Quatre ou cinq personnes différentes

La vie se résume à une série d'événement aléatoires, la moralité est un leurre, il n'y a que des illusions collectives, des actes de foi occasionnels et des sursauts de discipline intéressée qui empêchent les gens de s'exploiter à longueur de journée.
 
Voilà ce à quoi je pense en regardant madame Irma, en arrivant ce matin au boulot. Je l'ai lu samedi après-midi dans mon fauteuil tandis que le tombeur Peter disputait une partie d'échecs endiablée avec Ernesto qui le traitait de nazi à chaque fois qu'il perdait. Phrase extraite du Vol du corbeau, d'Anne-Marie McDonald, et que je finis par savoir par cœur à force de l'avoir lue et de m'être demandé, est-ce vrai. Je regarde madame Irma, évènements aléatoires, leurre, illusions, sursaut, ce n'est pas faux.
 
Madame Irma, on a du lui ouvrir la boîte noire et lui intervertir aléatoirement quelques fils et circuits, ce qui a aboutit à faire d'une tragédienne un tantinet ratée, une cadre dynamique pas franchement réussie, si ce n'est aux yeux du Roy… ce qui est là l'essentiel me direz-vous, avec actes de foi soudains (notre Devoir, les Artistes reconnaissants) et sursaut de discipline (réfléchissez y tous ensemble, vous voilà informés).

  • Vous êtes négative Marie, me dit madame Irma (pas à son sujet, au sujet de la Réforme digne de Calvin), vous voyez toujours le mal partout…
  • C'est parce que mon aïeule s'est faite assassinée dans sa vie, je lui rétorque. Ca m'a bouleversée, ça me bouleverse encore.
  • Marie, soupire madame Irma, la vie n'est pas une tragédie, même pas une comédie, c'est juste une sorte de monopoly…
  • On me l'a déjà faite celle-là, madame Irma, je grommelle, le coup du jeu, je veux dire.
  • … ou de partie d'échecs géants…

Madame Irma mime des pièces, hautes et lourdes. Le théâtre n'a pas tout à fait disparu en elle.

  • Madame Irma, j'insiste, j'ai compris l'idée.
  • … une sorte d'équilibre permanent et en permanence déstabilisé entre l'offre et la demande…
  • Aléatoire, vous voulez dire, je risque.
  • … sans véritablement de lois précises, si ce n'est qu'il vous est fortement recommandé de vous ajuster à chaque nouvelle instabilité…
  • La moralité est une leurre quoi, je lui suggère.
  • … en cessant de vous poser sans cesse la question de l'avant, de l'après… du bien, du mal…
  • Je récuse cette idée, proteste Saint François resté silencieux jusqu'à présent. C'est nous qui faisons de la vie ce que nous voulons… au sens, c'est le regard que nous décidons de lui porter dessus qui donne son sens à chaque événement.
  • Bof, je marmonne, ayant déjà marre de cette discussion.
  • Je connais ainsi un chien, qui a été abandonné par son maître, poursuit Saint François d'Assise, tout aurait pu pousser cet animal à nourrir vis à vis des hommes une méfiance, voire une très fort hostilité qui…

Blabla. On était réunis pour parler de notre avenir, l'organigramme étalé sous nos yeux. Je ne voyais pas ma place dans tout ça mais on savait que normalement tous les pions resteraient sur l'échiquier. J'ai repensé alors à cette étrange journée du samedi avec Peter.
 
Après avoir terminé leur xième partie d'échecs, Ernesto et Peter ont servi l'apéritif, ils étaient déjà plus qu'imbibés avec leurs grogs mais bon. Assis par terre, on a boulotté des olives et du chorizo tout en sifflant quelques bières. Aveline a appelé, sa chti mère-grand avait plein de trucs prévus le dimanche, ski sur terrils, préparation du carnaval de Dunkerque, borderie séraphique, confection de gaufres, que sais-je encore et elle avait aimablement suggéré à sa petite-fille de rentrer s'emmerder toute seule sans elle à Paris. J'ai invité Aveline à passer, curieuse de voir ce qu'elle penserait de l'étrange Peter.

  • Vous avoir drôles Nanies I find, a remarqué Peter, qui avait déjà testé la mère-grand bosniaque.
  • Bah, elles ont vécu la guerre, a platement constaté Aveline en avalant une bière comme si elle revenait du désert. Ca les a fait un peu tomber sur la tête…
  • Nanie à moi aussi vécu guerre, a expliqué Peter, mais vraie nanie elle est.
  • Tu fais des progrès en français Peter, j'ai pas pu m'empêcher de remarquer, plus un seul english mot in your language…
  • Thank euh merci, a rougit Peter, I mean… grand-mère à moi très typical… cheveux blancs, en rond, sur tête…
  • Chignon… a soufflé Aveline.
  • Oui, that's it… confitures l'été, hiver, conserves, tricot, belles histoires… même si elle vécut guerre avec indigènes…
  • Quels indigènes? A demandé Ernesto qui préparait son arrière-frigidaire pour la nuit (boulettes de fromage, sacs plastiques et journaux avec sopalin pour mieux dormir).

