Coup de foudre (à l’envers)

  • Ixe était un salaud et tu pouvais pas le savoir, c'est sûr…
  • On aurait jamais cru que c'était ça, Ixe, un salaud…
  • Pourtant, des salauds, j'en ai vus!
  • Ah ça, moi aussi! J'en ai même vécus!
  • Me concernant, je pourrais presque écrire une thèse dessus!
  • Du salaud vrai au salaud de hasard…
  • Mais Ixe, jamais, jamais on aurait cru qu'il en était…
  • … des salauds!

Tel est le chœur des copines qui rame pour me sauver la vie. Car j'en suis là. Morte. Parce qu'Ixe m'a quittée après presque deux années de cimentation amoureuse. Qui était bien prise qui ne croyait pas que ça dépendrait… d'une seule soirée. Par le maléfice d'une fille dont on n'ose pas même prononcer le nom à mon entour, pire que lapin sur un chalutier. Je gis sur mon lit. J'hésite encore à avaler ma plaquette de somnifères, avec le bol de vin chaud que Zède m'a préparé et s'efforce de me faire boire. Je me tâte. Ce n'est pas que je n'aime plus la vie, c'est que la vie sans Ixe m'apparaît sans vie.

  • Vous alliez si bien ensemble…
  • Franchement, j'ai pensé à des séparations, y compris la mienne, mais jamais la vôtre…
  • Votre rupture est complètement contre-nature…
  • Je crois que j'aurais été moins choquée d'apprendre que mes parents divorcent… que d'apprendre qu'Ixe t'a… enfin tu vois…
  • Mais ta mère est veuve!
  • C'est une image! Une putain d'image pour montrer combien CE N'EST PAS NORMAL!
  • Ixe et Toa, c'était parti pour la vie!

Une image. Elle me brise. Je rampe sur le sol après le départ d'Ixe. J'ai mis trois jours avant de réussir à appeler les copines. Avant ça, depuis qu'Ixe m'a massacrée en me disant juste ce matin là, je pars parce que j'ai rencontré la femme de ma vie, j'ai vu euh bu toutes les bouteilles de ma surface de vie, en fumant tout ce qu'il y avait de fumable, prostrée en position horizontale, la couette est un champs de mine. Au matin du quatrième jour, j'ai réuni mes faibles forces et j'ai appelé les copines, Zède, Igrec et Vé. Comme j'étais supposée nager dans le bonheur, voire commencer à couver mon œuf, elles n'avaient pas cherché à me joindre. Vé cherchait l'âme sœur en s'envoyant le plus possible en l'air, et Zède cherchait la sienne en évitant tout rapport sexuel qui ne mènerait pas aux noces de ciment. Igrec, elle, avait depuis longtemps la sienne, sauf que depuis ce matin, elle n'en était plus si sûre. Même avec deux enfants, un mariage et une maison achetée il y a un mois, elle avait peur, soudain. Car ce qui m'est arrivé est à peu près du même ordre d'impossibilité que de mourir emportée par un Tsunami sur une plage de Bretagne ou que de se prendre un météorite sur le coin de l'œil en cherchant une bouteille de vin dans sa cave en Touraine profonde. Et pourtant…
 
Pourtant, ça m'est arrivé. Ca m'est arrivé, à MOI, après des années de solitude nonnesque, puis des mois et des mois d'angoisse irraisonnée, peur de la perte alternant avec peur de m'être trompée, une fois Ixe rencontré et ferré. Une période de houle s'étendant de t0+1 jour à t0 + 466 jours, nuit et jour, avec Ixe dans le rôle du capitaine réconfortant… sans que rien, absolument rien en lui ne laisse supposer, même à dose infinitésimale, qu'il allait mettre soudain le canot de sauvetage à l'eau et filer à toute vitesse.

  • Tu pourrais te retrouver seule ET enceinte…
  • Ixe décapité sur l'Autoroute, toi paraplégique et enceinte jusqu'au dentier…
  • Oui! Il pourrait être mort! Et toi, enceinte d'un mec mort!!!!
  • Je préférais qu'il soit mort!!!!

Mort. Enceinte. Je ne serai jamais enceinte. Et re-sanglots de ma part. Pas de petit enfant né d'Ixe et de mon x, à moi. Pas de fillette, donc, dans mes bras, tendant son visage minuscule vers le mien, comme j'ai vu faire chez les autres. Et pas de petit garçon accroché à mon sein, une main d'Ixe pressé sur l'autre, comme j'ai jamais vu faire chez les autres mais ça doit être possible. Je suis trop vieille, mes ovaires ont déjà commencé à pourrir, le temps de retomber sur un autre Salaud Profond, je suis c-u-i-t-e.
 
Le cœur me manque à vous rapporter les faits. Pourtant, comme dans une enquête sur le meurtre d'une dizaine d'enfants violés et assassinés, il le FAUT. Je Dois Parler. Pour toutes les futures victimes, pour leur éviter d'être ça justement, une future victime. Pour leur apprendre à toujours rester paranoïaque, sur leurs gardes, le couteau entre les dents et la prudence sous l'oreiller. Ce que j'ai vécu ne doit plus jamais se produire. Aucune femme, restée longtemps seule et donc particulière vulnérable à cette maladie de l'inquiétude rassérénée, ne doit tomber dans le piège grossier que la vie et Ixe m'ont tendu. Cela peut, à la rigueur, tomber sur celles qui ont toujours vécu en couple. Oui, ça, ça serait acceptable. Mais pas sur nous, les rescapées du célibat. On n'a pas la force. On n'a pas l'expérience. On n'a pas la reconversion possible. On est plus fichues qu'un OS illettré de l'automobile licencié à 58 ans.
 
