Terrorismes

J'ai écouté la radio ce matin. Ils prévoyaient une journée rose, ça voulait dire sans trop d'effusions de sang. Risques d'attentats sur la ligne B du Rer, tirs de rockets envisageables mais peu probables sur les pistes cyclables de l'Ouest parisien. Rien de grave donc. J'ai juste pris un parapluie anti-nucléaire et mes pilules contre l'agent orange, qui transite désormais par les pigeons.
 
Et je suis partie me confesser.
 
J'étais en effet au chômage. Je devais en conséquence aller une fois par jour me confesser au Presbytère de l'Emploi, afin de les assurer de la pureté de mes intentions professionnelles. On avait droit à trois offres de travail, après on était bannis de la Paroisse et on rejoignait la cohorte des Sans. Ni Dieu ni Moyens. J'étais diplômée en philologie orientale. D'accord ça ne sert à rien, mais est-ce une raison pour avoir glissé dans les trois offres, celle d'une vendeuse de fouets pour dames, moi qui ne fouette pas même les oeufs. Une autre pour un gardiennage de nuit dans une fabrique de bouffe pour chiens, moi qui, pour longtemps encore, me couchera de bonne heure.
 
Quant à la troisième, ce jour même, c'était la tartufferie ultime. J'étais en effet supposée aller vendre des échantillons d'urine porcine à des usagers d'un grand supermarché, afin qu'ils se prémunissent contre l'anthrax. Là, j'ai craqué.
 
–          Vous plaisantez ! Trois Doctorats dont un traduit en perse, pachtoune et grec ancien pour aller vendre de la pisse de porc !
 
Que j'ai dit à ce jeune crétin, mon Confesseur de l'Emploi, qui sort tout droit du cervelet droit d'HEC. Ce qui laisse à supposer que lui non plus n'a pas trouvé de troisième offre à sa compétence.
 
–          Non mademoiselle ! Il a presque crié. Je ne plaisante pas ! C'est votre dernière danse ! Libre à vous de ne pas la moisir, d'autres en profiteront toujours allez… une telle baleine… les pieds au chaud, un sandwich au pain à dégueuler et un biquet de Rer zone 4 en crime…
 
Il avait un problème d'élocution. HEC et j'te bafouille. Et moi, je suis peut être un cas particulier, philologie orientale, mais le gars qui était à côté de moi, jeune cadre des plus banals, il cherchait dans cette vieille lune, l'informatique. Eh bien ça ne semblait pas plus dynamo-porteur, comme ils disent maintenant. Il est reparti avec sous le bras, une offre de chasseur de moustiques, c'était à cause du « ique ».
 
Pour dire que l'époque, je ne sais pas si vous la vivez, mais c'est pas facile.
 
J'ai dit alors à mon jeune crétin de confesseur de bien vouloir aller s'enfoncer dans le cul sa machine à actualiser la carte à puce magnétique greffée à même le bras du Supplicateur d'emploi. Il a fait celui qui n'avait pas compris.
 
–          Vous faire enculer quoi, je lui ai précisé.
–          Dehors ! Il a crié. Dehors ! Vous êtes radis !
 
Radiée. Son problème d'élocution. Mais je m'en fichais car en fait, j'étais rentière. Depuis hier. Mon aïeule, âgée d'un siècle, s'était décidé à rompre son contrat de vie, comme on disait maintenant, car le mot « mort », présent en surabondance dans les actualités, les faisait tous pleurnicher sous les draps. Ce qui fait qu'on l'avait pléonasmé pour pas décourager la Courneuve ou Billancourt.
 
Ainsi, paix à sa couenne, grâce ma Nanie des Ardennes, j'avais touché une somme rondelette, hier au soir, devant notaire et catafalque ouvert. J'étais donc riche. Pas à millions, mais tout de même assez pour voir le nuage radioactif des Sans s'éloigner de moi, ainsi que mon J'te bafouille, à qui je pouvais proposer, ah quel bonheur, d'aller se faire ennuyer. Comme il aurait dit.
 
Et j'allais pouvoir faire les boutiques ! J'avais envie de faire des folies, avec des vêtements taillés dans des matériaux coûteux mais médicalement ultra protecteurs ! La folie ! J'ai descendu la rue. Je surplombais les masses, je suis une grande femme. Les gens marchaient vite, car ils avaient peur. Les attentats. Les tueries. Les traquenards. Et aussi les Confessions. Que faites-vous là. Vous n'êtes donc pas en train de travailler. Voleurs. Feignants. La France fout le camps, mon Général.
 
