The plot against Marika

Bon, c'est la suite du voisin, niouse du lundi pas joli. Car le voisin persiste et ne signe pas, justement. Il se contente d'émettre des sons hostiles à travers les épaisseurs peu épaisses… et d'arracher l'étiquette de ma boîte aux lettres. Attention, c'est un drame proprement poignant, éloignez les petits enfants.
 
18 H 22, je rentre dans le hall, l'étiquette de la boîte aux lettres est encore là. Je retire le courrier, ras, deux enveloppes humanitaires dont une avec une petite cuillère en plastique intégrée qui sert à nourrir les enfants-squelettes dont la photo est visible sans même ouvrir l'enveloppe. J'hésite une seconde à récupérer la petite cuillère pour étaler ma peinture avec. Le cynisme a des limites, je n'ose même pas jeter l'enveloppe dans la poubelle, je repars avec, la queue basse.
 
18 H 25. Je crois dans les escaliers le principal accusé dans cette histoire récurrente des étiquettes arrachées. Monsieur Arsenic Pivert, 59 années de lutte contre le bruit et les étiquettes en papier, dramaturge non publié et fan de patins à glace à la télé. Grand sourire, bonsoir mâdemoîselle Chôtek. Tout juste s'il ne lève pas son chapeau. Je rentre dans l'appartement, et après m'être jetée voracement sur un vieux bout de camembert agonisant, sous le regard accusateur des enfants-squelettes (je retourne l'enveloppe sur la table), je me saisis de mon sac de piscine et je redescends l'escalier.
 
18 H 45. L'étiquette a été arrachée. Une énorme bouffée de rage à haleine de camembert me remonte à la gorge. Salopard ! Enculé ! Merdeux ! J'aurais du me méfier, quand je L'ai croisé, j'aurais du retourner sur mes pas et le prendre sur le fait. Je lui aurais bondi dessus, mon pied énorme sur ses fesses plates. Son regard affolé. Son cou entre mes mains. Sa vie dépendant de ma seule et unique volonté. Je te condamne à coller chaque jour une nouvelle étiquette sur ma boîte. Oui, mâitreeeeeeeee…

18 H 48. Je remonte chez moi me saisir illico des étiquettes stockées en prévision du 57ème arrachage de mon identité boîte à lettrale. Je redescends aussitôt, après avoir appelé le petit prince Sacha pour lui faire part de mon courroux, et lui annoncer mon retard au club de natation.
 
18 H 52. Je colle l'étiquette sur la boîte aux lettres, rageusement. Si jamais ce bâtard de sa race d'enculé profond maudite passe, je lui fais la peau. Tu ne peux pas, quelles sont tes preuves ? Le petit prince au bout du non-fil. J'en ai pas encore de preuves mais tout l'accuse. C'est le seul de l'immeuble à me persécuter ainsi. Coup dans le plafond, portes claquées, aspirateur rageur, insultes à travers le plancher.

  • Peut être essaye-t-il de rentrer en contact avec toi? Me suggère le petit prince.
  • Peuh, encore une hypothèse à la petit prince ça, je grogne en mettant une douzième couche de scotch, et puis, pour me demander quoi?
  • De faire une partouze peut être? Me suggère le petit prince.

Le pire c'est qu'il a l'air sérieux en disant ça. Je vais me le faire, j'assure au petit prince, je te jure que je le vois passer, je lui écrase sa sale gueule sur les boîtes aux lettres.

  • Bonsoir, bonsoir…

Il est 19 H 01, et Arsenic Pivert vient de pénétrer à nouveau dans l'immeuble. Je me retourne, le voisin me fait un énorme sourire.

  • Enfin… re-bonsoir devrai-je dire, mâdemoîselle Chôtek…
  • ‘bsoir

Je marmonne, me sentant lâche et merdeuse. Le pire est de sentir coupable, malgré tout.

  • S'il avait en train de bougonner, je l'aurais agressé! Je me justifie auprès du petit prince toujours au bout du non fil.
  • Bonsoir, bonsoir la jeunesse…

Il est 19 H 05. C'est Francine, 82 printemps, qui arrive sur sa trottinette.