Je vous raconte, la main posée sur la plaquette de somnifères, car j'hésite encore. J'ai rencontré Ixe, il y a presque deux ans, les filles passez moi un mouchoir. J'étais atteinte de la grave maladie du célibat. Passés 30 années, alors que tout dans mon apparence relevait de la plus banale normalité, deux bras, deux jambes, un minois sympa et un emploi chez Esso développement, je n'avais encore jamais réussi à former cette banale entité qu'on appelle le Couple. J'avais raté le coche, sans doute, à cause d'une puberté qui avait duré jusqu'à 25 ans, suivi d'une conception de la chose plus mature, entendez, bassement réaliste, tout coup est bon à prendre, qui certes ne fleurait pas encore la fièvre vraie, façon brumaire 89 ou mai 68, sais plus bien.
 
De plus, quand on devient grand, on travaille et on n'a plus 20 ans, alors il y a de moins en moins d'électrons libres autour de soi, surtout nous, les atomes filles. C'est pour ça que lorsque j'ai rencontré un soir dans une cage de Faraday, la voiture de Bouille, mon voisin de palier, Ixe, un électron choc, j'ai cru soudain en Dieu et la Vierge folle de Copacabana.
 
Ixe était plus jeune que moi, ce qui fait qu'il m'appelait ma petite vieille en riant, c'était drôle. Il était de physique plaisant, avec des cheveux bouclés et des yeux gris. A cette époque, il travaillait dans une agence de tourisme, il était doux et agréablement sexué, je veux dire, ni en rut perpétuel ni en position du missionnaire, la Bible sur le tabernacle. M'a proposé de fait la botte le premier soir, comme c'est la coutume dans la vie vraie, mais il s'est montré attentionné. Rien que sa façon d'enfiler une capote démontrait un homme de l'art. Raffiné et prévenant. Trois semaines plus tard, il emménageait chez moi avec son chat, qui, par parenthèses, est resté avec moi, va comprendre.
 
Ixe disait qu'il m'aimait. Que j'étais une femme merveilleuse, belle, drôle et intelligente. Qu'on ferait des tas de choses ensemble, à commencer par la route de la soie à pied, puis un bébé sédentarisé, j'aurais dû me méfier?
 
On avait à ce propos refait l'appartement, peinturlurer et planchétiser, on commençait à parler de passer à trois, fille ou garçon, qu'importe pourvu qu'il ait la santé, blabla. Je caressais mon ventre avec amour, moi qui avant le frappais parce que trop gros, trop mou et pas assez aimé. Grâce à, ou à cause de ses yeux posés sur moi, tout dans ma personne me semblait adorable et digne d'être aimé. C'est quelque chose quand on s'est pas aimé depuis l'œuf, de découvrir l'amour de soi… glissons, buvons, oublions.
 
Je baissais doucement la garde, les filles, je la baissais irrésistiblement. J'avais en effet vaincu le démon du doute, celui qui m'avait harcelée la première année avec Ixe, que je trouvais ou trop ou pas assez. Comme s'il était une recette de cuisine que j'aurais bien aimé réécrire. J'avais également vaincu le doute de soi, cette peur qu'il me quitte, du jour au lendemain, les filles, un verre. Combien de fois m'a-t-il en effet retrouvée prostrée parce que rentré un quart d'heure en retard ou n'ayant pas répondu dans la minute à mon message internet. Je sais toc toc la fille, un truc à faire fuir à toutes jambes l'homme le moins sportif, mais Ixe était Ixe, un homme patient et attentif. Mes peurs lui parlaient, et il en connaissait les fumées, quelque chose qui se dissipait vite et ne mettait pas le feu au reste. Je le faisais rire et pleurer. J'étais une femme merveilleusement bouleversante, vous dis-je, troublante, attachante et également parfaitement normale, à ses yeux, je pleure.
 
Les copines en étaient même un peu jalouses. Tant de patience et d'amour face à une fille qui faisait tout de travers eu égard aux codes de bonne conduite en amour… Vé et Zède ramaient comme des folles et vivaient encore ce que j'avais moi aussi dû endurer pour devenir une femme, une vraie. Cette terrible impression d'être seule au monde tandis que tout le monde s'envoie en l'air dans de grands éclats de rire, des mots doux tout partout et des serments idiots mais galvanisant d'éternité. Elles se cognaient encore et toujours les espoirs faits pour être déçus, téléphone qui sonne pas ou messagerie internet plus déserte qu'une piste de bal après la bombe H, avec pleurs sur l'oreiller, whisky plein les bronches et chat en pare-coeur. Et moi, de malade, j'étais devenue leur médecin. Comme une rescapée de la bouteille, qui vient témoigner aux AAA devant les encore aliénés, je leur disais, si ça m'est arrivé, ça doit vous arriver, ça ne peut que vous arriver…  souvenez-vous combien j'étais malade, sans espoir de guérison, suffit de trouver le bon traitement, blabla.
 
C'est sûr, qu'aujourd'hui, avec Ixe enfui et son chat, à mes côtés, qui a un air bien emmerdé, on n'a pas tellement envie finalement que la même chose vous arrive. Les faits, les faits… j'y viens, les filles, j'y viens, allumez moi ce gros pétard, je vais me flinguer ce soir. Bon, un soir, il y a donc 4 jours, Ixe m'annonce qu'il va à une soirée entre mecs.

  • Je suis invité chez Doublevé… il m'annonce. Il veut qu'on prépare l'enterrement de vie de garçon de You, un pote de Fac… BTS action touristique…
  • D'ac, je fais juste, et je lui embrasse le cou.

Si j'avais su.
 