J'ai pris le métro, tout le monde regardait tout le monde. Journée rose. Un homme, lourdement habillé, attirait tout particulièrement les regards. C'était un être d'origine basané, et tout en lui semblait faire tic tac. Le fait qu'il fasse près de 0 degré ne semblait pas suffire aux usagers, rapport à son habillement. Aussi s'écartaient-ils de lui, ostensiblement. Il avait donc quatre sièges à sa disposition. Crânement, je me suis assise en face de lui.
 
–          Montparnasse, c'est dans cette direction ? Il m'a requise.
–          Voui, j'ai répondu.
 
C'était même pas vrai. Mais j'avais sauvé les gens de Montparnasse.
 
–          Vous descendez à Montparnasse ? Il m'a ensuite demandé.
–          Non, j'ai rétorqué, j'y descends pas.
 
Souhait-il me sauver la vie. Ou au contraire, me gober dans les statistiques de la journée. Le corps détaché d'une jeune femme de 39 ans, vêtu d'un poil de chameau et d'une jupe mauve, a été retrouvé non loin, quatre membres, une tête, de la dépouille de son kamikaze.
 
–          Vous descendez où alors ?
 
Il a insisté, le lourdaud.
 
–          Ca vous regarde ? J'ai demandé, pas fort aimable c'est vrai.
–          Non, il a bafouillé, mais ça me rassurerait… de savoir où vous descendez…
–          Ah tiens, j'ai dit, ironique, et on peut savoir pourquoi…?
–          Eh bien je me dis… il a marmouillé… qu'en compagnie d'une belle femme comme vous, rien de néfaste ne peut m'arriver…
 
Ah tiens. Une belle femme comme vous. Il a passé sa langue sur ses lèvres. Il avait un beau visage, à la Oussama, mais sans la barbe, voyez. Mourir pour des idées, oui mais de mort lente, lalalala. Avait-il seulement consommé, un jour, de la chair de femme c'te pauvre hère ? Je veux dire, sexuellement. Ou allait-il mourir, vierge, pour s'en aller hardiment à la dépucellisation des 70 promises de son Paradis à lui, façon sexe du pauvre.
 
–          Vous avez peur de quoi au juste ? J'ai demandé froidement.
–          Des terroristes… il a murmuré, en rougissant. Quels qu'ils soient. J'ai peur que je meurs…
–          Ah.
 
J'ai juste dit. C'était peut être juste un piège. Ceci dit, j'avais jamais entendu dire que les meurtriers attentatistes parlaient avant de commettre leur crime, sur le lieu dit, avec leurs futures victimes, tout en leur demandant la direction de ce même lieu.
 
J'ai haussé les épaules. Et je me suis alors plongée dans le Libération du jour. Cent dix pages de meurtres, d'attentats, de guerres, de règlements de comptes. Assassinat dans les allées de ce vieux Bon marché de monsieur Goujon, chef de rayon, par une employée parfumerie. Qui, je cite « en avait plein le cul d'avoir ce fichu morpion de Goujon collé au lieu dit sous le fallacieux prétexte de vérifier sa cadence de vente ». Au Bon Marché ! Jamais on aurait vu ça au temps où je fréquentais l'école des Sœurs, à côté…
 
A part ça. Tuerie dans un lycée de la ZEP, Zone d'Enfer Périphérique. Un élève de onze ans tue à l'arme chimique son professeur de biologie, au motif que ce dernier lui avait demandé de bien vouloir cesser de mâchouiller son Burger King, ça faisait des miettes. Ils étudiaient la drosophile quand la bombe avait explosé, tuant monsieur Chamelier sur le coup. La Censeur et l'équipe pédagogique étaient sous le choc, les élèves jouaient au foot dans la cour en attendant bon ben alors quoi.
 
J'ai soupiré. Le kamikaze regardait par dessus mon épaule. Il avait l'air horrifié par ce qu'il lisait. Et moi j'ai horreur qu'on lise par dessus mon épaule, j'ai fermé le Libé d'un coup sec. Il a étouffé un petit cri, et je suis descendue.
 
–          Ce camaïeu de mauve et d'orange vous va à ravir… a roucoulé la vendeuse, une belle jeune femme qui avait dû faire quinze années d'étude rien que pour me dire ça.
 
