Boycott

Engagez-vous, qu'il disait, engagez-vous. Certes, seulement moi, l'engagement en quoi que ce soit n'a jamais été mon fortiche à moi. C'est quelque chose comme une incapacité génétique, une maladie de naissance ou de croissance. Ma mère apprend à ses chats à sauter dans des cerceaux et mon père passe sa vie aux astres, il est astrologue, option marc de prunes, slevovic et rakjia à tous les repas, ça n'aide pas.
 
Je suis habitée par la théorie de la relativité. C'est là une sourde déprime aux choses de ce monde, réelles, entendez, pleines d'ennui et nulles de grâce. Ce n'est pas une véritable indifférence, non, juste une incapacité à saisir, puis à tenir. Je suis comme ces enfants mal nés qui n'arrivent pas à déglutir ou à attraper la baballe puis à la relancer. Je suis aussi comme la princesse au petit pois qui se trompe de réalisme. Car franchement me direz-vous, est-ce bien important d'un point de vue aussi bien existentiel que pratique de savoir si l'on sent dans son dos, le légume vert posé sous son matelas.
 
Mais c'est comme ça. Il arrive que l'on ne se pose jamais les bonnes questions. Et c'est pour ça qu'à propos de question, je me demande encore et encore pourquoi je moisis dans cette cellule en compagnie de deux prostituées qui font leurs comptes du jour juste sous mon nez, et d'un clochard qui braille garçon, la même chose.
 
Tout a commencé ce matin là. Ce matin là, c'est Adnan qui m'a cueillie au saut du lit. Quand Adnan m'a appelée, je boycottais les infos, écoutant de la pure musique, une merveille de métallurgie hurlante.
 
–         Qu'est-ce que tu fais ? il m'a demandé de suite d'un ton suspicieux.
 
C'était le matin, très tôt, quasiment les aurores, dix heures quoi. J'avais même pas encore préparé mes effets pour aller pointer à l'Anpe du coin.
 
–         Riendutout, jécoutelaradio, j'ai menti.
 
Car je sais qu'Adnan exige que l'on soit au jus des malheurs terrestres. Surtout le matin.
 
–         Menteuse ! il a crié, ô la menteuse ! Tout le monde sait bien que tu fuis l'Actualité !
–         D'accord, j'ai fait, d'accord. 
 
Il se trouve qu'Adnan, lui, ne la fuit pas, justement, l'Actualité. Ou plutôt, c'est elle qui ne le fuit pas, vu qu'elle lui colle littéralement aux fesses. Certains thèmes de la vie mondiale lui ont ainsi définitivement flanqué la tranquillité d'esprit en l'air. Ils le retrouvent la nuit, lui charcute le sommeil.
 
Adnan vient d'un pays en guerre, il a grandi dans un camps de réfugiés et s'est exilé jeune boutardeux pour étudier de par chez nous. Mais le pays mythique lui colle aux fesses plus fort que dix Mamas, au point qu'il s'offusque facilement de nos faits et gestes, préjugé, indifférence ou mépris, c'est comme moi avec l'homme des greniers. Un type avec qui j'ai envisagé de m'engager, et puis non finalement, il avait des yeux qui ressemblaient à deux gousses d'ail.
 
Adnan a développé par découlement d'une franche inclination au tout soupçon perpétuel, qui repose sur la conviction pas vraiment fausse qu'on préfère laisser pourrir certains peuples en laissant la nature faire son boulot de sélection géo-politique.
 
Dans l'intervalle de sa présentation par moi-même, Adnan s'étais mis à causer de représailles, rapport à un village de son pays, enfin, de son bout de territoire, enfin de son mouchoir de terrain, bombardé et rasé, plusieurs baraquements par terre, des enfants parmi les victimes…
 
–         … des enfants ! il m'a craché dans le combiné, des enfants là où on prétendait abattre des terroristes !
–         Des enfants… j'ai repris religieusement.
–         Et tout ça… comme d'habitude sans que… bien sûr… personne ne soit jamais coupable… sans que… bien sûr… personne n'y soit jamais pour rien… légitime défense… terrorisme… y disent… les ambulances se font même tirer dessus… terrorisme y disent… de qui parlent-ils ? ? ? et tout ça… comme d'habitude… sous les yeux qu'on aime dire impuissants de la communauté internationale…
 
J'ai dû éloigner le combiné de mon oreille meurtrie. Adnan, il gueule parfois plus fort que dix hard rockers.
 
J'aime beaucoup Adnan. C'est un garçon drôle, charmant, les mains pleines de peinture, il est peintre, mais je regrette bien, je n'irai pas jusqu'à connaître la guerre pour lui, car il me dit toujours, qu'est-ce tu en sais, toi hein ? T'as même pas vécu la guerre ? car il a parfois un côté comment dire…
 
–         … Terroriste, il vocifère, vas y, traite moi de terroriste ! vu qu'on n'est jamais que ça pour vous !
–         Et parano, je rajoute d'un ton para-médical, la paranoïa ça doit être l'influence des cocos du temps du mur… à force, vous avez choppé tous nos tics, Ouest comme Est.
 
Parfois il rit. Parfois il me raccroche au nez.
 
–         Merde alors, j'ai décidé de dire ce matin là, compatissante, c'est un peu fort de café…
 
Et à ce propos, je me suis fourbeusement déplacée par reptation jusqu'à la cuisine pour extraire mes tartines du grille-pain et boire mon petit arabica du matin, car l'heure tournait.
 
–         Tu m'écoutes ?! il a braillé.
–         Oui, j'ai dit confuse.
–         Qu'est-ce que tu fabriques derrière mon dos ?
 
Il est parano, je vous dis.
 
–         Euh, j'ai marmonné, j'essaye d'allumer la radio.
–         Eteints ! il a encore crié, éteints moi ça immédiatement et écoute moi !

J'ai obtempéré.
 
–         Ils ont invité un type, un ex-ambassadeur, a poursuivit Adnan, un de chez les autres… ils l'ont invité ce matin à la radio, et il a pu tranquillement déballer sa salade, avec dans le rôle des terros, nous, et dans le rôle des braves gens agressés, lui et son peuple…
–         Oui, j'ai scandé… même que quand on voit leur premier ministre à eux, c'est quelque peu confondant… j'ai ajouté, un brin fayote.
–         Et puis, et puis… il a fébrilement poursuivi, façon pisse dans le violon et passe moi l'archet… c'est comme d'apprendre l'alphabet à partir de la lettre t… t pour terrorisme il m'a renseignée… sans considérer par ailleurs le a, pour Aliya… et le b, pour bombardement… ou le e, pour exil… et…
 
Et etc.
 
Je me suis juste demandé qui était cette brave Aliya. Une sacrée fouteuse de merde très certainement. Puis j'ai mis écoutage automatique. Marre. Moi au chômage, pas de jules et la banque à mes pieds (les mains autour de mes chevilles). Moi aussi, après tout, j'ai droit à un peu de respect comme dû aux minorités.
 
