sans caddie ni coupe-rose, l'air presque heureuse.
 
–         Non, chéri, elle est venue vous voir… pour de vrai…
 
La voix de madame Corniflec est douce. Elle fait quelques petits pas de deux, comme pour alléger les circonstances.
 
–         Mes amours… chuchote Dany, la voix enrouée.
 
Elle s'avance vers eux, doucement, et la petite fille rousse, qui n'a pas l'air sauvage, se love dans ses bras. Le garçon hésite, puis finalement, il lui tend la main.
 
–         Lucas… dit Dany. T'aimes toujours pas les bises ?
–         Nan…
–         Alors…
 
Elle lui serre la main, puis se tourne vers moi.
 
–         Merci, Amélie…
–         De rien… je bafouille.
–         Vous appelez votre assistante sociale par son prénom ? S'étonne madame Corniflec.
–         Oui, je marmonne, c'est une directive qui vient de passer… euh, je vais vous laisser, je dois rentrer chez moi euh au bureau…
–         Merci Amélie, me dit encore Dany, ses enfants serrés contre elle.
 
Elle se redresse.
 
–         Comment je fais… je chuchote.
–         Je t'accompagne à la porte… elle me répond.
–         Ah parce que vous la tutoyez aussi ! S'exclame madame Corniflec.
–         Oui, la directive… je bafouille.
 
Dany me raccompagne à la porte.
 
–         Pour rentrer chez toi, c'est simple… tu marches jusqu'à la station du Rer, au bout de la rue qui mène aux Redoutables… tu sautes par dessus le portillon, direction Tout-va-bien… si jamais un contrôleur te fait des misères, tu dis que t'es en cloque, que t'as pas de jules et que tu sens que t'as des contractions… tu descends à ta station et voilà tout !
–         Mais… on est en Bretagne !
–         Moi ! Pas toi !
–         T'es sûre ?
–         Sûre ! Tu vas ouvrir la porte et tu vas te retrouver sur le parking des Redoutables…
–         Alors…
 
On se regarde. Un élan nous pousse l'une vers l'autre. Nous nous embrassons.
 
–         Au revoir, Dany…
–         Au revoir, Amélie…
 
Je pousse la porte, et me retrouve dans le plein soleil, sur le parking des Redoutables. Je me sens calme et heureuse. Je me mets en route, en direction du Rer, marchant comme une reine dans ma chemise de nuit, et mes mules marocaines qui claquent sur le macadam comme une chanson des rues. Je pose la main sur mon ventre et promet à mon fils qu'il ne s'appellera pas Louis-Emile et que je l'emmènerai, un jour, en Bretagne.
 

 
 
 
 

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