Coeur de pierres

J'habite dans une région fréquentée par la guerre. Je n'ai pas de domicile fixe, vu que je passe de main en main, de part et d'autre de cette terre où je suis né. Un jour ici, le lendemain, en face. On m'appelle Boutros ; mais aussi bien caillou, pierre, projectile, arme du pauvre, et cela, en hébreu, arabe, araméen, anglais, russe, balte…
 
Ce matin là, je me souviens, j'ai été réveillé par le pneu d'une jeep, qui m'a roulé dessus. Sale réveil, j'étais de mauvais poil. A peine le temps de me remettre que pan, voilà les écoliers du village qui arrivent. Leur école est située de l'autre côté du mur, et chaque matin, ils doivent attendre que le bidasse, en face, veuille bien ouvrir le portail construit dans la barrière électrique, mur de protection ou clôture de sécurité, qui sépare le village en deux parties dont une à la Mosquée, et l'autre, l'école.
 
–         Ouvrez-nous la porte !
–         La porte !
–         On doit aller à l'école !
–         Le maître nous attend !
 
Comme chaque matin, les enfants ont crié ça, et comme chaque matin, le soldat leur a répondu par un geste grossier. Maintenant, le soldat glousse dans son téléphone portable tout en faisant des cercles avec son pied dans la poussière. Alors, les mains des enfants se baissent vers les pierres, et je sens une menotte se refermer sur mon corps.
 
–         Chien !
–         Enfoiré de ta race !
–         Bâtard !
–         Enculé !
 
Etc. Les pierres voltigent en direction du soldat, qui monte tranquillement dans son tank. Je m'envole par delà le grillage, vers le ciel… la menotte lance haut et fort ! Alors que je redescends de l'autre côté, je croise une pierre, ronde et rose, douce à l'allure… lancée par une autre main d'enfant. Car les enfants d'en face, qui sont les camarades d'école de ceux qui ont commencé à jeter les pierres, se sont mis à répondre à leur tour, et certaines pierres s'envolent pour retomber de l'autre côté de la barrière.
 
En croisant la jolie pierre, je la regarde, elle me regarde. Quelque chose comme de la poussière qui poudre l'atmosphère autour d'une étoile filante s'échappe dans les airs. Ebloui, bouleversé, je retombe au sol. En face, un enfant se penche lui aussi vers la terre, à genoux, et moi je prie pour qu'il ramasse ma douce et me la renvoie de ce côté. Mais l'enfant reste couché sur le sol. Nature berce le chaudement, il a froid, et il a deux trous rouges au côté droit.
 
Toute la nuit, sous les bottes du soldat, je veille. Le soldat passe et repasse sur moi, la fumée de sa cigarette me chatouille et me berce. J'aime l'odeur du tabac dans la nuit. De l'autre côté, les femmes pleurent, crient, gémissent, et les hommes fourbissent celui qui ira se faire exploser dans un des transports qu'empruntera peut-être ce jeune soldat. Le lendemain, les enfants sont là. Bien sûr, le soldat n'ouvre pas la porte. Hier, c'était par mépris ou provocation, aujourd'hui, c'est par consigne.
 
–         Salopard !
–         Damné de ta race maudite !
–         Chien !
–         Ouvre cette porte !
 
Etc. Le soldat ne répond pas mais il va se réfugier dans le tank. Les pierres explosent, comme des gerbes, aux mains des enfants remplis de rage. Si ma douce pouvait atterrir par ici… En voilà une qui tombe à mes côtés. Mais c'est une très vieille pierre, aux angles adoucis par le temps, grenue et ardoisée.
 
–         Bonjour madame !
–         Bonjour petit !
–         Euh… vous auriez pas vu une pierre… en face… une pierre dans les roses… aux angles doux… ?
–         Eh petit, tu crois peut-être que je me balade moi en face ?
–         Non… mais on sait jamais… le hasard…
–         Le hasard a fait que j'ai passé dix jours en face, entourée… que dis-je… cernée par des pierres vulgaires… des morceaux de ciment mais oui… arrachés aux murs d'une quelconque habitation… ça cause chiffons, peinture, chaulage, imperméabilisant… affreux, affreux !
–         Mais… vous n'avez jamais vu de pierre comme ça… ronde et rose ?
–         Eh dis petit, tu te crois où ? Aux Tropiques ? A la plage ??
–         Non mais… j'en ai croisé une hier… alors je me disais…
–         En tout cas, pierre rose ou verte, c'est fini pour aujourd'hui… j'entends les sirènes de la Police, de l'Armée, de la Croix rouge internationale, du Croissant rouge, des pacifistes-écolo-recyclants… Repos !
 
Repos. Une nouvelle nuit vient, et le désespoir m'envahit. La vieille pierre s'agite à côté de moi. Elle râle de ce que nous sommes bien mal entourés.
 