Il pensait à des Indiens. Il adore les Indiens.

  • Les Hollandais, dit Peter comme on crache, qui ont tué les Maoris, pour construire pays rien que pour eux…
  • Original, je commente.
  • Famille à moi maori, il y a longtemps, et grand-mère à moi, maori, nous renseigne Peter, mais pas aigrie.
  • Aigrie? Je m'étonne. Qu'est-ce que ça vient faire là dedans ?
  • T'es maori toi? demande Aveline d'un air incrédule à Peter.

Peter est tout blanc, le plus blanc de nous trois avec un qui est vert il est vrai. Il a les cheveux raides, rares et fins, de fines lunettes, un torse de fœtus arraché au forceps avant terme… pas franchement le bel indigène brun et baraqué, du moins, musclé, qu'on s'attendrait à trouver. On a vraiment toujours du bol nous les filles.

  • Before… chuchote presque Peter, famille origines maoris, puis mon père a marié femme maori, pour partie, par sa mère, nanie à moi… moi hérité nature de mon père…
  • Qui est hollandais? Demande Aveline dans un même chuchotement.
  • Flamand, susurre Peter, Belge quoi…
  • Quel beau mélange, je glousse, t'aurais pas un frère une fois ?
  • Non, répond Peter, juste deux sisters… une pasteur gay et l'autre, danseuse vahiné à Java…
  • Ben mince alors, je souffle.
  • Et toi, tu fais une thèse c'est ça? Demande Aveline.
  • Oui, thermodynamique, fluides, j'adore.

Je sais soudain à qui me fait penser Peter. Il me fait penser à un prof de fac, aussi maigre et aussi laid, mais avec la même qualité à vous surprendre, une origine par ci, une fantaisie par là, du coup, les filles en étaient folles. Ou presque. Pas moi, il me saquait toujours, droit constit à chier.

  • Qu'est-ce que vous pensez de la phrase, en réalité, il n'y a que quatre ou cinq personnes différentes dans le monde? Je leur demande.
  • Tu sors ça d'où? Me demande en retour Aveline.
  • Le vol du corbeau, je désigne le bouquin, la fille se fait cette réflexion à force de toujours croiser des gens qui lui rappellent quelqu'un d'autre…
  • Pas faux, admet Aveline, c'est rare de ne pas se dire, tiens, il me fait penser à, tiens on jurait la sœur de…
  • Mais il y a milliers femmes to love, soupire Peter en ouvrant des bras d'oiseau rapace, immenses, venez toutes.

Peter cela dit en passant qui curieusement a tout compris de ce que nous disions. Etonnant, serait-il une sorte de Jane Birkin qui peaufine son accent avec constance depuis plus de 30 ans ?

  • Mais les trois quart moins d'hommes to fuck, glousse Aveline.
  • You… vous êtes trop difficult girls, assène Peter. French girls, très difficult…
  • Bof…

Grogne Aveline qui m'a avoué qu'elle pourrait assassiner à coups d'aspirateur les bonnes âmes aux mains pleines qui n'ont que ce fin constat à la bouche… aspirateur, je lui dis à chaque fois, pourquoi aspirateur… je déteste le passer, elle me répond à chaque fois, autant combiner deux horreurs ensemble.

  • Marie, me glapit une voix, vous êtes avec nous ou sur le bas côté avec les pions déjà mangés?
  • Hein? je sursaute, c'est la voix de madame Irma.
  • Nous réfléchissons aux avantages et moindre avantages que présente la proposition numéro trois…
  • … la fusion, me souffle saint François.
  • Ah… qu'est-ce que vous pensez de cette phrase… en réalité, il n'y a que quatre ou cinq personnes différentes dans le monde…
  • Plait-il? S'insurge madame Irma.

Je regarde par la fenêtre. Notre avenir est pour partie en jeu, notre confort du moins. Celui de ne pas être trop envahi par le monde du travail, le vrai, avec chefs tatillons et bornés, ou ivres de puissance, prêts à vous faire miner jusqu'à pas d'heure pour l'assurance de leur puissance, et qui vous sabotent un moral de travailleur en quelques semaines à force de corrections et de brimades. Et avec ça, je soupire toujours aucun sens à cela, même occasionnel.

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