  • Au fait, mad'moiselle Chossek, quand est-ce qu'on échange nos boîtes aux lettres?
  • Ah oui, c'est vrai… je soupire. Ben dès que vous avez toutes vos clés, on fait l'échange. Au fait, vous avez vu Francine, on m'a encore arraché mon étiquette de…
  • Parce que… regardez… me coupe la Francine en se mettant sur la pointe des pieds, la mienne est beaucoup trop haute… je me suis encore mesurée hier soir… 1 m 51… à l'époque, on naissait moins grands que maintenant… ma mère disait, les bébés des années 20, on aurait pu les égarer… regardez… même sur la pointe des pieds, je n'arrive pas à atteindre le bord… quant à voir dans le fond… je me rappelle… en 1944… quand les Allemands s'étaient installés dans la loge…

Peut être que le voisin est allemand, et qu'il est resté quand ces camarades de loge ont déguerpi ? J'hésite à demander à Francine, qui est née en 1924 dans l'immeuble, si par hasard des Juifs auraient été dénoncés pendant la guerre dans cet immeuble. Par un dénommé supposément Arsenic Pivert qui les aurait livrés à la Milice après avoir arraché leurs étiquettes avec constance pendant des années.

  • Je vais devoir y aller Francine…
  • Bonsoir, bonsoir… quel est ce rassemblement de plus de deux personnes?

C'est le militant Laguillertiste qui arrive et qui glousse. Francine fait la grimace, elle vote Besancenot. Le voisin militant commence à glisser des tracts dans les boîtes aux lettres. Francine, dressée sur la pointe des pieds, met ses bouts de doigts devant la sienne.

  • Pas la mienne!
  • Enfin Francine, proteste le voisin, en démocratie, il faut se tenir informé de tous les programmes!
  • Le Besancenot est un petit con arriviste! Glapit Francine.
  • Vous avez vu, je dis au Besaacenotiste, on m'a encore arraché mon…
  • Je ne vous laisserai pas dire ça! Braille le militant.
  • C'est pourtant vrai… je bafouille.
  • Besancenot est l'avenir de ce triste pays aux mains du grand Kapital et des nationalistes haineux!
  • Ca fait la 57ème fois que l'on me l'arrache… je bêle.
  • Bonsoir, bonsoir…

Encore le coupable (tout juste à peine présumé) qui passe, sa moustache fièrement brandie, un parapluie sous le bras.

  • Décidément, mâdemoîselle Chôtek, nous n'arrêtons pas de nous croiser… il glousse.
  • Monsieur Pivert, l'harponne Francine, dites à monsieur Pétition de cesser de fourrer ses tracts dans nos boites aux lettres!

Mais monsieur Pivert est déjà loin dans l'escalier.

  • B'soir…

C'est le jeune du sixième qui rentre avec sa planche à roulettes sous le bras. Il a de la chance lui, ses voisins sont des gens normaux qui n'appellent pas l'ONU à chaque fois qu'il monte le son du rap qu'il écoute à longueur de journée.

  • Au fait, madame, me fait-il (tout ça parce que 15 ridicules petites années nous séparent), je voulais vous parler du ravalement…
  • Vous avez vu, je lui montre ma boîte aux lettres, on m'a encore arraché mon…
  • … je vais jamais pouvoir payer une telle somme, madame… je touche le Rmi et…
  • Quand on est Rmiste, on n'est pas propriétaire mon bonhomme! Glapit la Francine, elle-même loi 1948.
  • Mon étiquette… je bêle… encore… arrachée…
  • Bonsoir, bonsoir…

Seigneur. Arsenic Pivert encore.

  • Eh bien, mâdemoisêlle Chôtek, vous campez dans le hall…?
  • Ce ravalement est un scandale! S'excite monsieur Pétition. Il a été voté en dehors des règles élémentaires et fondamentalement basiques de toute démocratie qui se respecte!
  • Mais vous n'étiez même pas à la réunion des copropriétaires! Je réussis à lui rétorquer.
  • Je boycotte ce genre de simulacre démocratique que sont les Ag de propriétaires petits bourgeois!
  • Mais vous êtes propriétaire! Proteste le jeune. Madame Chotek, il me lance avant de filer dans l'escalier son skate sous le bras, ma mère va vous appeler pour que vous en causiez entre femmes mûres!
  • Ma boîte aux lettres ne m'a jamais paru aussi haute… soupire pensivement Francine qui, sur la pointe des pieds, ne cesse de multiplier les essais, flexion, extension, repos, pour atteindre le fond de sa boîte.
  • Bonsoir …

La jeune cadre dynamique du deuxième étage vient d'entrer dans le hall, avec sa belle-doche, ancienne concierge portugaise de l'immeuble, dont le fils habitait au troisième, ce qui lui a permis de trouver chaussure à son panard sans trop se crever la paillasse.

