La fille du cheval roumain (suite et fin)

La soirée avec Peter s'était terminée plutôt sympathiquement. Un retour aux sources vives de la jeunesse, une monumentale partouze à Tintamarre comme dans Palace. Mais non, juste une délicate beuverie, exécutée sur le tapis indien, avec pâtes au saumon et musique maori, au départ en arrière-fond, de plus en plus en avant-fond, un groupe rock et nu, l'âme maorie de kiwis métis qui braillaient sur la chaîne. I want to get know, I want to get know… ed ! ed! ed! Reprenions nous en chœur, entraînées par un Peter de plus en plus déchaîné, il s'était saisi d'un balai pour s'en faire une guitare et il se roulait carrément par terre avec. Il n'avait que 25 ans après tout. J'ai eu une pensée émue pour le professeur Colza, mon propre père, aurait-il seulement reconnu dans son triste thésard blanchi sous le savoir, cet individu déchaîné, qui se prenait pour le Iggy Pop de la Nouvelle Zélande ?
 
J'ai retrouvé Aveline le dimanche soir, on avait le foie en pagaille, on a juste bu une limonade (avec un peu de bière). Elle devait me raconter la suite et fin du cheval roumain, mais ses yeux demeuraient posés dans l'air.

  • Kessekilya? Je lui ai demandé.
  • Ton Peter…
  • Ce n'est pas mon Peter!
  • Bon, Peter… tu crois que c'est vrai ses histoires de multiprises femelles?
  • Ma foi… kèsset'en pense? J'ai demandé prudemment.

Aveline avait l'air dérangé comme un chat.

  • Chais pas… elle a marmonné, il est… spécial.
  • Spécial bien, ou spécial pas bien?
  • Plutôt bien… malgré les apparences.
  • C'est vrai que comme disent les concierges, il gagne à être connu, j'ai admis.

Aveline nous ferait-elle un coup de béguin ?

  • Bon, de toute façon, outre qu'il est plus pris qu'une place de parking à la Pastille, il est trop jeune…
  • … pour…?
  • Sois pas lourde, Chotek, c'est pas pour la thermodynamique que je m'inquiète.
  • Ok, mais tu te vois avec ce… cette… euh… poor little thing?
  • Franchement, pris à 2 h 00 du mat avec du rock kiwi-maori, il est plutôt pétillant…
  • D'ac, je te file son numéro!
  • Non, non, non! surtout pas!

Mais j'ai déjà sorti mon carnet d'adresses. Ballet de mains effrayées. Typique. Une fois au pied du mur, la prisonnière de personne-ne-m'aime, une île de l'archipel Célibat, a toujours la tentation fort vive de se dégonfler. Ce qu'elle fait souvent, pouvant ensuite accuser tous les canots de sauvetage de prendre l'eau ou le mur, d'être trop haut. J'écris le numéro sur un bout de papier, et je le donne à Aveline. Je ne suis pas jalouse. Je ne veux que le bonheur de mes copines. Elle l'empoche, et lève ses yeux gris sur moi.

  • Il y a quelques années, jamais j'aurais pensé finir mes jours avec un doctorant en sciences physiques pesant moins lourd que moi…
  • T'excite pas vieille, il est pas encore ferré, le doctorant.
  • T'as raison… si au moins je peux passer quelques nuits au chaud…
  • Oui, c'est ça, aujourd'hui, on a plus le droit d'avoir faim ni d'avoir froid…

On pouffe, bêtement.

  • Bon, alors, la suite et fin de la fille du cheval roumain…
  • Tu devais pas voir ta baba aujourd'hui? M'interrompt Aveline.
  • Si, mais elle avait une partie de petits chevaux avec le patriarche orthodoxe d'Istanbul…
  • Non?!
  • Quelque chose dans ce goût là… à moins que ce ne soit avec l'imam Khomeiny…
  • Mais il est mort!
  • Alibi accepté.
  • Bon, tu la vois quand du coup?
  • Demain, peut être… si je ne me fais pas griller par Zidane ou je ne sais qui.
  • Sacrée baba… bon, je poursuis!

La fille du cheval roumain, Iréna donc, avait fait la connaissance avec Miro, un petit gitant bosniaque qui vivait dans son fauteuil roulant avec ses vieux grands-parents dans une villa jardin de Paris. Iréna accepte avec soulagement de louer pour pas cher une des chambres sous les combles, l'autre étant occupée par un étudiant russe en chimie olfactive, Anton, qui joue par ailleurs du violon quand il a le grisou (cafard russe). Son violon résonne souvent dans la maison, on en déduit qu'il est souvent mélancolique. Gricha, le cheval, reste dans le jardin, on lui a construit une petite baraque, quatre planches, pour l'abriter de la pluie, et il s'en montre ravi. Iréna se met en demeure de chercher du travail. Pas facile. Dehors, il y a toujours l'incessant chœur de Police (vos papiers !) particulièrement remonté en cette fin d'année par leur chef de chœur, Nikolaï Sarkozescu.