–         Tu me tues, je te tue… Adnan s'est mit à gémir.
–         Et nous nous taisons, j'ai risqué.
 
Hihihi, j'ai trouvé que c'était pas mal bon à 10 heures du matin zéro trois.
 
–         Tu trouves ça drôle ? il m'a demandé froidement.
–         Non, j'ai reconnu piteusement, mais ça devient absurde votre histoire… on peut presque la prédire maintenant… c'est bien simple, quand un kamikaze fait le grand saut, deux heures après, on voit passer les chasseurs.
–         Mais à qui la faute ? il a couiné, quand donc le monde va-t-il comprendre que la paix n'est possible nul part sans justice ? quand donc ces salopards de wasp dégénérés vont-ils arrêter de vendre des armes à l'Ennemi qui ne sert aucunement la paix en acculant les gens à la misère la plus noire…
 
Etc.
 
Quand y en aura plus, j'ai eu envie de répondre. Quand on sera tous morts, étendus à la morgue, dans un casier, sous un drap blanc ou atomisés en milliards d'atomes lâchés en farandole dans l'espace. Là, les marchands d'armes y pourront plus rien vendre, et les terrains à défendre ou envahir, y en aura plus. Fi-ni.
 
–         A mon niveau, je ne vois pas quoi faire, j'ai répliqué avec le sentiment gênant de me laver les paluches dans mon lait de princesse.
–         Il y a au moins quelque chose que tu peux faire, il a alors déclaré.
–         Oui, j'ai fait, haletante de bonne volonté, quoi ?
–         Eh bien… c'est Boycotter Leurs Avocats !
 
Il a lâché si cérémonieusement que je me suis demandé sur le coup de quels avocats il parlait. C'était des légumes. Ou des fruits. Pas les gens.
 
–         Ah tiens donc, j'ai répondu poliment.
 
Mais déjà, je pesais le pour et le contre, selon ma bonne habitude. Ne serait-ce pas quelque peu injuste que de s'en prendre aux fruits du travail d'un malheureux paysan émigré d'Ukraine, lui-même victime de la politique dominatrice de son pays et de…
 
–         Ce serait déjà un geste, Adnan a plaidé, ce serait déjà une preuve de bonne volonté… un refus d'accepter ce que subit Mon Peuple, dont on a parfois piqué les terres pour faire pousser les Fameux Avocats…
–         D'accord, j'ai dit alors, d'accord, si y a que ça pour te faire plaisir, je vais Boycotter Leurs Avocats.
 
Je suis ensuite partie à mon approfondissement personnel. Entendez, pointer à l'Agence où j'ai d'abord juré la main sur le cœur que conformément au brave Epar, j'étais lancée dans une recherche fébrile d'emploi. Le conseiller m'a reçu. Depuis que le Ministère du Travail est devenu adepte d'Arlette Dolto, on a droit à ça, à un conseiller d'assistance psychologique. Qui vous reçoit.
 
Il doit m'aider à évaluer mes compétences, tout en approfondissant le sillon de ma quête, a priori flagrante, un boulot, mais qui en cache peut être tant d'autres. L'amour, c'est un exemple. Rien à voir, il gémit. Et puis, à chaque fois, il soupire, en relisant ce que j'ai écrit chez moi, le soir, légèrement poivrée, certes.
 
Puis il lève ses yeux, immenses, sur moi et me dit :
 
–         Vous êtes complètement à côté de la plaque, l'enfant intérieur a beaucoup souffert, l'enfant intérieur n'a aucune confiance en lui…
 
Je prends un air navré. 
 
–          … l'enfant intérieur a tant cultivé le refus que l'adulte intérieur ne sait plus vers quoi se tourner…
–         C'est pas faux, je lui dis poliment .
–         … l'adulte intérieur me semble gravement déprimé, il ajoute d'un ton sentencieux.
–         Certes, je prends un air modeste.
–         L'adulte intérieur manque cruellement de succès…
 
Et disant cela, il appuie ses prunelles noiraudes et ardentes sur moi. Je rougis et m'agite, mal à l'aise. Avant, il était call boy, mais avec l'âge et les nouvelles technologies, il a dû se réorienter. Même si ça n'a rien à voir.
–          
–         Il faut faire entendre raison à l'enfant intérieur, il me murmure dans un souffle, il faut l'écouter et lui faire entendre raison…
 
Etc.
 
La séance est finie. Je recopie quelques annonces, torche quelques lettres de candidature, pour avoir le droit de sortir du lieu. Certains me regardent, envieux. Parce qu'ils sont punis les mauvais. Ils doivent recopier mille fois la même petite annonce avant d'avoir le droit de sortir crier A mort le patronat, dans la rue et pour se détendre.
 
Et moi, pour ma part, je commence ma quête des avocats. Il est environ 17 H 00. A 17 H 30, je me dis, je suis rentrée chez moi, hop, un coup de fil à Adnan pour lui annoncer l'issue du combat, et au lit, le sentiment du juste devoir accompli.
 
Je commence alors une tournée pour le moins peu triomphale. Je décide de procéder à cet achat dans le grand supermarché d'à côté, facile. Je vais au rayon fruits et légumes, facile encore. Je dois patienter car devant moi y a la grande tâteuse des avocats. Un à un, elle y enfonce ses ongles peints de rouge sanguin. Ce qui me permets de voir qu'ils sont durs comme du bois, les avocats, et l'enfant intérieur n'a pas envie de casser ses dents de vin sur ces fruits visiblement peu charnus.
 
Puis elle les soupèse, soupçonneuse. L'adulte intérieur essaye de voir au moins quelle est leur origine. Bénidiou, je lis sur une étiquette. Bénidiou, c'est où ça ?
 
–         Australie ! siffle la grande tâteuse entre ses dents, des putains d'Australo de merde qui exploitent la terre et le sang des pauvres aborigènes !
 
Et d'un air haineux, elle flanque en un grand fracas le comptoir par terre, vlang.
 
Merde alors. Tous les avocats se mettent à rouler un peu partout. Les gens se retournent, nous jettent des regards ahuris, réprobateurs, interrogateurs, haineux pour certains quand il s'agit de consommateurs avocativores.
 
–         Ohlala, gémit un type en blouse grise qui vient de surgir, ohlala, qu'est-ce qui se passe par ici…
–         Le stand est tombé, je réponds d'une voix un peu tendue, il est tombé tout seul…
–         Mais pas du tout, glapit la femme, nous avons fait choir ce stand qui proposait à la vente le fruit du sang d'un peuple brimé dans ses droits, écrasé sous la botte du colon australien, rougeaud et velu !
 
Le type ouvre des yeux ronds et regarde les avocats qui roulent au sol.
 
