Repas de famille


–         Ah ben quand même !
 
S'écrie ma mère en ouvrant la porte. Je me suis pourtant salement grouillée. J'accuse le coup de dix huit verres de vin rouge hier au soir et d'un mal de tête qui me porte au cœur. Je sens l'odeur de la bête morte, enfournée dans un four brûlant, accompagnée du cri des frites plongées dans de l'huile bouillante.
 
Déjà, j'en ai ma claque. Déjà, je voudrais être rentrée chez moi.
 
C'est dimanche. La famille m'attend, embusquée dans les fauteuils et les sofas mous. Eux, ont la tête claire. Forcément, hier au soir, ils se sont couchés à une heure encore fraîche, avec au sang à peine un doigt de porto, l'haleine parfumée aux sept légumes, et les enfants bien rangés dans leur lit. Y en a qui ont disposé leurs dents dans leur verre, et leurs oreilles artificielles dans leur coffret. Ma grand-mère Lucie et sa frangine, Ernestine, à peine un an moins vieille. Y en a qui ont été reçus dans le grand danger de l'extérieur, mon frère et sa femme, par exemple, mais au prix des baby-sitters, la peau des fesses de tous les enfants de la terre, ils sont rentrés bien avant le couvre-feu pour un sommeil rempli de choses saines, pendant que moi, j'essayais de dégoter le contrat du siècle, l'Amour hips.
 
Ma sœur, la reine Nathalie, se tient droite comme la justice, la bouche de sa petite dernière plantée au sein. On dirait une figure antique, le genre de statue qu'on croiserait dans un musée, l'Ode à la Maternité et à la Guerre.
 
–         Non mais t'as vu l'heure à laquelle tu débarques ?! Les mômes vont bientôt attaquer les raviers et les verres tellement ils ont faim !
 
Les mômes en question, Pimprenelle et Melchior, 6 et 4 ans, sont en train de gribouiller consciencieusement le fauteuil à roulettes de leur arrière-aïeule, qui, sédimentée dedans, n'y voit goutte. Elle y feuillette depuis des années maintenant le même magazine, Marie-Claire, 1967, année de la pilule, sans même s'en apercevoir, étant donné qu'elle n'a plus ses yeux, et pas plus sa tête, mais là, c'est juste quand elle veut pas. Elle m'a confiée, il y a trois Noëls déjà, que la vie lui pesait salement, et que durer pour durer, qu'il s'agisse d'amour ou de vie, ça usait sans même parvenir à tuer, ah quelle crotte.
 
Sa sœur Célestine, quatre vingt onze candélabres, commence déjà à angoisser, rapport à ses oreilles. Elle appuie sans cesse sur la manette de son sonotone en marmonnant des, mais parlez, mais parlez donc, que je puisse régler le son de ce fichu crotte bidule…A côté d'elle se tient frère Jean, un oncle adepte du célibat librement consenti, parce que Dieu, ça suffit à vous remplir un homme. Et à côté encore, il y a la femme de mon frère, Clémentine, enceinte de six semaines trois quart, et si vous le savez pas, c'est que vous arrivez de Mars. Barnabé, leur premier œuf, est dans la cuisine avec son Papy. Il adore lécher et sa langue doit être déjà en train de traîner dans tous les plats.
 
Son papy, mon père, lui, fredonne, tiens voilà du boudin, et ma tête me fait encore un peu plus mal. Le boudin, c'est pour mon caractère de cochon, qui justifie que je sois seule, il prétend, quand ma sœur, mariée, est pourtant bien moins risette que moi. Je la défie de boire dix huit verres de vin rouge en faisant rire la galerie avec l'histoire édifiante de mon dernier cas social. Un pur vendeur de savonnettes, comme on dit dans le métier, celui des filles qui cherchent à être enfin heureuses en amour. Avant hier au soir, derrière son écran, il a été pris d'une brutale douleur au dos, alors que je venais de lui confesser dans un mail poignant mon âge canonique, après trois semaines d'échanges torrides sur le net, 37 ans, et pof, je te rappelle dès que ma douleur sera passée.
 
–         T'as dû encore faire la nouba… grogne ma sœur en me regardant d'un air suspicieux. A bientôt 40 ans, tu mènes encore une vie d'étudiante en histoire de l'art ! Quand donc penseras-tu enfin à te poser !
 
