Non lieux

Je suis en poings dans le ventre de ma mère. Mon frère me fait face, en poings de même. Alors moi, imperceptiblement, je tire un peu plus fort que lui sur le cordon, ni vu ni connu. Je pompe sournoisement toutes les vitamines et tous les oligo-éléments, le meilleur de ma mère. C'est normal, je suis une fille. Je suis donc plus futée, plus avisée. Déjà, je sais qu'il faut se battre car, comme on le dit pour les augmentations, nul ne le fera pour moi. Les filles, elles doivent tout arracher de toutes les façons possibles.
 
Mais voilà que l'échographe à blouse blanche me dénonce. D'une voix accusatrice, il dit à ma mère que le fœtus femelle tire trop sur le cordon, au point que le fœtus mâle en pâtit. Il est vrai qu'en face de moi, mon frère maigrit. Il fait la tête, s'amenuise, redevient une ombre d'enfant. Il va falloir procéder à une césarienne, il dit ça à ma mère, l'échographe. D'un ton si sévère que l'on pourrait croire que je suis un monstre. Ce sera une césarienne fort prématurée, il précise ensuite avec grande rancœur en manivelant rageusement le siège d'examen. Je lui sabote la délivrance, se justifie-t-il, qui promettait d'être belle. Deux enfants nés d'un seul coup de dés, par voie naturelle.
 
Ma pauvre mère gît sur le fauteuil, écrasée par nos poids respectifs, incapable de se défendre, et de me défendre. Elle fait juste oui, du menton.
 
A la naissance, mon jumeau pèsera la moitié de mon poids. Il devra commencer sa vie, tout seul, dans une couveuse au fin fond d'un couloir qui sent les produits d'entretien, avec des infirmières pressées, talonnées elles-mêmes par des cadences qui n'autorisent pas l'émoi au dessus des nouveaux-nés trop légers. Et moi… Moi je reste seule avec elle, ma mère. Cela devrait être une victoire, du moins un privilège. Seulement voilà, je suis coupable, coupable de ce que mon frère dort seul, ailleurs, dans une petite boîte en verre, quand moi, j'étale ma graisse arrogante aux côtés de celle que j'ai pompée aux dépens de cet innocent.
 
On ne me dit rien, on ne me reproche rien, car cela ne rentre pas dans la jurisprudence des reproches adressés aux enfants. Mais je décide de me punir en ne prenant qu'un sein sur deux. C'est dur, très dur. Alors trois jours après, je craque, je dévore, je fais péché de goinfrerie. On me fait les gros yeux, et ma mère a deux grands bleus qui s'étalent sur le buste. Elle souffre beaucoup, on dirait qu'elle a deux énormes coquards à la place des tétons, c'est déplaisant. On ne peut pas lui en vouloir, dit-on au parloir me concernant, et c'est vrai. Mais je sens qu'il y a comme un reproche, dans la voix qui dit ça.
 
J'ai quatre ans. Je sais qu'il y a une boîte dans leur chambre, aux parents. Avec des choses cachées dedans. Je sais surtout que c'est un secret et qu'il ne faut pas y toucher. La boîte aux secrets, c'est sacré. C'est quelque chose qui nous précède dans la séquence de ces vies qui ont conduit aux nôtres. La boîte aux secrets, il faut la respecter, et il faut la respecter sans même savoir ce qu'il y a dedans. C'est ça qui est le plus beau, disent les parents.
 
Mais c'est plus fort que moi. Alors un jour, à l'heure de la sieste, je rampe comme un sioux dans la chambre où ils dorment, déposés sur leur lit, la bouche ouverte et les tympans fermés par la cire car leur sommeil est fragile, ce sont des gens nerveux. Je parviens à la boîte. Mon frère sue d'angoisse à la porte de la chambre, dépêche toi, il m'exhorte en tremblant. Il dit que nos parents sont terribles, qu'ils détiennent le monde, qu'ils décident de qui peut vivre et qui doit mourir. Il regarde trop la télé, mais moi, j'emporte quand même la boîte.
 
Nous l'ouvrons sous la table de la cuisine. Dedans, il y a des tas de feuilles de papier recouvertes de pattes de mouches, encre noire et fine, nous sommes déçus. Tu parles d'un secret. Alors je me lève. Je vais chercher une grande paire de ciseaux, celui qui sert à découper le poulet du dimanche. Mais mon frère refuse de m'accompagner plus loin sur la route du crime, il s'enfuit dans le jardin en poussant des petits cris de terreur.
 
Qu'importe. Je découpe allègrement ce papier, cricricric, les morceaux tombent au sol, par lambeaux… quand je sens soudain que l'on me soulève en l'air. C'est mon père. Il est fou furieux, et il n'arrive même pas à parler tellement la fureur l'étrangle.
 