–         Des fausses pierres… de la pierre pas naturelle… galvaudée, corrompue, viciée… ne leur parle pas petit ! Non seulement, tu risquerais d'être infecté, mais en plus, tu serais un TRAITRE aux tiens…
 
Les miens. Quels miens. Un jour ici, un jour en face, je n'appartiens à personne, et personne ne me retient. Pas de mère-pierre, pas de père-pierre, pas plus de frères ou de sœurs, nous avons été éparpillés à travers tout le territoire, et même au-delà, aux quatre coins de la Terre, export des richesses minérales et géologiques en direction des cinq continents. Je me bouche les oreilles. Et le lendemain, les enfants sont là, de plus en plus enragés.
 
–         Chien galeux !
–         Ouvre nous la porte !
–         Assassin !
–         Ibn Charmouta !
 
Etc. Je me tiens prêt. La vieille pierre, à mes côtés, est elle aussi bien décidée à passer de l'autre côté.
 
–         Pas question que je reste une minute de plus chez ces mécréants !
 
Le hasard me veut du bien. Une main se referme sur moi. Une grosse main. Celle d'une femme voilée, le regard y compris, au point que j'ai peur de finir dans un tank ou sur un arbre… En me lançant, elle hurle :
 
–         Tiens ! Fils de ta race maudite ! Au nom de Mounir ! Que son corps repose en paix dans la terre de ses ancêtres ! Que son âme innocente vienne te torturer la nuit, toi, espèce de chien qui l'a tué !
 
Quelle force ! Je m'envole au-dessus de la terre, du grillage, des soldats, des enfants en face… ô secours ! Je retombe, loin de la clôture. Malheur ! Je me retrouve, loin, à la lisière d'un jardin minuscule… Comment vais-je retrouver ma douce ? Je pleure. Oui, même les pierres pleurent ! Et pour parfaire mon malheur, voilà que la vieille pierre, également lancée par cette femme à la force corano-biblique, atterrit à côté de moi.
 
–         Ah, me voilà de retour chez moi… soupire-t-elle d'aise.
–         Vous habitez vraiment là ? Je grommelle.
–         Oui, je suis née ici… le hasard m'a fait transporter près de la barrière… et depuis, ça repart et ça revient… je n'en peux plus !
–         Mffffffffffffffff… je soupire. Je ne reverrai jamais ma douce…
–         Peuh… ! Crois-moi, petit, cette pierre devait être étrangère… une pas d'ici… tu n'avais aucun avenir avec elle !
–         Parce que j'en ai un ici peut-être ? Je m'énerve.
–         Tütütüt… tiens voilà la petite Jasmin… c'est elle qui s'occupe de ce beau et grand jardin, un vrai petit coin de paradis…
 
Grand et beau jardin. Un mètre sur deux, quelle vieille gâteuse. Jasmin vient vers nous. Elle se penche et me prend dans sa main.
 
–         Oh mais tu es jolie toi !
–         Je suis un garçon… je marmonne.
–         Oh pardon… que tu es joliiiii… tu viens d'où ?
–         Mais… mais… je bafouille… tu parles aux pierres ??
–         Ben bien sûr ! Fait la petite fille en haussant les épaules.
–         Jasmin est une petite fille pas comme les autres, me susurre la vieille pierre, elle a le don de parler et de comprendre les pierres… a contrario, elle ne sait pas parler l'humain !
–         Ah…
–         Oui, c'est donc une enfant très seule qui, du coup, cause aux pierres, aux patates et aux plantes qu'elle comprend également…
 
Je regarde Jasmin, à la fois ébahi et attendri.
 
–         Tu ne jettes pas les pierres avec les autres enfants ? Je lui demande.
–         Peuh… elle hausse à nouveau les épaules. Pourquoi faire ? J'aurais pas plus de place sur Terre avec un peu plus ou un peu moins de terre…
–         On l'appelle Jasmin la zinzin… explique gracieusement la vieille pierre.
–         Oh mais t'es vraiment trop joliiiiiiii, roucoule Jasmin, je t'emmène dans ma maison !
 
Et Jasmin m'emmène avec elle. Mon cœur se fend encore un peu plus, adieu ma douce, tu ne risques pas d'atterrir dans l'évier de cette maison !  Je ne dis rien à Jasmin, je me tais, malheureux comme moi-même. Jasmin me pose sur une étagère, remplies de livres.
 
–         Mon père est professeur… enfin, était… il ne peut plus aller travailler en face, alors…
–         De quoi vivez-vous alors ?
 
Je lui demande ça, et Jasmin ne me répond pas. Je comprends vite une chose : Jasmin cesse de comprendre les pierres, les fleurs, les carottes, que sais-je encore, une fois qu'elle est entrée dans la maison. Un voile noir tombe sur moi. Chaque jour qui passera me verra de plus en plus opaque, noir, désespéré. Jusqu'au jour où Jasmin, rentrant en trombe dans la pièce, posera à côté de moi, sur l'étagère, une pierre… une pierre douce et ronde. Ma douce ! Mon cœur se réveille d'un seul à-coup ! Ma douce est là ! A côté de moi ! Mais ma douce ne veut pas me parler. Non. Parce qu'elle vient de l'autre côté. Parce qu'elle n'est pas des miens. Parce que nous sommes des pierres ennemies.
 
–         Mais je n'ai pas de miens ! Je crie, désespéré.
 