J'étais rentrée dans une boutique de vêtements luxueux. Du nylon permanganaté, qui protège des rayons ultra-violets. C'était très cher, mais face au cancer, peut-on lésiner. Alors que nous dissertions sur les lèvres et les camaïeux, un cri a retentit devant la devanture, protégée de panneaux électrifiés invisibles. C'était juste un Sdf qui s'était fait marcher dessus par une cliente qui sortait un peu pressée de la boutique. Comme elle était chaussée d'un 4×4, le Sdf n'était plus de ce monde, et il a fallut appeler le service nettoyage.
 
–          Les gens devraient faire un peu attention, a râlé la vendeuse, ça salit mon pas de porte…
 
Je me suis sentie bizarre. J'ai repensé à mon enseignement de religion. Ce n'était pas il y a si longtemps, trente ans quoi, chipotez pas. Quelque chose ne collait pas avec tout ça. Je n'aurais peut être pas dû être en train de disserter sur les camaïeux alors qu'on mourrait beaucoup autour de moi en ce moment. En même temps, ils avaient fait les croisades et les Evêques portaient des vêtements coûteux, alors ils n'avaient pas à me turlupiner la Conscience. Profil bas, moi je dis.
 
Je suis sortie de la boutique en faisant attention aux restes du Sdf. J'ai aperçu des enfants entassés dans une poussette poussée par une fillette à peine plus âgée que l'aîné d'entre eux. Une petite Asiatique. C'est un souci. Ca se fait de plus en plus, le travail des enfants, pour des enfants. Les gens bossent, et il faut bien garder leurs petits. Les enfants riaient et la petite Asiatique serrait les dents, la poussette était lourde.
 
Des enfants. J'ai chassé leurs rires de mes yeux en agitant ma main, fraîchement gantée de soie anti-radioactivité, pour ne pas être parasitée par cette image. Je vis seule depuis que le Renard est parti chasser ailleurs. Je n'ai donc personne avec qui planter la petite graine dans ce sac nutritionnel dénommé utérus. Le Renard, j'ai toujours su que je n'arriverai pas à le garder. La concurrence était devenue trop rude. Un homme pour six femmes. Parce que beaucoup d'hommes n'ont pas suivi le Progrès. Ils considèrent que rien d'être assis au restaurant à côté d'elle, la dame, ça lui suffit. Mais non, ça ne lui suffit pas. Ca ne suffisait déjà pas à mon aïeule des Ardennes, alors hein, c'est pas de nos jours qu'on va s'en taper les mains de satisfaction.
 
Le Renard, il avait toujours une cohorte de femmes à ses poils. Les ex, qui ne décrochaient pas, et les rencontrées par hasard, qu'on met de côté dans un coin, au cas où. Le Renard s'est lassé de moi quand j'ai commencé à lier l'orgasme à la fécondation. Ensuite, j'ai rampé pendant au moins six mois pour sortir de ce bourbier à l'afghane. Et j'ai perdu mon emploi du moment, vu que j'avais plus le cœur à rien. Après, ça a été le coup des trois offres, comme une vieille fille au bal à qui on présente trois rogatons en lui disant qu'elle ne peut plus faire la difficile ou c'est branlette à vie dans des cartons sur le trottoir.
 
Chié. Je suis rentrée dans une boulangerie.
 
–          Bonjour madame, a récité la commerçante, d'un air joyeux, sous son masque. Qu'est-ce qu'il vous fallait lalalala…
 
Elle portait un masque chirurgical sur la bouche, trente années qu'on nous promettait que la grippe aviaire se lasserait des poulets.
 
–          Un pain au chocolat, s'il vous plait…
 
Elle a saisit un pain au chocolat dans sa vitrine avec une pince très longue, comme si c'était un scorpion très dangereux.
 
–          Vous le faites cuire au moins une heure, elle m'a précisé, c'est plus prudent avec les miasmes des immigrés…
–          Plait-il ? J'ai demandé, interloquée.
–          On les fait faire en banlieue, c'est moins cher, et en banlieue, y a beaucoup de… enfin vous voyez quoi…
–          Mais je croyais qu'on avait tout rasé ! Je me suis vertement exclamé.
–          Ca repousse, ça repousse… elle m'a dit d'un air bizarre.
 