Ixe s'en va, il ne s'en revient qu'à 5 heures du matin, j'ai trouvé le sommeil grâce à une bouteille de porto. Il m'annonce qu'il me quitte. Il a rencontré la femme de sa vie. Je fais rewind, pour me rendormir, et passer à un rêve plus sympathique. Mais il insiste. Il me secoue, il pleure, il me dit qu'il n'a pas le choix. La femme de sa vie l'attend en bas, dans sa 205.

  • Parce qu'elle a une 205?

C'est la seule chose que je parviens bêtement à articuler. Il me dit qu'importe, est-ce là le problème, qu'est-ce que ça peut te faire. Rien. Par rapport au reste. Qu'elle roule en éléphant ou à patinette, je m'en tape.

  • Vous avez baisé? Elle jouit mieux que moi? C'est ça? Elle fait des tas de trucs que je fais pas, hein c'est ça?

C'est pathétique, je sais, mais toute ma pauvre petite confiance durement acquise s'écroule en un instant. Je redeviens Geneviève Pou, celle qui baise pas, qui jouit pas et qui de toute façon ne plaît pas. Je croyais avoir changé, je ne suis que moi, toujours moi.

  • Ne dis pas de bêtises, pleurniche Ixe, ça n'a rien à voir avec toi…
  • Ah bon… bizarre, j'aurais cru… parce que jusqu'à hier soir, c'était moi la femme de ta vie…

Sanglots.

  • Oui… non… c'est juste que c'est… c'est elle… la femme de ma vie!

Après, je ne sais plus. J'ai glissé sur le tapis berbère, après 603 verres. Je meurs trois jours entiers. Ma vie est morte. Pas de vie sans Ixe. On ne fait pas ça à une fille de mon âge. 138 ans. Non, c'est trop cruel. Pire qu'un père Noël qui n'existe pas, et qui pourtant, vous envoie des obus dans la gueule, joyeux Noël. Pire que tout. Je n'aurais pas la force de retrouver la solitude et de reprendre le combat pour être aimée. Il ne me reste plus qu'à me suicider. Et curieusement, cette pensée me fait du bien. C'est la seule qui parvient à me maintenir en vie.
 
Voilà, vous savez tout les filles.

  • Quel salaud…
  • Quel enculé de sa race maudite…
  • La femme de sa vie, la femme de sa vie… mais c'est TOI la femme de sa vie!
  • Arrête, Iggy, on se suicide pas parce qu'on s'est faite plaquée…
  • Ah ouais, quand alors? Quand est-ce qu'on a le droit de se suicider? Qu'est-ce qu'il y a de pire?

Etre plaquée et enceinte. La mort d'un enfant. L'assassinat de vos deux parents sous vos yeux alors que vous êtes attachée à un poteau et que vous avez été archi violée par 20 soudards. Un cancer en phase terminale avec personne pour vous raccompagner jusqu'à la sortie. D'accord les filles, y a pire mais je vais quand même mourir.

  • Non!
  • Non!
  • Non!

Trois non sortis de trois gorges amies, sincèrement désespérées à cette idée.

  • Au moins, tu as vécu l'expérience Couple… Vé, envieuse.
  • Au moins, t'auras eu deux belles années… Zède, coopérative.
  • Au moins, tu n'es pas… Igrec, lourdasse.

Enceinte, oui merci, je sais. Furieuse, je me boule sous la couette en leur tournant le dos, à ces connes. Vé, la grosses baiseuse, incapable d'aimer. Zède, la nonne coincée. Et Igrec, la femme mariée, heureuse et reproduite, qui ne sait même pas de quoi elle parle. Celle-là, elle aura jamais été seule de sa vie, ça m'a toujours fichu la haine, les filles qui n'ont jamais été seules de toute leur vie. Je lui souhaite un divorce à la ménopause quand on sera  nous les exclues, nous les damnées de l'affaire, enfin mariées et heureuses de l'être, blabla.

  • Iggy, tu dis ça parce que t'es malheureuse…
  • Tu ne le penses pas vraiment…
  • Enfin juste un peu… comme on le pense toutes…
  • C'est parce que tu as mal…
  • … que tu dis ça!
  • Les filles, qu'est-ce que je vais devenir?

Je me suis assise dans mon lit. Spectacle de la désolation la plus pure, mandez moi un peintre. Le tableau du siècle. Geneviève Pou, assise dans son lit, pas lavée, pas coiffée, des cheveux blancs gros comme le bras mêlés à ses cheveux bruns, une haleine de renard, cendrier et alcools forts, ayant perdu tout goût à cette chose. La vie.
 
C'est là qu'on a décidé de partir à sa recherche. Enfin, elles. Moi, je serais bien restée dans mon lit jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un squelette qu'on fait tomber en poussière, rien qu'en le regardant. Elles ont dit qu'il fallait partir à la recherche de Ixe. Pour le Récupérer. Ou bien Exorciser.

  • Prépare toi plutôt à l'exorcisme… Vé, réaliste.
  • Qui ne tente rien, n'a rien… Zède, chadokienne.
  • C'est comme avec un bébé mort-né, faut toujours le regarder pour pouvoir oublier… Igrec, mère supérieure.

Oui, les copines s'étaient mis ça dans la tête. J'ai bien essayé de refuser mais j'étais pas dans les bons états. Elles m'ont forcée à me lever, m'ont fait couler un bain bouillant, accompagné d'un café très fort et d'une omelette au fromage. Que j'ai bu et mangé en pleurant, les coudes sur la table, face à la place vide d'Ixe. Ca me faisait trop penser à nos petits déjeuners du dimanche, à Ixe et moi, avant qu'on n'aille se balader en forêt avec son chat. On prenait notre temps, on bavardait, on riait, parce que rien que de manger des œufs à deux, c'était un programme en soi, voyez-vous. Ensuite, on s'habillait chaudement, nous et le chat, et on partait faire craquer les feuilles rousses sous nos pieds.