Ma sœur, 38 ans et demi, trois enfants, diplômée en école de commerce olfactif, ¾ temps chez Lancôme, actuellement en congé parental, ce qui lui permet d'exposer plus longtemps ses seins, avant l'atroce sevrage dont sera victime sa dernière Merveille. Ma sœur, qui n'a toujours pas compris qu'une école d'archi n'a rien à voir avec l'histoire de l'art, respect de l'art et de son histoire, et que quand on n'a pas de mec, on a pas le choix, IL FAUT SORTIR LE SOIR  MEME SI ON EST GRABATAIRE.
 
–         Oh ben ça va, t'énerve pas, râle ma sœur, on peut plus rien te dire… on y est pour rien si t'es célibataire merde !
–         Tu fais quoi à Noël ? Me demande ma mère pour détourner les tirs. Tu vas encore prétexter quoi pour ne pas venir fêter la naissance de Petit Jésus en famille ? Tu sais, Anna, on est tous contents que tu sois là ! Même seule ! Même avec un traitement psychiatrique pour le moral !
–         Je pensais me bourrer la gueule jusqu'à plus d'homme, je marmonne.
–         Vous avez bonne mine en tout cas… glisse de façon constructive Georges, le beau-père de ma sœur, invité parce que quand sa femme est en voyage d'affaires, il est comme un chien perdu.
–         Regardez ! S'écrie soudain ma sœur. Regardez comme Joséphine prend bien le sein toute seule ! A six mois à peine ! C'est Extraordinaire ! Elle a même réussi à dégrafer mon 105 D pour s'en saisir !
–         Oh !
–         Ah !
–         Oh !
–         Seigneur, Bénissez ce sein que Vous avez offert à la femme pour qu'elle nourrisse le petit d'homme !
 
Tout le monde s'exclame, roucoule, jubile, ou remercie les puissances supérieures pour frère Jean, tout en matant le sein énorme de ma sœur, strié d'horribles veines bleues mais c'est beau, c'est la nature, c'est trop.
 
–         C'est pas tout ça, baille Daniel, le jules de ma sœur et le fils du beau-père, et si on passait à table ?
 
On passe à table. On m'a laissé la vieille chaise pourrie parce que je suis un vieux meuble, qui vient se faire tabasser depuis 37 ans chez ses parents deux dimanches par mois. Une petite malheureuse qui, non seulement vivote en free lance dans un petit cabinet d'architectes bohèmes, mais n'a pas encore remporté un seul CDI sur le marché des corps à placer. Par ailleurs, les autres convolant et se reproduisant, c'est plus difficile de les traiter comme des enfants à qui on refile les sièges tâchés, l'assiette ébréchée et le quignon, tandis que moi, avec mon velours usé, mes baskets et mes pulls à chat, forcément, je fais cible, comme la Bosniaque en pull rose vif dans une rue de Sarajevo.
 
–         Ma sœur se prend pour l'Infante d'Espagne… glousse mon frère. Il lui faudrait un trône pour asseoir son royal séant…
–         Ma sœur fait la difficile… explique régulièrement ma sœur aux autorités incompétentes, elle n'a pas encore compris que l'amour, c'est surtout descendre de son trône et retrousser le bas de sa robe pour l'entretenir…
 
Je suis assise à côté de Pimprenelle. Pimprenelle a de grands yeux liquides, des cheveux en bouclette, et un autre posé sur sa langue qui va plus vite que la musique. Je l'aime comme on aime une belle paire de chaussures derrière la vitrine. Quelque chose qu'on ne peut pas s'offrir mais qu'on peut essayer, juste pour voir. Elle s'obstine à me demander où sont de mes enfants, et je suis bien nouille, car à chaque fois je rougis comme si elle me demandait la date de mon dernier rapport sexuel. En fait, j'exagère, elle est bien plus qu'une paire de chaussures, c'est un vrai petit enfant avec qui jouer et causer, qu'on habille de bisous et qu'on taquine aussi parfois.
 