Moi aussi, je me suis sentie bizarre. Qu'est-ce qui s'était passé dans nos vies pour qu'on dise des choses pareilles. Sans rougir. Quand avant on disait « black » pour noir, et « israélite » pour juif… quand avions-nous trébuchés, nous les habitants du Centre ? Je me revoyais en robe de communiante, mon cierge et ma couronne d'orangers, le prêtre venait d'Afrique, et personne ne prenait des pains au chocolat avec une pince longue d'un mètre.
 
Quelle époque. C'était mieux avant, comme disait le Renard. Avant, on allait au parc, on faisait du toboggan en léchant des faux coquillages aux couleurs folles et sans danger. On cueillait des fleurs, interdites, pas parce qu'elles étaient remplies de toxines, mais parce qu'elles étaient pour les yeux de tous. Et on n'était poursuivis que par le gardien des parcs et Jardins, quand maintenant, les enfants sont la proie des Crs, des professeurs des écoles et des publicitaires.
 
La contamination est partout, rien n'échappe plus à la dégradation, à la déception, au désenchantement… ce à quoi, J'te bafouille m'avait répliqué, on vous baise pas pour que vous soyez aussi vaginale.
 
Je me suis dépêchée. J'avais un dîner de copines prévu ce soir. On allait examiner les renards sur Internet avec Rita qui boira trop et dira, faut que je trouve verre à mon gosier avant que d'être cancérée du foie. Et Méthylène qui se maquillera pendant dix ans, même si on ne courtise jamais que derrière un écran. Moi je dirais comme d'habitude que j'ai parle six langues dont cinq mortes, que je rêve d'un champs de lavande au pied d'une montagne et que je porte pas de culotte. J'ai repris le métro. J'étais riche, mais je n'avais pas encore les réflexes.
 
–          Vous descendez toujours pas à Montparnasse ?
 
J'ai levé les yeux. En face de moi, était assis le Maghrébin de ce matin. Il portait toujours son gros blouson et à ses sacs, il y avait un pied de sport. Que dis-je, à ses pieds, un sac de gym sans doute bourré de dynamite mortiférante !
 
–          Que me voulez-vous ? J'ai demandé d'une voix ferme
–          Rien, a balbutié le type, je demandais juste si…
–          Non, j'ai répliqué, je ne descends pas à Montparnasse ! Ce métro va à Belleville ! Mettez vous ça dans le crâne !
–          Je n'arrive pas à atteindre cette station… il a gémit.
–          Nul, j'ai marmonné, vous êtes nul.
–          Non, il a vertement protesté, je ne suis pas d'ici, c'est tout…
–          Vous avez des liens avec Abou Gino ? J'ai demandé.
 
J'allais pas me laisser tuer alors que j'étais devenue riche. Abou Gino menaçait de tout faire sauter si on n'autorisait pas les gens à porter des tongs à la Banque de France.
 
–          Qui ? Il a fait en écarquillant ses yeux, nantis de cils immenses.
–          Laissez tomber, j'ai soupiré, si vous voulez, je vous dis comment aller à Montparnasse…
–          Je veux bien, il a rougit, ce serait vraiment gentil…
 
Je lui ai expliqué, plan à l'appui. Il a finit par m'avouer qu'il n'avait jamais vu de plan de sa vie. Qu'il ne savait pas lire, ni écrire. En 2029 ! Avait-il traversé nos mers à la nage, depuis l'Afrique, ce qui expliquerait le sac de sports à ses pieds et son analphabétisme crasse. Où étaient ses papiers. Pourquoi ne les portait-il pas autour du cou, comme exigé par la Loi, concernant tout étranger-pas-d'ici afin de moins fatiguer la langue de la Police, vos papiers.
 
–          Et qu'est-ce que vous allez y faire à Montparnasse ? J'ai plutôt choisi de demander.
–          Eh bien… il a regardé ça et là autour de lui.
 
Allait-il me faire une révélation explosive. J'ai serré les poings.
 
–          J'aimerais tant manger une crêpe… il a confessé.
–          Nooon…
–          Si ! Une complète… ça serait Merveilleux !
 
Il a dit ça avec l'air exhalé que je verrais bien chez qui découvre les 70 promises derrière la porte, devant laquelle s'encadrent saint Pierre, saint Mohamed et saint Isaac, touchez pas c'est pour moi. Etait-il fou, innocent ou menteur. Donc kamikaze. La contamination était partout, je le répète. Ceci dit, il avait l'air de manger du jambon, rapport à la complète.
 