  • Pleure pas, va, m'a dit justement le chat. Je suis là moi!

J'ai levé la tête, surprise.

  • Tu parles toi?
  • Oui… il a fait en se léchant la pomme des pattes. Depuis toujours, mais c'est toujours comme ça, on ne m'entend jamais… y a que les gens vraiment vraiment seuls qui m'entendent!

Super.

  • Pourquoi t'es pas parti avec lui?

Je lui ai demandé d'un ton rogue.

  • Je ne suis pas comme ça moi, il m'a rétorqué d'un air supérieur, et puis, figure toi, qu'il ne m'a rien demandé à moi non plus… il a filé!
  • Quel enculé de sa race profonde… j'ai dit d'un air sinistre en touillant mon café.
  • C'est pas ça, c'est juste parce qu'il a trouvé la femme de sa vie… m'a répliqué d'un ton docte le maudit chat.
  • Ta gueule!

Je lui ai crié ça en lui jetant mon café à la gueule. Il l'a évité et il est parti fièrement, la queue en chandelle.

  • Euh… ça va Iggy? Tu parles au chat maintenant? Et c'est quoi, tout ce café par terre?

C'était Zède qui revenait de la cuisine avec un thé à la main et des vêtements repassés. J'ai secoué la tête. Je ne voulais pas devenir une mère chats, comme toutes les malheureuses en non amour. Elles se rassemblent en secte, devant les grilles des squares et des cimetières, avec du mou plein les doigts et elles parlent à leur chat de cœur comme si c'était leur jules de vie. Merde et merde. Est-ce que j'en étais déjà là. Je me suis remise à pleurer. Ixe, lui, avait mis fin au spectre de la mère chats. Il y avait mis fin si simplement que je m'étais sentie à la fois une miraculée et une fille furieusement banale qui peut dire, enfin, des trucs aussi cons que, mon copain et moi, on fait de la marche en forêt le dimanche. Pas un truc à se faire rouler par terre les fans de Roméo et Juliette, d'accord, mais moi, j'en demandais pas plus.

  • Arrête de chialer Iggy bon sang! Me grogne Zède qui sort des gogues un horoscope à la main. Y disent dedans que 2006 sera TON année!
  • T'étais plus costaud avant! Râle Vé en épongeant mes dégâts, larmes et café noir.
  • L'amour, ça ramollit… j'ai gémit. J'ai ouvert les vannes, je me suis évaporée faut croire, j'arrive plus à m'être sans lui…
  • Arrête, Iggy, ça sert à rien de …

Igrec s'essuie les yeux, trop bouleversée. Des quatre, elle est la seule avec moi à savoir ce que ça peut faire un amour qui se barre. Quelqu'un avec qui on a construit quelque chose au point qu'à force, il devenu soi-même, pour une partie du moins, mais une énorme partie. Quelqu'un qui, en partant, vous arrache la peau et le cœur, quand vos os dessous ils sont devenus de verre. Comme les états changent vite, sang, os, chair, la vie nous balade d'enfer en enfer avec juste quelques aires de repos pour routiers épuisés qui écoutent Macha sur leur CB. Si j'avais pas baissé la garde, les filles, je n'en serai pas là. Il faut TOUJOURS flipper. Celui qui, en temps de guerre, est distrait un seul instant, est sûr de se prendre le prochain obus dans la tronche.

  • Mais ça n'a rien à voir… proteste Igrec.
  • On peut pas rester la main sur le couteau toute sa vie durant… précise Vé.
  • Si ça devait arriver, c'est que ça devait arriver… philosophe Zède.

Sous leur contrainte, je m'habille. Chaudement car il neige fort dehors. Les filles ont enfilé leurs bonnets, leurs écharpes et leurs gros blousons, elles attendent que je fasse de même. Ensuite, plus couverte que la femme de Paul-Emile Victor, je reste plantée dans l'entrée, avec des bras ballants… dans lesquels Igrec fourre deux énormes sacs poubelle.

  • Ses fringues…
  • Non!
  • Et ses cédés…
  • Non!
  • Son odeur aussi… précise Vé qui arrive en traînant derrière elle un énorme sac rempli de chaussettes puantes, de cigarettes, d'encens sans oublier son parfum, Poudre d'escampette.

Elles me poussent dans l'escalier.

  • Où on va? Je demande, en grelottant.

Je n'ai pas mis les pieds dehors depuis une éternité, j'ai l'impression d'avoir été très malade ou d'être la rescapée solitaire d'une bombe H.

  • On va suivre ses traces dans la neige… m'informe Vé.

Je remarque qu'elle tient le chat en laisse.

  • Qu'est-ce que tu fiches avec cette bestiole? Je m'étonne.
  • Rachid veut bien nous aider à retrouver son putain d'enculé profond de maître…
  • Mais la neige étouffe les odeurs… j'émets faiblement. Et les chats ne sont même pas faits pour ça…
  • Les chats ont un pif très particulier!
  • Ils voient même avec dans la nuit!
  • Et Rachid, c'est pas un chat comme les autres!
  • C'est un chat afghan, dressé à retrouver les gens égarés dans la vallée du Panshir!