–         Nous sommes prêtes, reprend la harpie, et disant cela, elle me saisit la main, nous sommes prêtes à mourir pour que justice soit faite à ce peuple opprimé !
–         Mais pas du tout, je proteste en repoussant sa main pointue, je ne suis pas du tout prêt à mourir pour ces gens là ! Je veux bien mourir pour le peuple d'Adnan mais pas pour les euh les arbrigènes !
–         Fasciste ! me crie la femme, individualiste ! égocentrique ! capitaliste ! oligolistique ! ethnicide !
 
Etc.
 
L'enfant intérieur se recroqueville, déjà effaré de voir combien un simple boycott peut vous faire insulter, quand l'adulte intérieur soupire, je te l'avais bien dit, aucune cause n'est bonne pour nous, tirons-nous.
 
–         Suivez moi, ordonne le type furibard, suivez moi dans le bureau de monsieur Jambon, Président-Directeur du magasin, Maître de la Grande Surface et Vénéré Stock-Optioneur !
–         Mais mais, je bafouille, je n'y suis pour rien…
–         C'est trop facile, me rétorque la grande tâteuse d'avocats, personne n'y est jamais pour rien ni pour personne dans cette société de merde !
 
Et nous voilà poussées devant par le chef de rayon qui marmonne, vous allez le payer, vous allez le payer… Et nous nous retrouvons sur un banc, à attendre devant le bureau du directeur. Nous sommes, je le signale, attachées aux conduites de chauffage, vu qu'on a fait un crochet par le rayon anti-vols du magasin.
 
–         Merci bien, je lui dis, à la bonne femme, ah merci vraiment… on peut dire que vous m'avez fichue dans la merde. J'étais déjà éparée, me voilà maintenant sur le coup d'un mandat d'arrêt international !
–         Hihi, ricane la grande tâteuse des avocats.
 
Elle a l'air incroyablement satisfaite, mais en même temps, elle prends l'air soucieux, genre militant conscientisé qui sait qu'il n'est pas là pour rigoler avec les chiens de garde du Grand Supermarché. Alors la colère me prend.
 
–         Vraiment, je lui fais alors d'un ton ferme, décidé et volontaire façon entretien d'embauche, vous n'êtes qu'une euh… qu'une euh fasciste… à m'imposer votre cause à la con et et…
–         Ben voyons, elle glousse, y a que comme ça que ça avance ! Il faut que ça fasse tache d'huile, elle explique, fermement.
 
Et comme ses mains sont attachées, elle dessine du menton ce qui semble être une tache.
 
–         … faut que ça touche les gens, elle caquète, que ça les touche de près… de très près… car les gens, faut toujours les serrer… ou alors ils restent peinards loin du malheur du Monde !
–         Vous m'excuserez bien, je reprends d'un ton pincé, mais moi aussi, il se trouve j'en ai un, justement, de Malheur du Monde !
–         Ahhahaahah, elle glousse comme si c'était la meilleure du jour.
–         Si, parfaitement, je blatère, et votre intrusion l'a gravement compromis !
–         Ah oui, elle me fait, ironique, et je peux savoir de quoi il s'agit… la liberté de fumer du hash… la gratuité des musées… une piste cyclable sur le périphérique… 
 
Elle a dit ça, d'un ton incroyablement méprisant.
 
–         Le peuple d'Adnan, je lâche, majestueusement, Défendre la Cause du Peuple d'Adnan !
–         Peuh, elle me répond en haussant les épaules, y sont beaucoup moins à plaindre que mes malheureux aborigènes…
–         Comment ça, je gueule, beaucoup moins à plaindre, mais… et les bombardements… et les arrestations arbitraires… et les déportations… et les ambulances sur lesquelles on tire… et les…
–         Pfuit, elle balaie cela d'un geste du menton, ils ont l'UNRWA et les résolutions de l'Onu… eux au moins… Tandis qu'eux, mes Aborigènes, ils n'ont RIEN, absolument RIEN, elle constate d'un ton ravi, ils sont minés par la maladie, l'alcool et pire que tout, ils n'existent même pas sur les écrans télé !
 
A ce moment là, la porte du Grand Directeur s'ouvre.
 
–         Monsieur Marcel Jambon, il nous informe, froidement, Grand Président-Directeur Général de la Grande Surface, il précise d'un ton fort peu humble.
 
Ce n'est pourtant là qu'un quinqua grassouillet, avec des rouflaquettes et le même gris dans la vêture que son employé. Sauf que lui arbore un costume trois-pièces quand l'autre va nu sous sa blouse.
 
–         Entrez, il nous ordonne d'un ton sévère, et fissa, j'ai pas que ça à faire !
–         Nous sommes entravées, lui fait remarquer d'un ton aigre la conne à mes côtés, nous ne pouvons pas bouger avec ce système d'emprisonnement abusif auquel ce triste individu fascisant a eu recours !
 
Le dirlo se tourne vers blouse-grise, qui est apparu telle la sainte vierge derrière son dos.
 
–         Délivrez les ! ordonne-t-il.
 
Mais blouse grise n'en fait rien. Il ne bouge pas d'un pouce, puis il se met à rougir, rougir…
 
–         Eh bien quoi, glapit le boss, qu'attendez-vous, mon brave truc pour défaire ces dames… allez… allez y… il a un petit mouvement de tête encourageant… allez y monsieur machin !
 
Silence.
 
–         Alors quoi, s'énerve monsieur Jambon, monsieur machin, vous opérez oui ou merde ?
–         J'ai jeté la clé, finit par avouer blouse grise, je l'ai jetée dans les cabinets !
–         Oh non c'est pas vrai ! faisons nous en chœur avec la pouffe des savanes australes.
–         Vous plaisantez j'espère ? tonne monsieur Jambon.
–         Non, répond blouse-grise, en secouant la tête, je ne plaisante pas, jamais !
–         Et peut-on savoir pourquoi vous avez eu ce geste aussi stupide qu'incompréhensible ? demande froidement Marcel Jambon… j'écoute, il ajoute en tapotant du pied par terre, après avoir jeté un regard de poule parkinsonienne sur sa montre.
 