  • Mère, s'écrie la jeune femme devant la boîte aux lettres, Roméo a ENCORE changé l'étiquette… il s'obstine à faire figurer son nom AVANT le mien!
  • Ché ainsi ma fiche, lui rétorque la belle-doche, ça se pache comme cha au Portugache!
  • Jolie mentalité! rétorque Francine, que j'ai toujours soupçonnée d'être un peu xénophobe.

Et si c'était elle la coupable ? La gentille Francine qui m'aide à réparer les pneus de mon vélo, qui me porte mes sacs jusqu'au premier étage où elle habite, c'est toujours ça de gagné, et qui semble toujours de la plus belle humeur qui soit. Ou alors la jeune cadre dynamique, qui a l'air de psychotter velu sur les étiquettes de boîtes aux lettres. La tête me tourne. Pas le jeune à skate, quand même, un type qui fait de la planche à roulettes et qui écoute du rap ne peut pas faire un truc pareil.

  • Bonsoir, bonsoir…

Mince, encore l'autre. Direction la sortie.

  • Eh bien, que de monde… on fait une répétition de la fête des voisins…? glousse le Pivert. Et vous, mâdemoîselle Chôtek, toujours là?
  • Je fais ce que je veux, je marmonne piteusement entre mes dents.

Nul, d'accord, mais comment lui casser la gueule devant tout l'immeuble ou presque réuni dans le hall ?

  • Mère, je trouve ces coutumes barbares et rétrogrades! Assène Colombine Casatas à Auzenda Casatas, sa belle-mère devant Dieu et les voisins de l'immeuble.
  • Bru, on ne parle pas comme cha à la mèche de son auguchte épouche!
  • C'est compliqué, râle Francine, même en me mettant sur la pointe des pieds, j'arrive à peine à effleurer le bord de…
  • Besancenot est l'avenir de ce pays figé! Glapit l'autre militant.
  • Nous sommes en France, mère! en 2006 qui plus est! et mon prénom commençant par la lettre C, je me dois de figurer avant Roméo, lettre R, sur la boîte aux lettres!
  • Vous avez vu, Colombine, je balbutie, mon étiquette…
  • Bru, vous dépachez les borniches!
  • Mère, glapit Colombine, je m'en vais arracher de ce pas cette inique étiquette!
  • Bonsoir, bonsoir…

Colombine, vous ne voulez pas aller de ma part casser la gueule à Arsenic Pivert ? Qui vient de repasser encore une fois devant nous tous, un sourire éblouissant plaqué sous sa moustache arrogante.

  • Re-re-re-bonsoir devrai-je dire à mâdemoîselle Chôtek… lâche-t-il dans un feulement en glissant devant nous en direction de l'escalier.
  • Quel achité chui là! Râle la concierge. Cha n'a pas chanché, touchours auchi inchtable…
  • A ce propos, j'essaye de glisser, je trouve bizarre que mon étiquette de…
  • C'est toujours comme ça dans ce pays, on méprise les vieux, on leur donne comme par hasard la boîte aux lettres la plus haute!
  • Vous paranoïez Francine! Proteste monsieur Pétition. Comme tous les Laguillertistes, vous donnez dans le complot!
  • Bru, lâchez cette étichette!
  • Je fais ce que je veux, je suis mariée sous la séparation de biens, je paye mes traites sur l'appartement, vous n'avez aucun droit sur ma personne, ni sur mon étiquette!!!!
  • Je vais vous laisser… dis-je, découragée.. la natation… club du jeudi soir…
  • Bonsoir, bonsoir…

Arsenic Pivert est encore à nouveau devant nous.

  • Vous ne devriez pas arracher vous-même votre étiquette, il fait à Colombine Casatas, visiblement, il y a quelqu'un dans cet immeuble qui adore s'y employer…

Et il s'engage dans le hall, ondulant sur le carrelage telle une couleuvre, il disparaît dans un profond silence et je m'attends à ce que mes voisins se tournent vers moi, compatissants.

  • C'est pas tout ça, faut que j'y aille, réunion de section… monsieur Pétition.
  • Faut que je me fasse cuire la soupe moi… Francine.
  • Roméo doit m'appeler de Lisbonne… Colombine Pesatas.
  • Ché doiche écoucher la télévichion, le chournal téléviché… Auzenda Pesatas.

Ils disparaissent tout aussitôt. Brisée, je ramasse mes affaires de sport et je quitte l'immeuble avec la très nette et désagréable impression d'être la victime unique d'un complot collectif, orchestré par le gourou Pivert, exerçant sur les habitants des lieux un ascendant tout à la fois charismatique et terrifiant. A moins que ce ne soit lui, au bout du compte, le seul innocent.

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