Je ne vois pas le rapport mais bon, si elles y croient. Nous nous mettons en marche, à la suite de Rachid qui marche avec précaution, les pattes recouvertes de quatre chaussons en cuir, cousus par la mère d'Ixe dont c'est le métier de retraite. Chausseuse pour chats. La mère d'Ixe. Elle m'aimait beaucoup, elle était veuve, une jolie veuve, la cinquantaine, douce et blonde. Elle était ravie de m'avoir comme belle-fille. J'étais drôle et sérieuse, je me passionnais pour ses histoires d'enfance, une fermette en Scandinavie profonde avec un père pasteur et une mère conductrice de traîneaux… quand la copine précédente de son fils ne venait jamais que pour bâfrer et regarder MTV qu'ils ne captaient pas chez eux. J'étouffe un sanglot.
 
Chemin faisant, les filles me questionnent. Est-ce que je n'ai rien vu venir. Est-ce qu'il y avait un problème entre nous. Le fric, la baise, les enfants.

  • Non, je gémis, rien de rien…
  • Vous étiez beaucoup ensemble ces derniers temps… me fait remarquer perfidement Zède.
  • Plus collés que des timbres sur une enveloppe… grince Vé.
  • Pas plus qu'un autre couple, je proteste… et puis les filles… quand on a un jules, c'est pas pour l'astiquer, le mettre en vitrine et le sortir qu'à certaines occasions… merde!
  • Iggy a raison, appuie Igrec, en plus, vous êtes injustes, elle avait ses jours sans Ixe… ils n'étaient certainement pas des Monobios!

Les Monobios, ce sont des gens qui ont mal viré. Au départ, c'est un couple normal, mais peu à peu, de même qu'il existe la maladie du célibataire terminal, ils se mettent à développer le syndrome unicellulaire. Ils font tout ensemble, ils pensent, mangent, travaillent ensemble. Ils aiment aussi toujours les mêmes choses qu'il s'agisse de films, de betteraves en gelée ou du dernier discours de Jacques Chirac. Ils se mettent à fréquenter les mêmes malades qu'eux, les partouzes en moins ça va de soi. Et à force d'évacuer tout individu qui, dans leur entourage, ne rencontre pas le total assentiment de l'autre, ils se retrouvent seuls. Et alors, parvenus à ce stade terminal, ils ne font plus qu'un, au point d'être parfois plus stériles qu'un bodet du Poitou ou une boîte de Pétri.

  • You're right, admet Vé, mais ça fout les boules quoi…
  • Tout ça pour ça… précise Zède, on aimerait bien comprendre…
  • Une même cause produit le même effet… insiste Vé. On n'a jamais vu un couple bien ensemble se séparer brutalement! jamais!
  • Jamais! Crie Zède à son tour. Ce n'est pas NORMAL!

Elles ont les foies. Voir quelqu'un guérir d'un cancer et puis pof, crever deux ans plus tard d'un cancer généralisé en une seule seconde, c'est terrifiant et c'est pas juste. Et elles ? Chez ceux et celles qui sont seuls, il y a toujours au fond de soi la petite étoile qui fait dire que l'on n'aura pas vécu toute cette merde en vain, et qu'un jour, comme tout le monde, on aura sa chance. Alors, est-ce qu'elles sont en train de se casser le cul à essayer de se trouver un jules pour ensuite se retrouver comme moi, à la morgue, par ici la sortie ?

  • Les filles, je dis d'une voix lasse, le pire est que je ne vous mens pas… tout allait bien… on avait décoré le sapin de Noël, on se tâtait pour faire la crèche, on devait partir à Venise en février… j'avais même déposé une demande d'adoption pour Rachid…
  • Merde alors…

Les trois, dans un souffle sidéré. Comme moi écoutant Ingrid, la mère d'Ixe. Les hivers sous la neige, les traîneaux, les chiens aux yeux bleus de glace, la petite maison qui fume à la lisère du bois et le père d'Ixe, ne croyant soudain plus dans la nature unique et indivisible de Dieu et du saint Esprit… et se tirant alors un matin d'hiver, brutalement, une balle en plein chef. Décidément, ça devait être de famille, cette thermodynamique instable et radicale.

  • On avait même fait l'amour la veille, si vous voulez tout savoir… je gémis. Même que nous avions joui ensemble 10 secondes montre en main …
  • Alors LA, je ne comprends vraiment plus RIEN! s'exclame Zède.

Qui ne sait pas encore tout à fait ce qu'est un orgasme.

  • Quelqu'un l'a ensorcelé! Braille Vé. Cette fille est une SORCIERE!
  • Du calme… marmonne Igrec. On ne sait pas tout de la vie, les filles…
  • Ni de l'affaire… je dis, même si ces mots m'arrachent la langue.
  • C'est ici…

C'est Rachid qui a causé. Il n'y a que moi à l'avoir entendu, normal, et puis les trois autres sont trop occupées à se con-gémir, au point qu'à les entendre, on croirait une émission sur les phénomènes paranormaux. J'écarquille les yeux sous la neige qui tombe dru. Rachid s'est arrêté devant une porte en bois, sculptée, que je pousse d'une main tremblante… Derrière, il y a un petit jardin recouvert de neige, et dedans, il y a une 205 enfouie sous la neige également, avec deux personnes assises à une petite table. Ixe et une femme, qui se parlent main dans la main, yeux dans les yeux, le reste, je préfère pas savoir. Ils se tiennent sous la neige, indifférents au froid et aux flocons, tandis qu'à leurs pieds, un persan gris et gras profond se lèche les pattes…

  • Merde alors…

Lâche un chœur de cinq voix, nous et le pauvre Rachid.

  • Qui êtes-vous? Demande le siamois en levant des yeux verts d'enculé profond sur nous.
  • Je suis euh la femme d'Ixe… je balbutie. Sa petite femme…
  • Ça m'étonnerait! Ricane le chat. Sa petite femme, c'est ma maîtresse, y vont se marier et je serai leur témoin!
  • Menteur! Glapit Rachid. Voleur! Bâtard de ta race maudite!