Alors voilà que blouse grise se redresse, la tête haute, le buste droit, et se met à déclamer :
 
–         Ma famille vit en Australie. Ma mère est d'origine australienne, plateau de Kimberley, au sud du grand désert de sable, à l'ouest du territoire du nord. Ses parents ont fui la misère du vieux continent pour y trouver une vie meilleure. Aussi, je ne saurais tolérer que l'on tienne de tels propos comme comme… il nous désigne d'un doigt rageur… comme ces dames qui ignorent tout de ces gens… de la grande famine fondatrice et du coût des denrées primordiales…
–         Mais je n'ai rien dit ! je proteste alors, j'ai été prise en otage par cette militante hystérique !
–         Nous savons où est la vérité, glapit la tâteuse d'avocats qui ignore ma sortie, et j'aime mieux vous dire qu'elle ne se trouve pas sur le plateau de Kimberley !
–         Allez me chercher une scie électrique, ordonne monsieur Jambon à Blouse grise… et un scieur de scie électrique, il ajoute.
–         Non ! réplique blouse-grise, en croisant les bras, non, je n'irai pas !
–         Comment ça, s'exclame monsieur Jambon, comment osez-vous  monsieur machin ne pas obtempérer à mes ordres ?
–         C'est comme ça, lui réplique monsieur machin, il y a des choses dans la vie au sujet desquelles on ne peut pas transiger !
–         Vous voulez peut être avoir du temps pour vous pour aller visiter les vôtres sur le plateau de Kimberley ? lui demande alors Marcel Jambon en articulant lentement, dites le moi… je n'ai qu'une parole… je peux vous virer sur le Auchan… si c'est ça que vous souhaitez…
 
Monsieur Jambon ricane. Ses rouflaquettes tressautent. Tout est laid, décidément. Je veux rentrer chez moi, maman. Je commence à avoir les poignets qui me tirent, il est tard, les magasins vont bientôt fermer..
 
Etc.
 
–         Je vous rappelle, continue en articulant lentement monsieur Jambon, je vous rappelle… pour mémoire… que vous avez en cours un crédit immobilier sur 25 ans… la pile du cœur de votre mère à rembourser sur 10 ans… et les études de vos filles à financer… dont une s'est piquée de faire chirurgienne des pieds ! ! ! assène monsieur Jambon d'un ton Jambonien, alors… que décidez-vous de faire mon brave machin… ?
–         Ok, rétorque d'un ton dégoûté blouse grise, ok, j'y vais !
 
Et il y va, mécontent, ça se voit comme ça se respire.
 
–         Et d'où venaient précisément ces avocats ? nous demande ensuite d'un ton aimable Marcel Jambon.
–         De Bénidiou ! clame la femme, Bénidiou ô toi lieu maudit… terroir des injustices, verger des douleurs d'un peuple innocent, symbole de la…
–         C'est bon, je la coupe énervée, on ne va pas remettre ça…
–         Bénidiou, Bénidiou… reprend Marcel Jambon d'un air pensif, Bénidiou, comme c'est étrange…
 
Blouse grise revient avec un scieur et une scie électrique, qui s'emploie illico à nous délivrer. Mon enfant intérieur a encore rétréci, et mon adulte intérieur se dit que l'engagement est décidément une chose bien dangereuse.
 
Puis nous entrons dans le bureau de monsieur Jambon, où il nous fait asseoir sur deux énormes pilons en Plastique, figurant des Jambonneaux géants. Ce sont des sortes de poufs où l'on s'enfonce comme dans un bain de boue, le museau sur les genoux.
 
–         Donc, il reprend en croisant les mains et en nous regardant droit dans les yeux, si je résume bien… vous avez tenté de bousiller les réserves d'avocats de MON magasin au nom de VOS pauvres qui ne sont même pas d'ici…
–         Mais non ! je proteste, je n'ai rien à voir avec tout ça ! je ne faisais que passer !
–         Quelle lâche ! s'exclame la grande tâteuse d'avocats, nous étions pourtant convenues de rester solidaires quand nous tomberions aux mains de l'Ennemi et du Tortionnaire ! Car vous pouvez me torturer, elle se met à glapir, allez y, bourreau ! torturez-moi ! Je ne renoncerai pas à mon Idéal, jamais ! ! ! ! Jamais je ne renoncerai à ma Lutte ! Torturez-moi, mais  torturez-moi donc ! Allez y ! Allez y !
 
Qu'elle s'excite en couinant. A croire qu'elle n'attend que ça, cette morue emperlousée.
 
–         Votre « Idéal », articule monsieur Jambon, lentement, votre « Idéal »…
–         Oui, Mon Idéal, elle confirme, sans guillemets, et en croisant les bras sur sa maigre poitrine. J'Exige que réparations soient faites à l'endroit des Aborigènes d'Australie… peuple malmené… peuple mal traité… peuple mal…
–         D'Australie…. monsieur Jambon articule encore lentement.
 
Puis il se lève. Il va à sa bibliothèque, prend un livre, un atlas, et se rassoit. Il l'ouvre à l'index, fait descendre son doigts, l'arrête à un endroit, puis feuillette quelques pages, avant d'arriver à l'une d'entre elles, et alors, alors un sourire mauvais soudain s'étale sur son visage… 
 
Il se met à glousser.
 
–         C'est bien ce que je pensais, c'est bien ce que je pensais… Bénidiou, il glousse, Bénidiou en Australie… elle est bien bonne celle-là…
 
Il se penche soudain vers la tâteuse d'avocats, et il lui dit d'un ton glacial.
 
–         Apprenez, madame l'Idéaliste, que Bénidiou n'est certainement pas en Australie !
–         Ah bon, elle répond sans se démonter, et où est-il donc alors ?
–         En Samarie, il lâche du même ton, il est en Samarie !
 
Puis il se recule dans son fauteuil et se met à tapoter le bureau d'un air fort satisfait.
 
–         Menteur ! braille la femme. Kapo ! Traître aux droits de l'homme ! Affabulateur ! Imposteur ! Caniche aux Puissants…
 
Etc.
 
–         Et c'est où la Samarie ? je demande.
–         Comment ça c'est où ? me fusille du regard monsieur Jambon.
–         Ben oui, j'insiste, c'est où ?
–         Eh bien sur Terre, évidemment !
 
Il lève les bras d'un air exaspéré.
 
–         Mais encore, j'insiste, où exactement sur Terre ?
–         Qu'avez-vous besoin de savoir ça ? il me tonne dans les oreilles, avez-vous l'intention de bénéficier, en plus, d'une leçon particulière de géographie, en lieu et place de ce qui n'est jamais qu'une surface commerciale ?
 
Il me glapit dessus, alors que l'aborigénophile à côté de moi marmonne, Bénidiou, Bénidiou pas en Australie, et puis quoi encore… Je regarde par la fenêtre, comme si c'était super intéressant, mais je sens les yeux ardents du Jambon posés sur moi.
 
–         Et puis quoi encore… grogne Marcel Jambon, on arrête mes études, on m'oriente à 15 ans dans une filière de formation professionnelle… on m'apprentise… on m'exploitise durant mes plus belles années… on me fait avancer à la sueur de mon front, de mes aisselles, à soulever ainsi des cartons…  des cartons d'avocats, d'oranges, de pommes d'où qu'ils soient… et on essaye de me pincer sur la localisation d'un pays!!!!!!!!
 
Il hurle ça soudain. Mince alors. Zut.
 
–         Excusez moi, je grelotte, je ne pensais pas à mal, je…
–         On me méprise, hein c'est ça ? il vocifère, on me considère comme une merde sub-prolétarienne hein c'est ça ?
–         Euh, je marmonne.
–         Mais qui êtes-vous ? il me demande, méchamment, qui êtes vous pour me mépriser ainsi, hein… qui êtes vous pour me traîner ainsi dans la boue ? Espèce de sale petite bourgeoise, protégée, gâtée, ex étudiante sur-subventionnée…
 
Etc.
 