Coupable, je suis coupable d'avoir découpé aux ciseaux des lettres d'amour dont l'envoi s'étale sur près de dix ans. Tous ces mots si beaux réduits en petits morceaux pathétiques, devenus anonymes, inutiles, sans plus de réalité, par celle-là même qui leur doit la vie. Toute cette poésie, celle de mon père à ma mère, et vice versa, déchirée, tailladée, ridiculisée… Ma mère sanglote, c'est la première et dernière fois qu'elle pleurera de sa vie. Même quand on coupera la jambe de mon frère, elle ne pleurera pas. Il n'y a plus de poésie, il n'y a plus de poésie, elle pleurniche étalée sur le grand lit d'amour en tapant du poings. Comme si elle avait quatre ans, mon âge. Le monde est laid, laid… sanglote-t-elle.
 
J'ai honte, vous imaginez bien. Mon père m'enferme dans ma chambre durant trois jours. Mon frère couine à la porte pour m'assurer de son soutien. Durant trois semaines, comme une prisonnière, on me lève le matin et on me ramène au coucher. Mon frère n'a pas le droit de me parler, mais je n'ai tout simplement envie de parler à personne. J'ai trop honte. Pensez, des lettres d'amour, étalées sur dix ans, découpées aux ciseaux à viande. Mais il est vrai que je n'aurais jamais cru mes parents capables de ça. De lettres d'amour. Ils n'avaient pas le profil aussi, il faut bien dire, et ils m'ont bien embrouillée ces imbéciles avec la beauté de leur secret. Mon père et son vélo, ses mollets cagneux pointant sous la barre. Ma mère, avec sa chemise de nuit en pilou, ses mots croisés et la caisse du chat. Non, jamais je n'aurais pensé ça, mais je n'avais que quatre ans, à l'époque.
 
J'ai dix ans. Je cours dans la campagne, avec mon frère et un cousin. Il fait chaud, très chaud. Nous nous déshabillons et plongeons dans la rivière. Quand nous sortons, nous nous séchons et cherchons quoi faire tant il fait chaud. Mon cousin suggère une partouze. Avec mon jumeau, on dit oui, oui. On a entendu ce mot quelque part, mais on ne sait pas en quoi ça consiste. Sur ordre de mon cousin, nous voilà étendus sur l'herbe, nus, les uns posés à côté des autres, nous attendons. Arrive ma grand-mère, avec sa canne et sa patte raide. Coucou, vous faites quoi les enfants ? une partouze ! on répond tous en chœur. Voilà qu'elle tombe dans les pommes ; et meurt quelques jours plus tard sans avoir repris connaissance. Des tuyaux enfoncés plein les bras et la bouche. Et les médecins autour qui virevoltent autour d'elle en demandant d'une voix douce, et vous comptez faire quoi de ses organes, et vous comptez faire quoi de ses.
 
Moralité, nous sommes envoyés au bagne. Coupables, nous cassons tout l'été en pleine jungle des cailloux énormes, puis nous faisons trois semaines dans un camps de prisonniers qui finissent en savon. Espérons au moins que vous aurez compris que le sexe est une chose sérieuse, nous disent nos parents quand nous rentrons épuisés et affamés, meurtris.
 
Nous mentons. Oui, nous prétendons que nous avons compris, le sexe, et sa jouissance qui est un fruit trouble. Elle peut vous conduire à tuer, même sans le vouloir, avec les meilleures intentions du monde. C'est là quelque chose de fait qui nous échappe. En vérité, nous n'avons rien compris de ce qui bouleverse et choque autant ces adultes. Nous avons tué une vieille dame rien que par le fait d'être allongés nus sur l'herbe et cela nous échappe. Mais du moins avons-nous compris que la chose n'est pas sans danger. C'est certain. C'est bien, dit notre père, une main sur nos deux têtes, mon frère et moi, c'est là l'essentiel.
 
J'ai quinze ans. En biologie, nous apprenons l'appareil uro-génital des rongeurs. Nous voilà amenés à disséquer chacun un gros rat blanc, tué dans les formes, sous les yeux mouillants du Président qui semble douloureusement contester notre manière de procéder.
 
Mon rat blanc respire encore, à petits coups serrés. J'ai mal dans la gorge, au ventre. Il me jette un regard suppliant, s'il te plait, ne me tue pas, laisse moi encore ronger un peu ma vie… J'ai envie de pleurer. Je tremble moi aussi. J'essaye de trouver un moyen pour me défiler. Mademoiselle, me susurre le professeur qui se tient juste derrière moi. Il porte une grande blouse blanche, il passe sa langue sur ses dents de rongeur, mademoiselle Dugras… Montrez moi de la pointe de votre scalpel, où se trouve l'appareil uro-génital de Gino, le rat.
 