Les deux chats se jettent l'un sur l'autre. Les copines, elles, sont comme figées, et personne ne semble nous avoir entendus, les chats et moi. Les deux autres continuent de se parler, yeux dans les yeux, etc.

  • Merde Ixe! Crie alors Vé. Tu vois donc pas que Iggy est là?!
  • Quiparle? Demande Ixe en regardant autour de lui, plus hagard que si on l'avait brutalement sorti de son sommeil.

Il mettait des heures à se réveiller, par strates et en se frottant les yeux, le nez contre mon dos. Je sers les poings et les yeux, dès fois, ça évite de pleurer. Je ne survivrai pas de ne plus voir Ixe se réveiller à côté de moi.

  • Moi! Vé! Je te cause! Et je te dis qu'Iggy est là!
  • Je ne vous connais pas… remarque Ixe. Ni les autres qui sont avec vous… que me voulez-vous? J'ai payé mes impôts, mes factures, mes amendes, alors fichez moi la paix!
  • Tu ne me connais pas? Je demande d'une voix vacillante. Mais je suis Iggy! Ta petite femme!
  • Qui ça? Grogne en fronçant les sourcils Ixe.
  • Iggy! Hurlons-nous toutes en chœur.
  • Qui sont ces nazes? Demande alors la fille.

Elle a les cheveux blonds, longs, des yeux clairs mais elle fait un peu vulgaire, si vous voulez bien recueillir mon opinion. Elle porte un fuseau avec des bottes à talon, une doudoune blanche et un serre-tête rose dans les cheveux.

  • Je ne sais pas, mon cœur… j'aimerais comprendre ce que font ces fonctionnaires du ministère de l'Intérieur dans notre jardin… énonce froidement Ixe.

Notre jardin.

  • Peut-être est-ce les factrices pour le calendrier des Postes? Suggère la pétasse. Je vais aller chercher mon porte-monnaie…

Elle se lève et se dirige en se dandinant vers le fond du jardin où se trouve une sorte de mobil home dont elle ouvre une porte qui grince sinistrement dans l'air glacial. Quand je pense à notre petit deux-pièces douillet avec les photos de nos voyages et les objets du monde entier… on nage dans le plus parfait délire et je souffre mille fois plus que s'il était parti avec une châtelaine.

  • Oh Ixe… Dit alors d'une voix douce Igrec. Tu ne te souviens vraiment pas de nous?
  • Vraiment pas! Assure Ixe d'un air ennuyé. Désolé! Ma femme revient de suite avec les sous pour le calendrier!

Ma femme. Un lourd silence se fait, aggravé par la neige qui tombe, tandis que les deux chats ont cessé de se battre, et que Rachid darde des yeux immenses, éplorés, sur son ex à lui.

  • Tu mens! Je crie alors. Je veux bien admettre que tu me plaques…
  • Ah c'est bien ça! appuient les filles qui ne savent plus quoi dire.
  • Mais que tu ne te souviennes pas de moi, ça c'est le truc de TROP! Tu ne peux PAS me faire ça!

Ixe lève un regard outré.

  • Mais je ne vois pas qui vous êtes! Proteste-t-il. Je n'y suis pour rien si vous avez trop bu à la saint Nicolas et que vous avez la mémoire malade! Merde!
  • Malade toi-même! Je braille. Rappelle toi, je suis Iggy, j'adore le poulet aux citrons confits et être caressée comme un chat dans la nuque ! et toi tu te damnerais pour un rêne en gelée cuisiné par ta mère scandinave… même que ton père s'est suicidé à cause du saint Esprit qui était deux!
  • Très intéressant… ironise Ixe. Les filles, je vais devoir appeler les flics si vous dégagez pas le plancher avec votre sale bestiole!
  • Sale bestiole! S'étrangle Rachid. Mais je suis TON chat! Rappelle toi Maître!
  • Erreur, son chat, c'est MOI! Glapit le siamois.

Et les voilà qui recommencent à se mordre la queue.

  • Dis lui les mots tendres que tu lui disais… me chuchote Igrec. Peut-être que la mémoire lui reviendra à ce branque…
  • Mon cœur, mon traîneau, mon rêne joli…
  • J'appelle les flics! Crie Ixe. C'en est trop! On a quand même le droit d'avoir la paix le jour de la sainte Pélagie bordel!

Le voilà qui tapote rageusement, sous nos yeux impuissants, le numéro des flics sur son mobile…

  • Chéri! Je prends le calendrier avec les p'tit chats ou celui avec les drames humains de la circulation routière?

Braille sa pouffe en sortant de leur tôle.

  • Bichonbichon, je murmure, toute rougissante. Mon Bichondesbichons…
  • Mon Bichondesbichons… reprend le chœur, sidéré, de mes copines.

Ixe s'arrête de taper sur son portable.

  • Iggy?

Il demande d'une voix tremblante.

  • C'est moi… je bafouille.
  • Oh Iggy…il gémit. Il ne fallait pas venir ici…
  • Reviens! Je parviens à articuler. Reviens ! Dis moi que c'est un cauchemar, une mise à l'épreuve, une…

Je me mets à pleurer et le cercle des copines m'entoure, ému et révolté. Rachid gémit, il s'accroche de ses pattes aux jambes d'Ixe, qui le repousse.

  • Chéricaille, c'est qui cette fille?

Demande la voleuse qui arrive en se dandinant toujours sur ses moches fesses serrées dans son fuseau de pouffe.

  • C'est euh…

Ixe n'arrive pas à terminer sa phrase.

  • C'EST SON EX! Braille Zède.
  • Son EX?! S'exclame la fille. Mais il n'y pas d'ex! ça n'existe pas!
  • Iggy existe bel et bien, tiens regarde… grogne Vé en me poussant vers elle.