Je baisse le nez sur le tapis qui figure une danse dite des cochonnets.
 
–         Bon eh ben c'est pas tout ça, fait soudain la grande tâteuse d'avocats, mais j'ai d'autres missions à accomplir !
 
Elle se lève, et prend son sac à main.
 
–         Mais où allez vous ? lui demande d'un ton étonnamment plaintif Marcel Jambon.
–         A Rungis ! elle rugit, y a des tonnes de cageots qui m'attendent !
 
Et elle se casse, sans se retourner, son sac à perlouzes, Katmandou 1978, se balançant sur son épaule, tandis que ses tongs de luxe font entendre quelques clipeuclapeuh qui vont en décroissant tout le long du corridor.
 
Je me lève à mon tour, pas trop sûre de pouvoir filer. Je me dirige honteusement vers la porte. J'ai déjà la main sur la poignée quand j'entends un petit sanglot sec…
 
–         Et vous, me demande alors doucement monsieur Jambon, et vous, où allez-vous ?
–         Je vais acheter des avocats, je répond, rougissante, car je ne compte pas investir dans les siens.
–         Ah,… un sanglot lui fissure la voix… comme vous avez de la chance de croire en quelque chose…
 
Il hulule avant de se prendre la tête dans les mains, et de se mettre à pleurer.
 
–         Si seulement je pouvais croire en quelque chose, il gémit, si seulement, si seulement…
 
Alors je sors, sur la pointe des pieds. Je me sens un peu secouée, et les poignets me font mal. Je sors du grand magasin sous le regard plein de haine de Blouse grise en train de bichonner ses avocats originaires de Bénidiou. Je me retrouve dans la rue, tous les stores sont en train d'être baissés.
 
Où vais-je trouver des avocats moi, et des avocats de pas d'là bas qui plus est, merde, Adnan.
 
Je poursuis ma tournée pour le moins peu triomphale par les petits épiciers arabes du quartier. Des avocats, à cette époque de l'année, la plupart n'en ont pas, ou alors durs, petits, maigrelets, la Peau plus épaisse qu'une centenaire. Ils ont l'air de couilles racornies, de cacas de reptiles ou d'hippopotames faméliques. Ils viennent de régions pour le moins incongrues, Alabama, Pachtounie, Zoroastrie…
 
Au quatrième, l'épicerie arabe de mon quartier de fait, je trouve enfin des avocats bien bruns, ronds, moelleux, gros à souhait.
 
–         Et d'où viennent-ils ? je demande forcément un peu échaudée au marchand.
–         Bénidiou ! il m'informe d'un ton jovial.
 
J'ai un mouvement de recul.
 
–         Samarie, il précise.
–         Et c'est où la Samarie ? je demande déjà alarmée.
–         Vous voyez Jérusalem ? il me lance.
–         Euh oui, je balbutie, sentant la déprime me tomber dessus.
–         Eh bien c'est pas là bas il glousse, c'est pas la peine d'aller à Jérusalem l'an prochain… vous n'en trouveriez pas !
 
Ahahahahahaha. Le voilà mort de rire, il s'en tape même les mains sur les cuisses.
 
–         Mais c'est où EXACTEMENT ? je lui demande d'un ton un peu agressif, je le reconnais.
–         Chez eux ! il rétorque soudain calmé.
–         Qui chez eux ? je me sens à bout de nerfs.
–         Ben pas chez nous ! il réplique, d'un ton énervé.
 
Seigneur, je m'assois sur le tabouret de la boutique, et j'essaye de reprendre, calmement.
 
–         Pourriez-vous me dire précisément, j'articule, où se trouve géographiquement et politiquement la Samarie ?
 
Car même moi, sous-développée géo-politiquement, je me doute que dans cette région du monde, il y a visiblement plusieurs pays en un. Et en un, plusieurs visions qui se marchent sur la queue.
 
–         Ne bougez pas ! il me répond alors.
 
Et il s'en va farfouiller dans son arrière boutique.
 
Entrent alors deux femmes, que l'on peut sans peine qualifier de travailleuses du soir, pour ne pas dire de mauvaise vie que ce soit en jours ouvrables ou ouvrés. Elles arborent la traditionnelle jupe en cuir pour le moins minimaliste, les hautes bottes à talon en pic de piolet. L'une porte un manteau en Peau de lapin, et l'autre, un espèce d'imperméable en Plastique noir. Elles s'en vont farfouiller dans les rayons light au fond de la boutique.
 
–          Marre, j'entends l'un d'elle dire, marre, il faut rester à la fois grasse et mince.
–          Ouais, fait l'autre, avoir un gros cul, posé sur des cuisses rondes et fermes…
–          Avec des gros nibards, rajoute sa congénère.
–          Ouais, et tant qu'à faire, prolongés par une taille fine, braille presque sa collègue de travail.
–          Quelle bande de connards, elle ajoute, j'te boycotterai tout ça moi !
–          Oui mais de quoi on vivrait alors hein sans ces connards ? reprend l'autre.
–          Je reprendrai mes études mésopotamiques ! réplique sa congénère d'un ton vibrant.
–          Ah, fait sa collègue qui, comme moi, se demande en quoi ça consiste.
 
Le marchand revient. Il tient un livre énorme dans une main, et un autre, tout aussi gros, dans l'autre.
 
–         Qu'est-ce que c'est que ça ? je lui demande déjà fatiguée.
–         From one hand, la Bible, il rétorque tout frétillant, et from the other, le Coran…
–         Vous n'auriez pas un truc genre atlas tout simple, je balbutie, ça me paraîtrait plus neutre…
 
Sans me répondre, il commence à feuilleter l'un des bouquins, Samarie, Samarie, il marmonne, Samarie…
 
–          Sans compter qu'à force de sucer, s'exclame-t-on dans l'arrière boutique,  j'ai les dents toutes abîmées…
–          Oui, reprend-t-on de concert, je trouve qu'il y a un réel problème… les poils pubiens sont devenus excessivement détachables…
–          La pollution sans doute, émet comme hypothèse sa consœur, le trou dans l'ozone, le…
 
Je me passe une main tremblante sur la figure.
 
–         Samarie, Samarie… Voyons, voyons voir, marmonne le marchand, ah voilà…
 
Et il se met à lire.
 
–         Samarie… région comprise entre le désert de Jordanie et la mer de méditerranée, bordée au nord par les contreforts du mont Liban et au sud, par les premières dunes du désert du Sinaï…
 
Personnellement, j'étouffe un soupir de désespoir.
 