–         Ca boom l'école ?
–         Hum…
–         T'as qui comme amies cette année ?
–         Ben des copines…
–         Et t'as des copains aussi ?
–         Ouais bof quoi les garzons…
–         Et la maîtresse, elle est gentille ?
–         …
 
Son frère Melchior, quant à lui, n'a pas voulu lâcher son feutre. Il l'a posé comme un fusil à côté de sa fourchette et mon beau-frère dit que ça va être encore la guerre pour lui faire ouvrir la bouche et lui enfourner patates, poulet et crème vanille. Melchior n'aime pas manger, pas plus que jouer avec d'autres enfants ou dormir longtemps la nuit. Il peut rester des heures dans un fauteuil, les yeux fichés dans le rien, à faire bouger ses lèvres comme un petit vieux. Il s'invente des histoires et sinon, il s'adonne au dessin, sur toutes les surfaces disponibles. Le bébé de ma sœur n'a pas voulu regagner les coulisses et elle bave avec constance sur les genoux de sa mère. Elle prend peut être le sein toute seule, Joséphine, mais elle n'a pas un poil sur la tête, un triple menton et des cuisses de catcheuse. Aussi, je le dis objectivement, je préfère ne pas avoir d'enfant que d'avoir ça.
 
–         Seigneur, bénissez ce repas… glapit frère Jean alors que tout le monde, Ernestine en tête qui adore manger comme son petit-neveu Barnabé, a déjà entamé les betteraves et les tomates.
–         Chaigneur, bénichez che repache, marmonne mon père en se tapant sur les nichons en guise de signe de croix.
 
Schroumph, shroumph. La conversation est passionnante, c'est vrai, et je ne m'ennuie certainement pas plus qu'avec mes cas sociaux qui ont mal au dos.
 
–         Alors, Anna, toujours la folle vie à la capitale ? me demande Georges le beau-père, histoire d'alimenter la conversation qui se traîne dans les bouches.
 
Qu'entendez-vous par folle vie, Georges ? Quelque chose de fou heureux ou de fou pas heureux ? Parce que le coup du vendeur de savonnette, d'une certaine façon, c'est un peu fou. Fou aussi celui qui m'a invitée à dîner à la Closerie des Lilas et m'a posé des tas de questions à voix super haute, avec à côté un couple Super Heureux qui s'emmerdait pas l'amour à tout écouter, comme on s'amuse à se faire peur devant des images de guerre :
 
–         Depuis combien de temps travailles-tu chez Images&Constructions ?
–         Quel était ton rang de classement à la sortie de l'école d'archi de la Villette ?
–         As-tu déjà vécu avec un homme plus d'un an ?
–         As-tu déjà subi un avortement ? un viol ? une tentative d'assassinat ?
–         Que penses-tu des allocations familiales réservées aux seules familles nécessiteuses ?
–         Doit-on interdire le port du voile en classe ?
 
J'ai pas dû bien répondre car à la fin du repas, il a filé comme pet sur toile ciré, avec juste un au revoir lâché dans le vide, qui est venu s'écraser à mes pieds, espoir très déçu. Je décide de répondre à la mode Pimprenelle.
 
–         Ca va plutôt bien…
–         Tant qu'on a la santé, glisse Ernestine toute heureuse d'avoir pu saisir ce passionnant dialogue.
–         La santé, la santé, c'est bien beau, bougonne ma grand-mère, mais si on peut rien en faire…
–         Allons Mère, fait frère Jean en lui tapotant le bras, vous n'êtes pas la plus à plaindre… 93 ans et vous mangez encore toute seule !
–         J'aime pas les vieux, déclare Melchior, y savent pas s'arrêter…
–         Melchior ! S'exclame ma sœur, indignée.
–         Les œufs, c'est plein de vitamines, constate Ernestine avec philosophie. Tu devrais en manger plus souvent, mon petit Melchior !
–         Quel con ce môme, reconnaît Pimprenelle.
–         Pimprenelle ! Braille mon beau-frère en calottant sa fille.
–         Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiin…
 
Pimprenelle sanglote dans ma manche. Je lui tapote la tête. Clémentine est en train d'expliquer à ma sœur comment elle a découvert qu'elle était enceinte, suite à un fond de culotte d'étrange texture, après un rapport sexuel qu'ils pensaient pourtant ne pas avoir achevé, si-tu-vois-ce-que-je-veux-dire… Envie de vomir.
 
–         Quand est-ce que tu nous le présentes, ton petit fiancé ? Demande Ernestine.
 
Mais c'est à Pimprenelle qu'elle s'adresse. La gamine sèche ses larmes et lui fait un petit sourire bleu.
 