  • Faut comprendre, lui dit le grand-père, y a tout plein de sales gens parmi les émigrés.
  • Babo, lui rétorque Miro, les statistiques présentés dans le Monde démontrent qu'il n'y a pas plus de délinquants chez les étrangers que chez les gens d'ici… qu'en plus, ce sont toujours des vols de survivance.
  • Survivance, crache le grand-père, les cailloux sur les tanks, c'est de la survivance ça?!
  • Ce sont des Français qui envoient les cailloux, proteste Miro, pas les étrangers! Et ce ne sont pas des tanks! Mais des voitures Renault!
  • Ca des Français? Ces nègres? ces bicots?
  • Je ne veux plus parler avec toi, dit Miro en actionnant les roues de son fauteuil, à chaque fois tu dis de mauvaises choses…
  • Perdu, s'écrie le grand-père, tu as encore perdu!

Le grand-père de Miro a un sens de l'humour très particulier. Est-ce aussi de l'humour quand il vient toquer à sa porte passé minuit, ou qu'il se colle derrière elle, quand elle fait la vaisselle ? Iréna se sent perdue. En Roumanie, elle ne plaisait à aucun homme, et voilà qu'en France, un vieillard veut la saillir contre un évier. Quelqu'un toque à sa porte.

  • Ah non! Elle crie. Pas encore!
  • C'est moi… Anton… je peux venir te jouer une rapsodie?

Iréna dit d'accord, même si elle est habillée en cheval car elle allait se mettre au lit. Anton lui propose de venir demain à son pot de thèse, ça lui ferait plaisir, il jouera du violon avec son directeur de thèse qui lui joue du trombone.

  • Pas obligé de venir à la soutenance, il lui fait, ça ne durera que 10 minutes, le concert lui, durera toute la soirée…
  • Mais je n'ai rien à me mettre! Gémit Iréna qui fait en plus des complexes d'habit.
  • Viens comme tu es! Lui suggère Anton en l'englobant d'un geste.
  • Mais je suis habillée en cheval! Elle proteste.
  • C'est quoi ça? Je demande. Etre habillée en cheval?
  • C'est un expression, me rétorque Aveline, ça veut dire qu'elle s'est mise à l'aise quoi!
  • Elle s'est mise à poil? Je glousse.
  • Oui mais avec des poils… de chevaux, ça fait comme un habit en fait…
  • Pas très crédible, je grogne.
  • Tu trouves que le reste l'est? Proteste Aveline.
  • Oui, je répond, tout le reste me paraît crédible!
  • Ma pauvre fille, dans quel monde tu vis…
  • Sifflet donc et continues!
  • D'ac.

Le lendemain, Iréna qui a cherché du travail toute la journée arrive à la fin de la soutenance, elle a mal aux sabots euh aux talons, elle n'a trouvé qu'un emploi de photocopieuse chez un Notaire, rencontré par hasard au rayon petites culottes du Monoprix où elle se cherchait au moins des sous-vêtements décents. Elle arrive essoufflée, tout le monde la regarde, quelqu'un imite un hennissement, chut donc, les deux scientifiques ont commencé à jouer parmi les exemplaires de thèse éparpillés sur le sol. Iréna s'assoit au fond, elle se sent triste d'un seul coup, extrêmement triste, la musique n'arrange rien et c'est décidé, ce soir elle met fin à ses jours, car Gricha est absent, il a trouvé un emploi à l'hippodrome de Boulogne, il ne sera pas là pour l'empêcher ainsi qu'il l'a fait lors des six dernières tentatives de…

  • Aveline pétard, je proteste, mets nous un peu de rose dans cet enfer!
  • Ok.

Le concert se termine, et Iréna est pour s'éclipser quand Anton la rattrape.

  • Je vais te présenter quelqu'un… Clovis… un Maori de Néo-Zélande qui prépare une thèse de thermodynamique…
  • Noooooon… je fais, tu as osé!
  • Je dois y aller, proteste Iréna.
  • Hello, fait le Maori qui a surgi, il ressemble à…
  • … un petit cheval… je souffle.
  • … comme dans les toiles de Gauguin… glousse Aveline.
  • … ou le petit cheval blanc de Brassens, je glousse à mon tour.
  • … en plus typé, c'est un Maori!
  • Typé comme Peter! Je glousse une dernière fois.

Clovis caracole toute la soirée autour d'Iréna, il lui offre du foin, de l'eau fraîche, l'odeur de son écurie. Elle décide de remettre son suicide à plus tard. Ils se marient le lendemain ou presque avec pour témoins, Pierre et Marie Curie, Anton est affreusement malheureux mais après tout, il n'avait qu'à ressembler à un cheval.

  • Voilà, souffle Aveline, c'était l'histoire de la fille du cheval roumain.
  • Je recommence déjà à repenser au pervers pas pépère, je gémis, quelle est la suivante madame?
  • J'ai besoin de souffler…
  • Je vais me tuer!
  • Mais non, regarde Iréna!
  • Je ne ressemble pas à un cheval bon sang!
  • Dommage… c'est peut être ça, au fond, la solution à tes misères ma fille!

Et Aveline s'envole, comme Shéhérazade, un morceau de papier vole sur la table. Le numéro de Peter. Sacrée Aveline, toujours au pied du mur… Je le glisse dans une enveloppe, colle un timbre et la lui poste. Moi aussi je sais jouer les Shéhérazade de l'amitié.

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