–         … les habitants de Samarie sont appelés les Samaritains, il précise en relevant la tête, les yeux brillants et la lèvre légèrement humide.
–         Et les avocats, je demande d'un ton morne, on peut savoir, c'est quoi leur petit nom ?
–         Alors, j'lui dis…
 
Les deux travailleuses de la nuit reviennent les mains chargées de produits diététiques.
 
–         T'es gentil mon gars je lui ai dit, mais les bons Samaritains, c'est pas ici… y a pas marqué just married à la porte du bordel…
 
Les deux femmes se mettent à pousser des hurlements de rire, genre Céline Dion coincée dans une porte.
 
–         … à tout te dire, on fait dans le liquide, c'est vrai…  mais pas précisément dans le lait et le miel… alors pour l'épicerie fine, faudra aller voir ailleurs !!!!
 
Et re-hurlements de rire, ouafffffffffffffffffffffff… On dirait vraiment qu'une bande de hyènes hystériques a envahi la petite épicerie.
 
–         Pousse toi pétasse, me dit celle qui a le manteau en Peau de lapin, faut pas croire, y en a qui travaillent passés 17 H 30 !
–         Hihihihi, glousse sa copine.
 
J'obtempère, je me pousse. Je suis là pour la cause des avocats, moi, pas pour me battre avec des femmes de nuit. Je me demande juste quelle tête a leur enfant intérieur, quel adulte intérieur a déballé ses petites affaires en leur sein, et comment se passe leur cohabitation avec l'adulte vrai, bête, laid et vulgaire.
 
–         Ca nous dit pas où c'est exactement la Samarie, je dis à l'épicier en choisissant de les ignorer souverainement.
–          La Samarie, intervient cependant la fille au Plastique noir… elle glousse… c'est drôle, c'est justement de là dont venait mon client, y a pas une heure… un Samaritain pur sucre…
 
Et elle se tourne vers l'épicier.
 
–         … eh bien… même que figure toi… il m'a proposé le mariage ce con !
–         Ah tiens, répond l'épicier d'un air poliment surpris.
–         Oui ! il voulait m'emmener en voyage de noce à à… comment donc… déjà…
 
Son front se plisse sous l'intense réflexion dont il est le siège.
 
–         … Bénidiou peut être ? je propose d'une voix de pas y toucher.
–         Oui ! C'est ça ! s'exclame Plastique noir, tu connais ? elle me demande avidement.
–         Euh non, pas vraiment, je bafouille, mais euh…
–         Vous voyez ces avocats ? me coupe l'épicier, en leur montrant les foutus fruits ou légumes je ne sais même plus.
–         Oui ! font les bonnes femmes en chœur.
–         Eh bien ils sont originaires de Bénidiou, il dit d'un ton gonflé d'importance.
–         Et alors ? crachote Peau de lapin.
–         Eh bien, nous nous demandions, ma cliente et moi-même, roucoule l'épicier, où exactement se trouvait Bénidiou !
 
Il a dit ça d'un air de grand contentement, en se frottant les mains comme une mouche qui vient de se dégoter le caca du siècle.
 
–         Ben en Samarie banane ! rétorque Plastique noir.
–         On le sait merci, je rétorque à mon tour, mais où est exactement située la Samarie ?
 
Elles ouvrent des yeux ronds. Je m'aperçois alors que l'une d'elle tient en ses mains un pain azyme de toute évidence pétri à Bénidiou, tandis que l'autre balance à son bras un pack de jus d'oranges où s'étale en toutes lettres le slogan, à Bénidiou en Samarie, le fruit délicieux est béni des dioux
 
Seigneur. Bénidiou, c'est à croire que c'est le nombril de l'industrie alimentaire mondiale, la plaque tournante du globe, le point Géotoutique de notre mère la Terre, vu que depuis tout à l'heure, tout semble ne venir que de Bénidiou. Avocats, oranges et demandeur en mariage… tout semble tourner autour, comme des satellites géo-stationnaires, des électrons aimantés par ce pôle néanmoins fort lointain pour qui vit, présentement, dans une épicerie de mon quartier.
 
En attendant, l'épicier a ouvert l'autre livre.
 
L'épicier relève la tête, d'un air hagard, il lâche.
 
–         … la mer morte n'en est pas loin… et la mer méditerranée, en son ouest, bat ses flancs septentrionaux… il exhale enfin en un long soupir exsangue.
 
Un silence navré accueille ces propos.
 
–         Mais c'est où exactement ? je me mets à gémir… je veux dire… où, politiquement… est-ce que c'est le peuple d'Adnan qui a planté ces avocatiers qui ont vu leurs fruits atterrir dans votre boutique… ou est-ce que c'est l'Ennemi Intérieur qui leur a fauché le terrain pour y faire croître les fruits de l'Exploitation destinée au Commerce Extérieur ?
 
Peau de lapin me regarde soudain d'un air pour le moins suspicieux. Si ce n'est même peu content.
 
–         Dis moi, la pétasse, tu roules pour qui ? elle me lance, t'es antisémite ou quoi ?
–         J'aurais du mal, je proteste vertement, le peuple d'Adnan est lui même sémite !
–         C'est quoi ces mites ? bêle Plastique noir.
 
Son pain azyme se tient serré contre son sein, sur lequel se pressent également des agrumes à l'origine plus ou moins précise, je spécifie une nouvelle fois.
 
–         Ne joue pas sur les mots ! crache Peau de lapin.
 
Elle a sorti son air le moins amène, pas franchement pourparlers de paix. Merde, qu'est-ce que j'ai dit moi.
 
–         Ma famille est partie en fumée, elle se met à crier, toute ma famille !
–         Doux Allah ! s'exclame l'épicier d'un air sincèrement désolé.
–         C'était y a quelques décennies au cas où t'aurais fait l'impasse sur le sujet ! me crie encore Peau de lapin.
–         Ah bon, se rassure l'épicier.
–         Et on ne se laissera pas faire une seconde fois ! elle dit, tremblante, fini le peuple élu tabassé et assassiné trois fois le siècle chaque siècle !
 
Et disant cela, nous pouvons tous constater qu'une larme épaisse s'efforce de ne pas couler le long de ses faux cils, de même épais.
 
–         Que d'émotion pour de simples fruits et légumes, grelotte à nos côtés l'épicier, qui ne raffole pas des discussions politiques dans sa boutique.
 
Et moi, je me sens toute chose, j'avale ma salive. Et je vois soudain Adnan, planté dans sa cuisine, le téléphone à la main. Dix huit mille cigarettes mourant dans son cendrier, et sa voix qui bat de l'aile quand on lui annonce l'air de pas y toucher qu'on a encore rasé des maisons en bord de bande, et que c'est normal, et que ces gens là l'ont bien cherché, et que.
 
Alors je lance, remontée comme dix lance-pierres.
 
–         T'inquiète pas, ma poule, cette fois, ça risque plutôt d'être les Adnaniens qui vont partir en fumée… enfin, il conviendrait de dire concassés !
 