–         Y m'aime pas, y préfère les filles aux cheveux plats…
–         Quel jeune crétin ! Compatit Ernestine. On en fera pas tout un plat, enfin, il exagère ! Qu'il brave sa timidité naturelle et qu'il vienne prendre place à notre table !
–         Seigneur, bénissez ce poulet, ces frites, et ce bon vin de Bordeaux… roucoule Frère Jean, qui avait un peu piqué du nez.
–         Enfin voyons Ernestine, intervient mon père en gloussant, Pimprenelle ne peut pas se marier tant que sa tante chérie ne s'est pas décidé à convoler… les Dieux en seraient tout fâchés !
 
Ah, ah. Je fusille mon père du regard et je baisse mes yeux dans mon verre. J'ai envie de pleurer et en plus, je suis toute rouge.
 
–         Oh je plaisante, ma chérie… s'excuse mon père qui est devenu lui aussi tout rouge. Je ne pensais pas à mal…
 
Mal.
 
–         Dire… dire que je ne vivrais plus JAMAIS ça… soupire ma sœur en regardant le ventre de Clémentine, qui ressemble à la panse d'un buveur de bière passé la soixantaine.
–         Oh mais tu as déjà vécu ça trois fois…
 
Clémentine bafouille en rougissant, parce qu'elle est timide et que tous les regards, même de ceux de Frère Jean ont convergé vers son bas ventre. Et moi, je pourrais la tuer, ma sœur. Jamais elle ne tourne sa fichue langue dans sa fichue bouche ? Avec elle, c'est la crucifixion permanente, à croire qu'elle se balade toujours avec le bois de votre croix et les clous qui vont avec pour être sûre de pas rater un chantier. Je dis comme les vieux avec la guerre, ma sœur, elle n'a jamais connu ça, la morne plaine du célibat et ses batailles inutiles. Forcément, elle a trouvé son jules dans ses chaussures de tennis, à dix huit ans, club de sport du samedi après-midi, limonade et renvoi de baballes. Un jeune brave boutonneux qui est devenu son amoureux et même son mari, avec qui elle n'a eu aucun mal à fabriquer ses trois têtes chauves. Même pas stérile, la garce. Et même pas cocue, je suis sûre, quand nous, les filles pas casées, on fait voiture balais pour les cas sociaux et appéricubes pour les convolants.
 
–         C'est pas fort malin, Nathalie, intervient étonnement ma mère, je te fais bien remarquer qu'il y a ici des femmes qui n'ont jamais procréé…
–         Moi par exemple ! S'écrie Ernestine, ravie une fois encore de pouvoir comprendre. Qu'est-ce que j'entends bien aujourd'hui !
–         Bah… grogne ma chère sœur, Anna n'est pas tant à plaindre que ça ! Elle n'a pas à se taper comme moi les couches, la lessive, le Auchan, les cris quand elle rentre le soir du boulot ! Elle, c'est direction le bar, le cinoche ou la drague sur les quais de Seine, tango, tango !
 
Silence autour de la table. Même mes vieux, peu équipés, se rendent bien compte que quelque chose cloche dans ce splendide raisonnement.
 
–         Et vous n'êtes donc pas fatiguée de sortir ainsi tous les soirs ? insiste péniblement le beau-père de ma sœur, histoire de rompre l'épais voile de conneries qu'a largement contribué à tisser ma frangine.
–         C'est à dire que c'est ça ou la branlette, j'explique aimablement.
–         La bavette, c'est ce qu'il y a de meilleur dans le bœuf, opine d'un air songeur Ernestine.
–         J'ai dû mal entendre, balbutie le beau-père la main en cornet.
 
Un ange passe. On entend Joséphine qui fait des prouts, pour détourner l'attention de mon couloir aérien.
 
–         Et ta soirée d'hier, c'était bien frangine ? Demande ma sœur en faisant un effort de bonté digne de la Croix rouge. Y avait du cum ?
–         Du cum… s'exclame ma grand-mère, mais qu'est-ce que c'est donc que ce truc là ?!
 