Du temps passe. Des jours et des jours. Je lui parle, tout le temps. Elle se déride peu à peu, mais reste distante.
 
–         Tu viens d'où pour être comme ça… rose et douce ?
–         Du bord de la mer, elle me répond, soudain songeuse.
–         La mer de Galilée ?
–         Non ! La mer d'Afrique !
–         Mais d'où, en Afrique ?
–         Ethiopie ! Je vivais près de la mer et un jour, la petite fille d'une famille de réfugiés Falachas m'a ramassée et m'a emportée, ici, avec elle !
–         C'est quoi les Falachas ?
–         C'est des juifs noirs. Ils vivaient en Ethiopie mais comme on leur faisait du mal, on les a fait venir ici…
–         Mais alors… t'es une étrangère ?
 
Je jubile.
 
–         Non !
–         Si !
–         Non !
–         Si !
 
Je m'arrête quand je m'aperçois que ma douce s'est mise à pleurer. Je me tais, et je me dis que ma douce perdra ses préjugés, avec le temps et loin des siens. La nuit d'après le village est bombardé, les tressautements de la maison nous font nous rapprocher peu à peu. Ma douce a peur, elle se serre contre moi. Tout contre moi. Un peu plus tard, Jasmin rentre en pleurant.
 
–         Mon père est mort ! Elle sanglote. Papa ! Papa !
 
Ma douce ne dit rien, à côté de moi. D'une certaine façon, ce sont les siens des siens qui ont tué le père de la petite Jasmin.
 
–         Mais, je proteste, nous n'avons rien à voir avec ça ! Ce sont des histoires d'humains !
–         Et Jasmin ! Crie ma douce. Tu crois qu'elle a à voir avec ça ? Elle qui est une enfant ! Qui n'est ni un humain ni une pierre ni une fleur ni une carotte ! Rien !
–         Non… mais elle n'a pas le choix, nous oui ! On peut dire non à ça !
–         Non !
–         Si !
–         Non !
 
Le lendemain, Jasmin entre dans la pièce et se dirige vers moi. Elle me prend dans sa main. Et elle me dit ceci :
 
–         Tu vas aller sur la tombe de Papa ! Tu resteras toute ta vie avec lui !
–         Non ! Non ! Non !
–         Non ! Non ! Non !
 
Je crie ça, et ma douce, aussi. Ma douce Rachel. Elle a juste eu le temps de me dire son nom, avant qu'on échange notre premier baiser et que la petite main de Jasmin se referme sur moi. Jasmin qui ne peut pas nous entendre. Elle m'emporte dans le jardin, où il y a une tombe. Celle de son père.
 
–         Jasmin… je murmure.
 
Elle ne me répond pas. Et elle me pose, sur la tombe, creusée près d'un petit olivier.
 
–         Jasmin ne nous comprend plus… me murmure un petit olivier.
–         Non ?!
–         Si… depuis que son père est mort… elle ne comprend plus ni les arbres ni les fleurs ni les pierres…
–         C'est affreux…
–         En revanche, elle comprend les humains maintenant… et ils la comprennent… elle parle et entend l'humain !
 
Je retrouve le désespoir. Des jours passent, je m'étiole. L'olivier est un bon copain, mais il ne remplace pas ma douce. Une nuit arrive, qui apporte un énième bombardement. Le sol tremble, la tombe et l'olivier aussi. Moi, je m'en fous d'être pulvérisé… Puis la maison s'écroule par terre. Avec la famille, dedans. Et ma douce. Les secours entreprennent de dégager les habitants des ruines. On porte un corps d'enfant, que l'on pose tout près de moi. Jasmin.
 
–         O Jasmin… je gémis. Dis moi que tu n'es pas morte !
–         Non… râle l'enfant. Je suis pas tout à fait morte…
 
Elle tient dans sa main une pierre. Douce et rose.
 
–         Rachel !
–         Boutros !
 
Jasmin ouvre avec peine les yeux.
 
–         C'est vrai que vous vous connaissez…
–         Mais tu nous comprends à nouveau ! Je m'exclame, réalisant soudain ça.
–         Je suis bientôt une enfante-morte-innocente ! Elle rit, puis gémit. J'ai mal…
–         Jasmin… murmure Rachel. Prends Boutros, avec toi, dans ta main…
–         Pourquoi ? Râle la petite.
–         Parce que nous nous aimons ! Crions-nous en chœur.
–         Mais… mais c'est interdit… souffle-t-elle.
–         Jasmin ! Supplie Rachel. Tu n'as plus rien à voir avec ça !
–         Jasmin ! Je pleure. Laisse nous nous aimer, et nous resterons avec toi, sous terre, nous te tiendrons compagnie pour l'éternité !
 
Alors… la petite main de l'enfant me prend, difficilement, dans sa main, qui tient déjà ma douce. Nous y logeons à peine, mais nous sommes l'un contre l'autre. Et Rachel entame une berceuse pour Jasmin, pour qu'elle s'endorme en paix, douce et tranquille. L'un contre l'autre, posée contre elle, nous attendons de savoir ce que sera l'avenir.
                                                                                   

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