Peau de lapin va pour répliquer quand on entend l'épicier qui tente de concilier la clientèle.
 
–         La situation régionale réclamerait bien plutôt une intervention de l'Ami Extérieur, il explique ainsi, il conviendrait en effet de comprendre enfin que le Passé Antérieur doit s'incliner face au Présent Présent… et en ce sens… tout le monde devrait consentir à s'asseoir autour d'une grande et belle table en cèdre ciré… pour discuter de ce qu'il convient d'accepter de donner à l'un… pour que l'autre puisse vivre en paix… conclue-t-il d'un petit ton satisfait… ça vous fait cinq euros dix, il précise aux deux femmes.
–         Mais comment voulez-vous discuter avec des tueurs d'enfants ! tonne soudain Plastique noir d'un ton ardent.
 
A croire qu'elle se réveille et qu'elle vient enfin de saisir qui étaient ces mites.
 
–         Comment voulez-vous parler autour d'une belle et grande table… avec des mères qui envoient leurs bébés empiler leurs cubes devant les chars… avec des pères qui envoient leurs fils … pardonnez moi l'expression… se faire sauter la bidoche dans les transports en commun !
 
Elle a crié ces derniers mots. Ce qui fait fuir quelques clients potentiels qui décident d'aller acheter leur boutanche ailleurs plutôt que de risquer de périr dans un attentat à l'avocat piégé.
 
L'épicier est à la torture. Il se roule les mains comme de la bonne pâte, mais en plus douloureux, et il va pour parler quand, je ne sais pas ce qui se passe, mon brave Enfant Intérieur, sur le chemin du non-non-non, s'arrête et se retourne vers l'Adulte Intérieur qui lève, pour une fois, le nez de son journal intime et pas concerné. Puis ils se tourne, lentement, vers moi, l'adulte du moment, un avocat dans la main et mon vison bleu joli aux fesse. Et alors je me mets à brailler :
 
–         Mais enfin putain bordel de merde et de…
–         Voyons ! s'écrie l'épicier, surveille ton langage la goy ! c'est une maison sérieuse ici !
–         Vous êtes connes ou quoi ?! je continue néanmoins sur le même ton, on piétine les gens, on les humilie, on les empêche de gagner leur vie, on bousille leurs maisons, on arrache leurs oliviers, à moins qu'on ne les bombarde carrément, systématiquement, tranquillement… et on est tous surpris, ah ben merde alors, de ne pas trouver en face de soi de braves citoyens pacifiques… courtois et doux… et tous disposés à tendre la joue… si toutefois elle n'est pas ensevelie, la joue… sous les ruines… et d'ailleurs des citoyens de quoi ?! De Bénidiou peut être hein ? Cinq centimètres carrés de terrain, barrage à l'entrée, bombardement au plat principal et tuerie au dessert ?!
 
Et toc.
 
–         C'est eux qui ont commencé ! clame Peau de lapin, c'est eux les premiers qui ont tué nos femmes et nos enfants dans ces lâches attentats !
–         Allons allons, tempère l'épicier en joignant les mains, il n'est pas déplacé de dire que la situation dans laquelle vivent les Adnaniens pourrait faire perdre patience à l'individu le plus flegmatique…
–         C'est ça, je gueule, bien sûr, tout n'était que lit de roses et mer de lait avant ces lâches attentats… vous croyez peut être que la foutue armée des Civilisés fait des entrechats dans les rues des villes là bas avant…
–         Moins fort ! supplie l'épicier, moins fort ! Nous sommes en territoire public ! Les discussions ostentatoires tombent sous le coup de la loi !
 
Et sur ce, quelque chose m'atteint en pleine poire. C'est Peau de lapin qui m'a balancé un avocat dans la gueulante.
 
–         Je ne laisserai personne traiter mon peuple de colons et d'assassins ! elle gueule.
–         Allons allons, essaye encore une fois de tempérer l'épicier, il n'est pas totalement faux de dire que les habitants des territoires ont un côté un tantinet colonisateur…
–         Jamais ! elle hurle, que pouvez-vous comprendre, vous les goys, à la douleur des persécutés et des chassés de toute la Terre ? Des enfournés dans les chambres et n'y revenez plus !
 
Je ramasse à mon tour un avocat, et je le balance en plein dans l'œil droit de Peau de lapin.
 
–         Espèce d'assassins ! je lui crie, toute la phrasodie d'Adnan me remonte à la gorge. Peuple d'assassinés devenu peuple de bourreaux ! Enfants de tués devenus adultes tueurs !
–         Raciste ! me hurle Peau de lapin.
–         Anti leurs mites ! clame Plastique noir.
–         Arrêtez les filles ! supplie l'épicier, arrêtez, ces avocats n'y sont rien, ils sont innocents, la Nature n'est pas responsable des fautes commises par les hommes !
 
Et les avocats de Bénidiou se mettent à voler à travers toute l'épicerie. Nous sommes bientôt couvertes de bleus, de rouge, de vert brun écrasé. Je saigne du nez, la moumoute jaune de Plastique noir est à moitié arrachée, et l'œil de Peau de lapin a viré au violet.
 
Courant des unes aux autres, l'épicier crie, en levant les bras bien hauts..
 
–         Pace, pace, fare la pace ! fare l'amore et non la guérilla !
 
Raciste ! antisémite ! colon ! assassins ! samaritains de mes seins ! sionistes de mes kystes ! barbus arabes barbares de ma barbichette ! sont à peu près les seuls mots qui accompagnent désormais le ballet des avocats, et de l'épicier, qui gaillardement vont et viennent des unes aux autres.
 
Pinpompin… Nous sommes si occupées à (dé)battre que nous n'entendons pas la sirène des policiers que l'épicier a, en désespoir de cause, appelé à la rescousse.
 
–         C'est pas beau la guerre, c'est pas beau, il ne cesse de répéter, alors que nous montons dans le panier à salade… C'est pas beau la guerre, et nous sommes pourtant tous des frères !
 
Peut être, mais nous sommes en rage. Puis peu à peu, nous nous calmons, et aucune de nous trois, je le parierai, n'est fière de ce qui vient de se passer.
 
–         Tiens mon frère, glousse un des policiers en tendant son sac à Peau de lapin.
–         Va te faire enculer ! lui rétorque Peau de lapin, juste parce que ça défoule.
 
Un silence navré accueille ces propos peu polis dans le panier à salade. Silence juste entrecoupé par le bruit que fait Plastique noir en mâchouillant son chwim latex, et celui de la calculette d'un des flics stagiaires qui calcule combien ça fait en francs, la passe en euros.
 
Je suis assise dans un coin de la cellule. J'ai pleuré, un peu, je dois l'avouer. Et à ma grande honte, j'ai léché un peu de l'avocat qui restait sur mon visage car j'avais faim. Que les Adnaniens me pardonnent. J'ai peur, j'ai froid, je voudrais rentrer chez moi. Le clodo s'est enfin endormi, et les prostituées ont fini de faire leurs comptes.
 