–          Mais euh… pourquoi cette envie aussi euh triviale…
 
J'ai plutôt choisi de demander.
 
–          Ecris mon nom, je suis Arabe… il a déclamé, mais je dénombre une aïeule bretonne dans mon olivier, il m'a aussi expliqué, et comme la Bretagne, c'est plus possible, et que le ghetto breton se situe à Montparnasse…
 
Je comprenais mieux. Il est vrai que les dix énormes pétroliers qui s'étaient échoué sur les plages de la Bretagne, il y a une décennie, avaient quelque peu porté préjudice au PIB esthétique et touristique des lieux. Sans oublier effectivement que les communautés culturello-régionales s'étaient attribuées chacune un arrondissement de la Capitale. On n'y entrait qu'avec le bon patois et l'accoutrement adéquat. Le 1, c'était les homosexuels, le 2, les Juifs, le 3, les joueurs de rap, moi j'étais au 10, les Arabes, les Chinois avaient choisi le 13, finalement, et ma mère, le 16, les enfourrurées.
 
–          Je peux venir avec vous ? J'ai plutôt choisi de demander.
 
Qu'est-ce qui me prenait. Aller manger une crêpe avec un Maghrébin.
 
–          Si vous voulez ! Il a répondu, ravi comme un enfant devant une fleur pour de vrai.
 
Et nous sommes partis manger une crêpe. J'ai dû graisser la pâte du docker qui gardait l'entrée du ghetto, et j'ai offert le cidre. On a discuté. C'était la première offre de ma vie de femme riche, et elle sentait bon le sable chaud. Elle était simple et belle, comme la lavande. J'ai songé à J'te bafouille, et je me suis dit que décidément, j'emmerdais HEC.
 
Il s'appelait Idriss. Sa mère était de Berbérie, avec une mère bigoudène, et son père, un fier Touareg qui montait des chameaux de bois au Manège. Le désert existait toujours mais il y faisait 90 degrés désormais, ah la vie Théodore. Un Touareg restant un Touareg, il continuait donc de monter ses bêtes et ses tentes, même si c'était plus que pour distraire la galerie. Lui, Idriss, il parlait sept dialectes mais n'en écrivait aucun. Il aimait le dessin, les beaux vêtements, et la Bretagne. Au mur de sa chambre, dans le Sonacotra tenu par la compagnie 110 des CRS de Stalingrad, il avait punaisé une carte postale où l'on voyait une barque de bois, échouée sur des galets avec une maison aux volets bleus, derrière. Dans la barque, il y avait une petite fille qui riait, elle avait des tâches de rousseur et ses yeux étaient bleus comme ceux de mon renard enfui.
 
C'était son aïeule, à Idriss. Enfin, d'il y a au moins cent années.
 
Je lui ai avoué ma carte postale secrète à moi. Une montagne rose de Provence, le soleil couchant, et le champs de lavande devant, avec le vert des arbres, le rouge des coquelicots et un vieux cheval tiré par un enfant au crâne rasé. Mon filleul. J'ai parrainé en effet dans cette région reculée, un enfant déshérité qui n'a pas la chance de pouvoir passer sa journée le cul assis sur une chaise, à taper sur son ordinateur de bébé, avec le masque à Bon-air, les électrodes à la cervelle pour aimer Vivendi, l'unique saison, et le foot avec les copains par télé-écran interposé.
 
On s'est dit qu'on allait se montrer nos cartes postales. C'était fort. Chaud. Je dirais même sexuel. Nos fronts se touchaient, nos haleines se mélangeaient, la pomme du cidre, nos yeux partaient ensemble vers les steppes, cheval tiré, barque échouée, ces lointains que l'on ne peut plus atteindre que par.
 
BANGGGGGGGGGGGGGGGGGGGGGGGGGG !
 
Le Front de Libération de la Bretagne. J'aurais tant aimé ne pas exploser. Maintenant que j'avais découvert la beauté de l'ailleurs, l'amour. Mais il est vrai que la Provence est belle, elle aussi, dans la barque d'Idriss. Elle traverse en glissant doucement ce champs de lavande, tandis qu'une petite fille aux tâches de son, aux yeux très bleus, la main dans celle d'un petit garçon au crâne rasé, nous fait un signe de la main, au revoir.

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