Cum, c'est du mec, mamie. Du vrai, du bon. Du élevé en plein air et courant libre, sans bague à la patte. Hier soir, par exemple, tu vois, c'était la soirée de la dernière chance, avant Noël, si on veut pas boire sa lie toute seule en famille. Avec Zine et Valie, on y a été comme à la guerre. Fortes psychologiquement, prêtes à accepter l'échec plus encore que l'amour, puisque l'échec, c'est toujours bon pour la croissance de l'expérience. Disent les gens qui gagnent. A la soirée, il n'y avait qu'un seule homme seul, et on comprenait facilement pourquoi. Y ressemble au gars de l'affiche du film, 40 ans et toujours puceau, m'a glissé Valie en pouffant. On a décidé de se consacrer à l'alcool. Zine, elle, n'avait pas la frite. On lui avait annoncé que son correspondant internet était mort. Or, elle venait de constater chez moi que le type existait toujours sur le site lamourpournousaussi.com. C'était profondément décourageant, et c'est pas la naissance à nouveau du petit Jésus qui allait nous mettre du foutre au cœur, a gloussé René, un homosexuel patenté qui n'a jamais connu le célibat, un comble. On est rentrées seules comme des ombres, chez nous seules, et devant la glace de la salle de bains, j'ai essuyé mes larmes, parce que mais oui, cher Georges, j'en avais marre, et curieusement, le manque d'amour me pesait.
 
–         Vous reprendrez bien un peu de poulet ? Fredonne mon père en jetant des os grêles dans l'assiette du beau-père.
–         Ben c'est à dire que… bredouille ce dernier en regardant son assiette d'un air éperdu.
–         Chéri ! s'écrie ma mère. Les os c'est pour les vieilles !
–         Si je pouvais crever en m'en enfonçant un dans la gorge, tiens ! grogne ma grand-mère d'un air hargneux.
–         Tu bois trop, m'a fait remarquer mon frère. Seule et alcoolique, j'ai tiré le gros lot avec ma petite sœur !
–         Bah laissez la… grommelle ma grand-mère. Au moins, elle finira peut être pas à 90 ans dans un fauteuil roulant à feuilleter un vieux Marie-Claire en se faisant passer pour une gourde…
–         Qu'est-ce que vous dites, Mère ?! S'écrie Frère Jean. Dieu vous donne la Vie Quasi Eternelle et vous Lui répondez ça !
–         Il ne faut pas abuser des bonnes choses, glousse le beau-père, même si le plaisir s'use que si on ne le consomme pas… ou trop… hihi…
 
Il glousse dans sa serviette, tout excité par sa boutade vaguement sexuelle, jetant des petits coups d'œil fiérots autour de lui pour voir si l'assistance a compris et en est joyeusement choquée. Il est professeur de sciences politiques, et je crois bien que ça ne porte pas à faire du Desproges mais bien plutôt du Duhamel. Ce qui est tout de même vachement moins drôle.
 
–         Depuis que je suis mère, intervient alors sa bru, Clémentine, qui d'habitude n'ouvre pas la bouche, je ne fais plus que niquer ! Etre mère m'a permis d'être femme ! Alors qu'on ne vienne pas me dire que la maternité, c'est la mort de l'orgasme ! Je n'ai jamais AUTANT joui que depuis que j'ai accouché de Barnabé ! Anna ! Fais toi faire un môme, et le reste suivra !
–         Chut ! S'écrie son mari, Daniel, on n'étale pas ses richesses ainsi devant l'indigent !
 
Ma mère a ôté son cardigan. En dessous, elle porte un caraco couleur chair et on voit TOUT. Je lui fais des signes désespérés mais elle ne voit rien. Clémentine a repris son air de sainte nitouche et ma sœur a décidé de laisser ses gros nénés profiter tout pleinement de la conversation. Melchior dessine sur son assiette tandis que sa sœur et son cousin testent les différents vins en présence. Je me frotte les yeux. Est-ce que je rêve ?
 
–         Et que pensez-vous du phénomène dit du célibat urbain ? me demande d'un air désespéré le beau-père en se tournant vers moi pour ne pas laisser ses yeux tomber sur tous ces seins.
–         Je pense que c'est de la belle saloperie, que je lui réponds tout de go, je pense qu'on s'est faite baiser quelque part, au moins là… parce qu'on n'est pas différentes que les autres, on a les mêmes ovaires, on a le même utérus, réglés sur la même horloge… on se marre pas plus que les autres quand on rentre seule chez soi et qu'on doit faire tout toute seule, à commencer l'amour… vrai qu'on ne se pète pas non plus la zygomatique dans les réunions de famille à voir les enfants qu'on a pas, l'amour qu'on a pas, la baise qu'on fait pas…
–         Depuis que Nénette morte, je n'baise plus… chantonne Ernestine en battant la cadence sur la table avec son couteau pour vieille dame, pas de bord aigu et un manche qui fait canne blanche.
 
