La fille du cheval roumain

J'ai retrouvé Aveline à la Perche agile, comme convenu. Et comme convenu, une fois échangées les informations locales et du moment, elle a commencé à me raconter une histoire, comme presque tous les soirs, afin que je commette pas d'acte violent à l'égard de ma propre vie, ou que je ne finisse pas alcoolique, avec semaines d'internement dans le palais de la femme (folle) dont vient tout juste de ressortir madame Irma, qui, avant que je ne m'enfuie, à réussi à me glisser. Soyez pour une fois à l'heure demain, mademoiselle Chotek, on a réunion avec le Président… table ronde sur l'avenir de notre département et réflexions à bâtons rompus, sans langue de bois j'insiste, sur le placement financier de l'Artiste… Paul Gaughin était banquier avant que d'être peinte, j'ai gloussé mais bien sûr, madame Irma n'a pas trouvé ça drôle.
 
J'étais donc prête à écouter ma Shéhérazade de l'amitié, venue repousser encore une nuit les ombres longues et grises qui forment les tentures de la chambre non nuptiale échue à la malheureuse âme solitaire etc.

  • Alors… a fait Aveline en s'asseyant plus confortablement devant son verre de vin.
  • Ton pied, Aveline…

Elle s'assieds souvent sur son pied, il est convenu que je dois l'en empêcher au motif que ça pourrait faire fuir l'Homme de voir une femme s'asseoir comme une petite fille.

  • La fille du cheval roumain vient des Carpates… elle fait en se rasseyant comme une dame.
  • Pousse pas Avo, je glousse, on dirait tante Yvonne qui reçoit pour le thé…
  • La fille du cheval roumain vient des Carpates… elle répète, l'air pénétré.
  • Avo, tu crois que je fais quelque chose de très stupide en ne publiant pas d'avis de recherche pour Marc?
  • Marie, elle soupire, on était d'accord pour ne plus en reparler…
  • On avait dit une minute… par soirée! Je proteste.
  • Bon vas y, après c'est le tour de la fille du cheval roumain!

Elle s'est allumé une cigarette.

  • Parce que tu fumes maintenant? Je demande, surprise.
  • Oui, elle m'avoue, rougissante, on m'a dit que ça me donnait l'air sexy…
  • Qui on?
  • Le… le berger corse…
  • Tu l'as revu?!
  • Non, mais on s'écrit… par internet…
  • Il a internet dans sa bergerie?!
  • Marie, me rétorque Aveline d'un ton agacé, il ne vit pas dans une bergerie, mais à Bastia, ville largement bien équipée en réseaux internet et autres télécommunications.
  • Scuze moi… on en était que tu fumais… mais comment peut-il trouver ça sexy s'il ne te voit pas?
  • L'imagination, ma fille… le fantasme…
  • Certes… quand à moi, l'imagination (ou le fantasme) me torture sur la mode du«si»… et si j'avais réussi à revoir Marc… et si je m'étais refusé corporativement à lui… et si je m'étais au contraire déchaînée comme dans History of violence, tu sais… la fille habillée en pom pom girl qui allume l'autre avec son petit bateau…
  • Stop, la minute est écoulée.
  • Ok, vas y… aboule la fille du cheval roumain.

La fille du cheval roumain venait donc des Carpates, une région située à l'ouest de la Roumanie. Elle n'était pas née d'un cheval, contrairement à ce que cette phrase pouvait laisser croire, mais sur un cheval. Sa mère, une Tzigane d'origine hongroise, avait en effet accouché en plein galop, alors que son mari, un Tzigane de Transylvanie, une autre région de Roumanie, fouettait cochet pour amener sa femme accouchante, donc, à l'hôpital communautaire communiste du district.