Je me tiens, bête et en larmes, devant elle. Ixe a mis sa tête dans ses mains, et ne bouge plus.

  • Je suis désolée ma petite, rétorque d'une voix glaciale la fille, Ixe est à moi maintenant! Je ne suis pas serrée du bonnet au point de croire qu'Ixe n'a pas eu de vie avant moi… mais sorry girl, cette vie est désormais fi-nie!
  • Ixe et Iggy, c'était le Couple Mythiquede l'Année ! Celui qui permettait aux filles seules de ne pas se flinguer! De croire encore en un Avenir! Braille Zède pour sa part.
  • Tu peux pas le briser en égoïste mesquine et individualiste! S'exclame pour sa part Vé. Il faut penser aux autres!
  • Va briser un couple depuis longtemps ensemble et qui est usé jusqu'au sommier! Là, on comprendra! braille encore Zède.
  • Ah non! Proteste Igrec. Qu'elle ne brise rien d'autre surtout!

Les deux autres grommellent.

  • Mais enfin, vous sortez d'où les filles? S'écrie la nana. C'est la vie! Y a les ex, celui ou celle avec qui on est, et après ma foi…
  • Oui mais ça ne s'est pas passé de façon normale… je parviens enfin à articuler.
  • Comment ça «de façon normale», s'excite la fille, à propos, je m'appelle Candie… c'est un drôle de nom Iggy, ça vient d'où?
  • C'est le diminutif de Geneviève Pou, je réponds mécaniquement… je… euh… j'étais avec Ixe le soir du 15 décembre, et le lendemain matin, aux aurores, le 16 décembre, il me quittait… sans une seule explication!
  • Ah elle est bien bonne celle-là! S'esclaffe désagréablement Candie. Mais qu'est-ce que ça aurait changé les explications?!

Je ne sais pas, c'est vrai au fond. On espère toujours que quand on s'explique, l'autre avant tout s'explique avec soi-même, et revienne à la raison. C'est toi que j'aime. Alors je me mets à crier, éperdue.

  • Mais enfin, de quel trou sors-tu?! J'ai un mec depuis deux ans, je suis bien avec lui, il est bien avec moi! il me le dit, tout le monde nous le dit! au point qu'on gagne la médaille du Couple Mythique de l'Année, et que je m'apprête même à arrêter la pilule!!!! quand un soir, ce mec, MON mec, sort et rentre au petit matin, déglingué, me disant je pars, j'ai rencontré la…

Femme de ma vie. C'est complètement anormal. Je veux dire, ce n'est pas possible, ça n'existe pas. On ne peut pas se faire plaquer comme ça

  • Sorcière! Crie d'ailleurs Vé.
  • Vaudouiste! Crie de même Zède.
  • Les filles…
  • Je n'ai pas d'explication à te donner, me réplique Candie, glaciale. C'est comme ça, c'est la vie! Aujourd'hui ici, demain ailleurs! L'amour n'a aucune morale, ma fille, tu devrais pourtant le savoir… à ton âge!
  • Ma fille! Ton âge! Non mais elle se prend pour qui cette connasse! S'excite Zède.
  • Quelle triste vision de l'amour… Sanglote Ygrec, pour sa part.
  • Les filles…
  • Connasse toi-même! Proteste Candie. Je suis sûre que t'as même pas de mec!
  • Qu'est-ce que ça peut te fiche, la Barbie hein? Grogne Zède.

Qui est devenue toute rouge.

  • Je suis diplômée en médecine légiste animale! Braille Candie. Je dissèque des cadavres à longueur de journée! Trouve moi une Barbie capable de faire ça !
  • Les filles!!!!

Nous nous arrêtons net. C'est Ixe qui a crié.

  • Candie et Iggy ont raison… chacune à leur façon…
  • Et faux cul avec ça… grogne Vé.
  • Et moi? Miaule Rachid. Qu'est-ce que je deviens dans tout ça?
  • Tu fais partie du lot, chéri… glousse le siamois.
  • Il n'y a pas d'explication à proprement parler… dit encore Ixe d'une voix brisé.
  • Ah tiens, qu'est-ce que je disais…
  • Mais je veux parler à Iggy, seul à seule… je DOIS lui parler…
  • Chéricaille!
  • Ne t'inquiète pas, Candie chérie… la rivière ne coule pas deux fois au même endroit…

La rivière, deux fois, au même endroit, quel toupet, mais Ixe m'a pris la main, et sous la neige folle, nous nous éloignons tandis que les autres rentrent à la queue leu leu dans le mobil home. Je me souviens. L'été dernier, on avait loué une caravane, c'était en pleine nature, au Canada. Il faisait merveilleusement beau, on était loin de tout, en pleine forêt, on vivait doux et tranquilles, heureux comme des enfants, au point que même si on ne se parlait pas, à certains moments, on était encore plus l'un avec l'autre. Comme j'aurais pu deviner que. Mes yeux se brouillent à nouveau… je trébuche.

  • Iggy, me fait doucement Ixe, je te jure que ça m'est tombé dessus…
  • Mais tout allait si bien… je sanglote. On était heureux, tu disais toi-même que tu n'avais jamais été si bien avec une fille… on parlait même d'avoir un enfant…

Ma voix se brise.