Mon père reprend le refrain avec Ernestine. Clémentine et Nathalie frappent dans leurs mains tandis que Daniel, le fils de l'autre, a entrepris un grand nettoyage de printemps de ses fosse nasales. Ma mère, elle, essaye de toucher le fond de son verre avec sa langue… Je me sens toute chose.
 
–         Je ne le nie pas, proteste alors le beau-père qui sue abondamment, mais ne pensez-vous pas que ce phénomène est largement amplifié par les médias comme le spot qu'on plaque, par exemple, sur les feux de voitures en banlieue… et que les intéressées du célibat cherchent avant tout la casse en soupirant après l'Utopie de l'Homme Parfait… au lieu que de retrousser leurs jupes et d'en mettre un bon coup… que c'est bien plutôt dans leur idéalo-exigence qu'est à chercher la raison de leur posture masturbatoire… plutôt que dans la prétendue cassure des sexes qui ferait que les hommes sont devenus une sous-race… que la sur-race féminine ne saurait décemment condescendre à fréquenter… même pour de simples rapports sexuels, y compris oraux…
 
Mon beau-père, en tant que professeur dotée d'une grande Chaire, dit des choses très longues et très intelligentes dans des salles immenses appelées amphis. Même qu'il va devenir directeur de Sciences Po Paris l'année prochaine, si la règle des quotas fonctionne enfin pour lui. Il se raccroche à la science pour échapper à la folie qui monte sur Terre, comme la fumée sur le fumier, dit-il toujours avec cette modération dans l'action sociale comme dans le parler buccal qui le caractérise, ce gros empaffé.
 
–         Quand j'étais jeune, explique aimablement ma grand-mère en se penchant sur lui de tout son dentier, je n'étais pas comme vous maintenant… ou comme Anna… tous mes membres et mes organes me servaient à moi… mon cul, c'était pas que pour m'asseoir, j'aime mieux vous dire… au bal, je faisais pas pâtisserie, ça non ! j'en ai connu des mites avant la mite de votre grand-père, les enfants…
–         Maman ! glapit ma mère. Ne tire pas la chauffeuse à toi comme tu l'as toujours fait quand j'étais jeune fille et que tu draguais les hommes qui daignaient s'intéresser enfin à moi ! Parce qu'avec les moches habits que tu me faisais porter, les lunettes triple foyer et ma licence de droit pénien, j'aime mieux te dire que je faisais fuir !
–         Charlotte ! S'écrie mon père. Laisse ta mère s'exprimer ! La vieille dame est une personne !
 
Il s'est dressé, furieux. Ce qui me permet de voir qu'il porte sous son tablier une de mes mini-jupes d'il y a bien 20 ans maintenant. Avec des porte-jarretelles. Je lui adresse des signes désespérés, à lui aussi, mais le poings sur la hanche, il se dandine tout en faisant une bouche à la Marylin. Ma sœur parle à ses seins et Frère Jean s'adresse au lustre du plafond en lui disant qu'il ne faut pas mettre la langue sous le poisseux. Je me frotte encore les yeux.
 
–         Barnabé ! Braille de son côté mon frère. Enlève ta langue du plat ! Ca-ne-se-fait-pas ! Ceci n'est pas Ton plat mais celui du Collectif 612 de la Division 813 !
–         Je crois que je vais y aller… pleurniche mon beau-père.
–         Tu peux pas partir avant le dezert mézant papi, zozotte Pimprenelle, za ne ze fait pas !
–         Allez Anna quoi… te bile pas, roucoule ma sœur en me tapotant le bras, tu trouveras bien un mec, t'auras qu'un enfant et puis ce sera bien assez vu que j'en ai trois et notre frangin, deux ! La Terre croule déjà bien assez sous la chair humaine ! Tiens, je te prête ma fille pour le dessert!
 
Et elle me colle la grosse chauve sur les genoux. Qui roucoule en me griffant le cou de ses petits ongles. Elle me regarde, ravie, comme si j'étais un énorme téton. Le beau-père lui nous regarde tous, comme si nous étions des monstres. Enfin eux, surtout.
 