La fille du cheval roumain tenait du cheval. Elle avait un long cou, les dents en avant, des cheveux réunis en une touffe épaisse… et une odeur très forte. A cause de ça, la fille du cheval roumain ne plaisait à aucun homme, tsigane ou autre, et elle en était forcément très malheureuse. Les grandes fêtes avaient lieu sans elle, ou presque. Ainsi, à la Saint-Jean, très fêtée par les gitans, elle restait toute seule assise dans l'herbe, avec son odeur et son blues, pendant que les autres dansaient et s'éclataient entre eux. Personne ne voulait danser avec elle, personne ne voulait sauter par-dessus le feu avec elle, quand à la b… Bref, elle était seule et même ses parents lui demandaient de ne pas rester trop longtemps dans la même pièce qu'elle…

  • Charmant, je me permets d'interrompre Aveline, et c'est censé me remonter le moral cette histoire?
  • Attends, princesse, tu vas voir…

D'ailleurs, la fille du cheval roumain dormait désormais dans l'étable, avec le cheval sur lequel elle était née.

  • Ah eh bien ceci explique cela… elle sent le dada parce qu'elle dort avec le dada, voilà tout !
  • Marie, a râlé Aveline, si tu m'interromps tout le temps, je vais rater mon dernier train moi…
  • D'ac, zyva.

D'ailleurs, à propos de cheval, un lien étrange liait la fille du cheval roumain…

  • On pourrait l'appeler Irena, d'ac? J'ai suggéré. Ca serait moins long que de dire à chaque fois, la fille du cheval roumain…
  • Zyferme, elle a grogné, mais ok, va pour Irena.

D'ailleurs, à propos de cheval, un lien étrange liait Irena à ce cheval sur lequel elle avait vu le jour. Outre qu'elle ne faisait qu'un avec lui, quand elle le montait, et qu'on n'avait jamais vu quelqu'un, une fille surtout, montait aussi bien un cheval aussi baraqué, il semblait qu'une compréhension et une affection extrêmement fortes liaient ces deux là. D'ailleurs, si Irena était rejetée par les siens, le cheval l'était également, par les siens à lui. Son affection pour une femelle humaine, et le fait qu'il sache parler avec elle en roumain et en langue tzigane, alors qu'eux non, avaient rendu les autres dadas fort jaloux. Aussi ne lui parlaient-ils pas. Irena grandissait, elle avait 20 ans, puis 25 ans, et toujours aucun homme, tsigane ou communiste, ne voulait d'elle.
 
Une nuit, le cheval, appelons le Gricha, dit à Irena. Monte sur moi, on se barre de là, la vie est ailleurs. Irena hésite, un seul instant, elle a commencé des études pour être musicologue, du jamais vu chez les gitans, et elle ne veut pas mettre sa carrière en danger car elle espère en sélevant socialement, faire oublier son odeur chevaline. Tu ne trouveras jamais de boulot en Roumanie, plaide Gricha auprès d'elle, personne n'embauchera jamais une fille gitane qui pue le cheval….

  • De plus en plus charmant…
  • Chut…

Et moi, ajoute larmoyant le cheval, je vais mourir, tes parents vont me livrer à la boucherie, car après 40 années de cotisation sociale, j'ai pris ma retraite hier et plutôt que de devoir me verser une pension jusqu'à ma mort, tes parents ont décidé de mettre fin à mes jours… Mon pauvre cheval ! S'écrie Irena. Et elle l'enfourche, pour une destination pour l'heure inconnue.

  • Ohalalla, mais c'est qu'il est tard! S'exclame Aveline en regardant sa monte. Faut que je me sauve, le dernier train est à 23 H 08 aujourd'hui!
  • Avo! Je proteste. Tu n'as pas fini l'histoire!
  • Je la finirai plus tard… demain!
  • Mais tu peux la finir et tu restes dormir chez moi!
  • Non, je dois donner à manger au chat, je dois filer! Ciao!

Une bise et là voilà partie. Je reste avec ce suspens insoutenable. La fille du cheval roumain va-t-elle réussir à tirer un coup là où l'emmène son cheval fidèle ? A croire que tout le monde a le même problème partout. Que je me dis en payant nos verres et en rentrant à Tintamarre, l'esprit non pas léger mais diverti.

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