  • C'était vrai Iggy, je te le jure… me répond Ixe avec force. Je ne t'ai jamais menti mais…
  • Alors pourquoi tu me quittes si brutalement pour cette pour cette… je bafouille, désespérée.
  • C'est comme ça, Iggy, me dit d'un ton triste Ixe. Je ne peux PAS te l'expliquer… je l'ai vue il y a quelques jours…
  • … à votre soirée de mecs, je crache amèrement.
  • C'était une soirée de mecs, je te jure! Mais Bé est venue avec sa cousine, Candie, fraîchement débarquée pour les vacances… il ne pouvait pas la laisser seule alors que son mec venait de la plaquer… Cela faisait 7 ans qu'ils étaient ensemble!
  • Quoi! Je crie. Mais c'est pas vrai, qu'est-ce que vous avez tous dans le cœur? de la merde?! Et puis c'est quoi cette histoire, elle se fait planter et deux jours après, elle se trouve un mec qu'elle pique à une pauvre fille qui va mettre dix ans avant même de pouvoir même se faire toucher les miches?!

J'ai envie de le supplier à genoux, de toutes mes forces, de rester avec moi, même s'il ne m'aime plus. Tout plutôt que pas lui.

  • La vie n'est pas une moralité de l'histoire… grogne Ixe. Ne sois pas infantile…
  • Je m'en fiche! Je crie en pleurant à nouveau. Je t'aime! Je t'aime comme je n'ai jamais aimé quelqu'un! Pour de vrai! Sans fantasme ni tourment! Sans illusion!
  • C'est peut être ça justement… bredouille Ixe.

Il a l'air perdu.

  • Quoi?! Je braille. Mais quand on s'est rencontrés, des mois j'ai tremblé de te perdre … alors que rien dans ton comportement indiquait que tu étais de la race des salauds… ces mecs qui aime pile un jour, face un autre, courant d'une femme à l'autre comme des consommateurs éperdus dans une grande surface… même que toi tu me disais que j'étais bien bête de flipper comme ça… que tu étais un type réglo… et aimant…
  • Mais c'était vrai! Je SUIS comme ça!

Je veux le frapper, mais il évite, sans mal, mes coups hagards. Je me laisse tomber par terre et je pleure dans la neige. Tout est blanc, froid, inutile.

  • De toute façon… murmure doucement Ixe, ça n'a rien à voir… vraiment rien à voir du tout… j'ai vu Candie et ça m'a frappé comme jamais je n'avais été frappé de ma vie… j'ai su que c'était elle!
  • Mais ça n'existe pas, Ixe, je murmure d'un coup éreintée, ces choses là n'existent pas…
  • Je le croyais aussi, me chuchote en retour Ixe, mais ça m'est arrivé… je te jure que moi aussi, je n'y croyais pas…
  • Oh Ixe, qu'est-ce que je vais devenir sans toi…
  • Pardonne moi, Iggy, jamais j'aurais voulu te faire subir une telle chose…

Je ne parle plus, je pleure. Ixe pleure aussi. Quel stupide tableau.

  • Et si toi, tu m'avais fait la même chose, j'aurais réagi comme toi… sanglote Ixe. J'aurais été au désespoir et j'aurais cru à un sortilège…
  • Je ne veux plus vivre, je préfère mourir! je crie, je n'aimerais jamais quelqu'un comme toi et jamais je n'aurais d'enfants! C'est IMPOSSIBLE! Il est trop TARD!

Je me laisse tomber sur la neige, petit paquet morveux et fumant. Je me frotte le visage dedans, je m'y roule, on retrouvera mes os et ma graisse congelés, on dira, encore un drame de l'hiver, une femme est morte sans amour fixe. Ixe s'agenouille près de moi, il me serre contre lui et nous pleurons ainsi, longtemps, dans les bras l'un de l'autre. Nous repensons, lui comme moi, une dernière fois, aux innombrables images qui parviennent en à peine deux ans à construire un amour qu'on appelle sa vie, parce que sa vie, c'est ça. Images du quotidien, images des mots doux, images des caresses, image du Canada, de l'Inde, des balades dans la forêt, des larmes, des rires.
 
Je vais mourir, après, c'est sûr. Je ne peux QUE mourir.
 
Je ne mourrai pas. On ne meurt pas parce qu'un amour vous quitte. Il paraît que c'est ça qui est triste. Parce que ça veut dire que l'amour n'est pas unique et que si l'amour n'est pas unique, il n'existe pas. Du moins pas plus que le manteau ou la photo que vous avez chez vous qui existent en milliers d'exemplaires à travers le monde. Je ne mourrai pas, mais la vie sera atroce durant au moins un an. J'ai le cœur long.
 
Quand je sortirai enfin de ma première douleur, Vé sera en couple depuis bientôt six mois et Zède aura commencé une thérapie de groupe, avec d'autres célibataires terminaux. Rachid m'aura entièrement adoptée comme s'il n'avait jamais connu Ixe. Et Igrec, elle, aura accouché d'une petite fille, mort-née, et elle aussi, elle plongera en ce lieu où les gens vont quand il n'y a plus rien en eux, durant un temps ou pour toute la vie.
 
Je devrais tout réapprendre, comme un accidenté de la route qui est resté une année dans le coma. Je réapprendrai, parce que si je n'ai pas pu mourir, il faut au moins que je vive. Mais les filles, que vous soyez seules ou en couple, baissez jamais la garde, l'ennemi est toujours là, avec son souffle, qui vous guette. C'est le cauchemar que l'on a toutes en soi, la disparition d'autant plus brutale, violente, qu'elle était improbable. Il n'y a pas de solution, à moins de ne jamais aimer personne. J'aimerais vous rassurer. J'aimerais vous dire qu'il y a eu des signes avant-coureurs, mais non, il n'y en a pas eu. Pas plus qu'une brutale crise cardiaque chez celui qui courait encore le marathon la veille. C'est comme ça, c'est la vie, qui reprend ce qu'elle a donné aussi vite qu'un joueur à la roulette perd jusqu'à ses chaussettes.

Leave a Reply