–         Seigneur ! Pardonne leur ! Ils ne savent pas ce qu'ils font ! S'écrie frère Jean en se servant trois parts de gâteau tout en finissant la bouteille de vin d'Alsace au goulot.
–         La famille, vous savez Georges, roucoule ma mère au beau-père tout en lui battant des cils, c'est le dernier rempart face à la décadence du monde actuel, vous ne croyez pas ? Vous Qui Savez Tout ? Qu'en Pense Sciences Po A Ce Propos ?
–         Si, si, balbutie l'autre, plein de sueur, heureusement que la famille est là… ça ça… ça fait du bien…
–         Tiens, il a pas fait une phrase longue de six cent huit mots, remarque d'un air distrait Clémentine en se frottant à mon frère. Ca nous change de ses Attention convois spéciaux…
–         C'est vrai, ça papa ! S'exclame son fils.
 
Qui, une fois son nez récuré, était parti jouer sur le tapis, à quatre pattes, avec les trois mouflets. Il était le chef de gare, et les mômes faisaient les wagons, tût tüt.
 
–         Tu vas jamais conserver la chair de ta chaire si tu rétrécis ainsi tes propos !
 
Qu'il s'esclaffe encore, le Daniel.
 
–         Je vais, je vais… supplie le beau-père, blanc et tremblant.
–         Je vais et jeeeeeeeeeeeeeeeeeee viens… zentre tes reiiiiiiiiiiiiiiiiins… chantonne Ernestine en oscillant dangereusement.
–         Georgy, Georgy fais moi fais moi mal…
 
Fredonne pour sa part ma grand-mère.
 
–         Georgy ! elle lui crie, au malheureux beau-père, tout en lui tendant la manette de son sonotone, tuez moi donc à coups de décibels ! La Police n'y verra que du feu ! Elle est trop occupé à traquer le jeune Beur ! Allez ! Du cran ! Hardi le Prof ! Tuez la vioque !
 
Mais le beau-père s'est levé. Je me lève aussi. Et je le raccompagne à ses affaires, imperméable, parapluie à l'anglaise, puis à la porte. Il est blanc comme un linge, la peur et la rage. J'excuse les miens, même ceux qui sont pas à moi, comme son fils, par exemple.
 
–         Je ne sais pas ce qu'ils ont… je balbutie. Je ne comprends pas ! je n'ai JAMAIS vu ça !
–         C'est scandaleux ! Il hoquète. Je vais le dire à monsieur l'Evêque !
–         Il n'y pourra pas grand chose, je le raisonne, sans compter qu'il a déjà un procès de pédophilie sur les bras…
–         Seigneur, quelle époque ma petite Anna, il me balbutie tout en m'embrassant, sans y penser, l'émotion, sur la bouche.
 
Je referme la porte et je rentre dans la salle à manger. Ils sont tous assis, bien gentiment à table.
 
–         Il est déjà parti ? S'étonne ma mère. Je ne lui ai même pas donné le baiser de la paix !
–         Eh bien… je balbutie.
–         Ni moi le calumet filial ! S'écrie son fils, vexé.
–         Une petite partie de croquet, ça vous dirait les enfants ? Propose ma grand-mère.
–         Oh oui !
–         Oui !
–         Trop cool !
–         Chouette !
 
Crient-ils tous. Et ils se lèvent de table, en chœur, même Ernestine, et disparaissent dans le jardin, en poussant le fauteuil de ma grand-mère. Seule Joséphine est restée assise, dans son siège. Elle bave, aux anges, sur le crucifix professionnel qu'a distraitement oublié son grand-oncle, Frère Jean, sur la table de sa chaise haute.
 
–         Tu comprends ça toi ? Je lui demande, ahurie.
 
Elle me regarde, et me sourit. Elle me tend ensuite ses petits bras grassouillets, ravie qu'une pauvre fille célibataire, mais saine de corps et d'esprit soit restée là pour s'occuper d'elle. Je la prends dans mes bras, je lui colle un baiser doux et soyeux sur son crâne d'oiseau. Elle glousse, et moi je pars rejoindre les autres, Joséphine à califourchon sur une hanche, avec une folle envie de rire qui me remonte irrésistiblement des entrailles.
 

 

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