–         La journée a été bonne, fait entendre dans un gloussement satisfait Plastique noir.
–         Si on veut… répond l'autre.
 
Elle se lève et vient vers moi. Par réflexe, je lève le bras pour me protéger.
 
–         T'es Adnanienne ? me demande Peau de lapin.
 
Elle s'assoit à côté de moi. C'est très gênant car sa jupe remonte et on voit très bien qu'elle a pas de culotte.
 
–         Non, je répond en restant les yeux fixés sur mes chaussures.
 
Je refuse de discuter avec l'Ennemie Intérieure à ma prison et qui me vaut ce séjour ici même.
 
–         Mahométante alors ? elle insiste, pleine de bonne volonté.
–         Non plus, je réponds, boudeuse.
–         Pas Rachélienne, tout de même ?
 
Elle fait ça, en ouvrant de grands yeux.
 
–         Nanananananananananan, je me mets à gémir, je suis rien rien rien rien…
–         Ben alors pourquoi t'as fait toutes ces histoires pour des cons d'avocats ? elle s'enquiert non sans une certaine curiosité dans la voix.
–         Je ne sais pas, je réponds… puis, d'une petite voix, je précise, pour Adnan… j'ai fait ça pour Adnan…
 
Et je me remets à pleurnicher. Oh Adnan, viens me chercher… Mais ordre du ministre intérieur des affaires du dedans, nous devons rester bouclées jusqu'à demain matin, au moins. Ca nous apprendra à semer la zizanie avec des affaires relevant du domaine extérieur, et que d'aucuns, très extrêmement compétents, ont en mains, qu'y disent.
 
–         Adnan, c'est ton chéri ? elle me demande presque gentiment.
–         Non, je pleurniche, c'est un ami et il était si triste, je murmure… je pouvais bien faire ça pour lui, ne pas manger des avocats d'là bas… je dis en un beuglement pathétique.
–         Non mais quelle connerie, elle me réplique en haussant les épaules, tu crois que ça aurait changé grand chose ma fille ?
–         Peut être un tout petit peu… j'avance prudemment, sait-on jamais… un début… un frisson d'action…
 
Je renonce à lui expliquer les flux et influx des marchés internes et externes avec répercutions de l'économique sur le politique.
 
–         C'est bien d'une certaine façon d'avoir un engagement, dit pensivement Peau de lapin, dans cette société individualiste… et corrompue par le sexe facile… sans joie… consumériste… toute cette consommation à tout va… sans plus d'identité autre… qu'avaler, avaler, avaler… mais…
 
Est-ce bien cette fille sans joie qui parle ainsi ? Elle se lève, en me tapotant la joue.
 
–         … mais c'est dommage qu'il s'en prenne à des innocents… à des innocents avocats… dommage aussi qu'il fasse l'impasse sur certaines autres histoires et souffrances qui ne tiennent pas dans un seul traité… et qu'il…
 
Etc.
 
Je renonce à lui expliquer le a d'avant jusqu'au z, zizanie… Alors elle va se coucher dans son coin, en tirant soigneusement sur sa jupe qui lui arrive courageusement jusqu'à mi-cuisse.
 
–         Et avec tout ça, fait entendre Plastique noir du fond de la cellule, on sait toujours pas où se trouve exactement Bénidiou…
 
C'est pas faux.
 
J'entends dans un lointain brouillard le flic de garde parler au téléphone.
 
–          Ouais je pars une semaine me dorer le cul au sud… c'est pas dommage… chuis cuit crevé cassé… les manifs des enseignants, les petites vieilles bloquées dans les arbres, les jeunesbanlieusards  mal élevés… ouais, je pars à Bénidiou…  chais pas si tu connais…
 
Samarie, je marmonne dans mon demi sommeil… c'est en Samarie…
 
–          Ouais, je sais, ça craint un peu mais bo…  marre de la grisaille, de la pluie… envie de soleil et c'était pas cher… ouais mais j'm'en tape de savoir qui tape sur qui… c'est rien que des Adnaniens et des Racheliens… qui se tapent dessus depuis la nuit du temps…
 
C'est pas vrai, je marmonne avant de sombrer dans le sommeil, c'est même pas vrai… C'est nous qui avons porté la merde là bas, au 19ème siècle, ils s'entendaient très bien, très très bien… Garçon un demi ! glapit le vieux clodo en se retournant dans son sommeil, et que ça saute, ou j'boycotte ton brezingue !
 
Le lendemain, on me secoue, un flic me ricane dessus, mon frère, y a ton frère qui t'attend. Ce flic a l'humour bien répétitif. Et voilà que je retrouve en effet mon frère Adnan, tiré à quatre épingles, parlant avec le commissaire, monsieur Moutarde, du scandale du mur de protection, en raison notamment du matériau cancérigène usé à cet effet.
 
Je viens vers eux, en traînant les pieds. J'ai du tartre sur les dents et l'aisselle huileuse, j'ai horreur de ça. Je me sens super moche, sale et meurtrie. J'ai failli perdre ma vie à moi, merde. Adnan me fait un immense sourire.
 
–         Je suis venu te chercher, missieur Ali m'a prévenu, il me dit, j'ai cru à une blague…
–         Ben non, tu le vois bien, je lui rétorque pas amène.
–         J'aurais jamais cru que tu ferais tout ça pour des avocats… il ajoute.
 
Et disant cela, je dois bien convenir qu'il a l'air surpris, pour ne pas dire admiratif, voire adorateur. Mais non, j'exagère.
 
Plus tard, dans la rue, il me dit :
 
–         J'ai préparé un bon déjeuner à l'atelier, pour fêter ça… ton premier vrai engagement dans la vie…
 
Je donne des coups de pied aux feuilles mortes par terre. Je voudrais me terrer dans un trou, avec mon enfant et mon adulte intérieurs.
 
–         Je t'ai préparé des avocats de Bénidiou, il glousse, avec des crevettes d'Aubervilliers…
–         Très drôle, je grince.
–         Et une mayonnaise du Berry profond…
 
Alors je lui donne un coup de pied dans les tibias, et je pars en courant. Vrai qu'on me fiche la paix avec ce Bénidou, plaque tournante de l'alimentation, pomme de la discorde et agent provocateur de la bêtise humaine, compliqué quand l'avocat, lui, ne l'est pas. Quand on y songe.
 
Et Adnan se lance à ma poursuite, en poussant des cris de sioux carbonisé, ses bronches. Il court, comme jamais, malgré ses poumons flemmards, ses coronaires usées, malgré les idées noires, ses corbeaux à lui, lourds et collectifs et historiques posés sur la branche de son dos, qui ploie. Et je me dis que je lui ai au moins donné, avec ces cons d'avocats, un peu de gaieté et une once de sportivité encore jamais observée chez lui. Toujours ça de pris.

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