Je me sens paralysée. Je sais que l'on a tous ça, un appareil uro-génital, mais tout de même, je n'ose pas, je n'ose pas montrer une telle chose… d'autant plus que pour la montrer, il faut ouvrir le ventre de Gino le rat. Qui tremble en me regardant dans les yeux, avec le professeur qui attend, comme un chat embusqué dans un dos. Il attend, et alors je fais non, de la tête, non, non…
 
Le professeur en est tout excité. Il ne m'a jamais aimée, je le sais, je sais qu'il me trouve gourde et laide. Je me demande si ce professeur ne m'aurait pas croisée au bagne, avec mon boulet à la cheville et mon air de coupable dès la vie intra-utérine. Le rat Gino a fermé doucement les yeux en attendant que l'on se décide. Et le vénérable professeur se met alors à brailler, si tu ne découpes pas immédiatement cette bestiole, j'appelle le censeur qui le notifiera à tes parents ! Je frémis. Tu seras expulsée de ce lycée, pour avoir contrefait les ordres d'un de tes maîtres ! Contrefait, quelle idée, ça ne veut rien dire, je ne contrefait rien du tout, je n'arrive pas à faire, c'est tout.
 
Alors je me lance… Je me lance les yeux à moitié fermés. Le rat pousse des hurlements de souffrance aiguë, c'est un massacre. J'en mets partout. Les organes sautent du ventre, se répandent sur moi, sur ma voisine, les murs se recouvrent de sang… Le professeur surnage dans l'hémoglobine et il me crie dessus, pauvre gourde, Dugras, tout est de ta faute, Dugras, de ta faute, de ta faute, de ta.
 
Coupable, je suis coupable. Quand on sait qu'on va faire mal, il ne faut pas faire, il faut savoir refuser, il faut être fort. C'est comme pour les camps de concentration, m'ont appris mes parents, ceux qui savaient sont presque aussi coupables que ceux qui ont commandé les trains et actionné les manettes du gaz. Ceux qui ont laissé faire, sans rien dire, en détournant les yeux et en continuant à vivre comme si de rien n'était, sont peut être même plus coupables encore. Nous sommes tous coupables, tous. Sauf ceux qui sont morts. Les rescapés eux-mêmes finissent pas se jeter dans la cage d'escalier, c'est dire. Il faut que je sache ça, et qu'à chaque instant de ma vie, j'essaye de ne pas aggraver mon cas. Déjà lourd, comme vous avez pu le constater.
 
A dix sept ans, j'ai une amie. Une seule. On me l'a achetée pour mon anniversaire. Elle m'obéit, au doigt et à l'œil, elle rapporte les objets que j'envoie au plus loin, elle frétille, sa truffe est humide, elle agite la queue. C'est une brave amie, fidèle. Ensemble, nous maudissons le monde, la corruption des autres, les jeunes, qui y entrent si facilement, gobant chaque invention des adultes, de la révolution à la publicité, pour les y faire entrer sans en avoir l'air. Nous fustigeons leur manque de sensibilité et de délicatesse. Le monde est laid, et nous sommes si pures.
 
Seulement, en fait, elle ne m'aime pas. Oui, je dois bien reconnaître que son amour est intéressé. Elle espère toujours un sucre ou un os, je le vois au fond de ses prunelles, où il y a comme une lueur maléfique. C'est Judas qui palpite derrière ses yeux. Alors je l'abandonne sur une plage, un été.
 
Mais voilà qu'elle est récupérée par un sportif. Il courrait le long des galets. Je ne comprends pas pourquoi, mais il tombe amoureux d'elle. De cet amour, je ne comprends ni la racine ni la fleur. Elle est grosse, pas marrante, et elle ne court pas assez vite pour ramasser les bâtons dans les temps. Mais un homme de chair et d'os s'est épris d'elle et déclare qu'il lui fera même des enfants. Je ne comprends pas, je ne comprends pas… Au magasin, j'avais pourtant choisi une disgraciée. Je ne voulais plus être la copine de la jolie, ce qui était ma fonction quand je me trouvais naturellement des amies. Je veux dire, sans payer.
 
J'ai assise la Beauté sur mes genoux, et je l'ai trouvée amère. Voilà tout ce que trouve à me dire mon frère, en ricanant.
 
Je fête mes dix-huit ans. Je me sens seule, mais j'hérite d'une fortune. Je suis riche, si riche que cela en est obscène. On me dit qu'en mon nom, on a déporté des milliers de personnes, volé des terres, fait venir des noirs d'Afrique pour leur faire cueillir le coton et enrichir les bourgeois. Qu'ensuite, on leur a donné la démocratie mais sans le mode d'emploi. Qui n'existe que pour les blancs. Qui reviennent par la fenêtre quand on les a jetés par la porte. Car une fois les libertés des peuples consignées, on a établi des rouets, des puits de pétrole, des oléoducs, toutes sortes de choses  pour développer l'endroit, a-t-on assuré. Mais en fait, c'était pour enrichir la Nation, en laissant les clauses pourries aux plus démunis. Le brut, quand nous on a le manufacturé.
 
Et tout ça pour qui ? Tout ça rien que pour moi, et les autres enfants de la Nation. Pour que je vive heureuse, avec l'électricité à flots et deux véhicules par foyer, les lettres et la bonne santé. Aux dépens d'autres enfants, ceux qui portent les armes, tissent des tapis et meurent à peine adultes. Nous sommes tous coupables de ça, hommes blancs comme patrons noirs. Car ce n'est même pas une question de race, juste une question de chance et d'espace, de positionnement sur la surface du globe. De naissance.
 
Je me bouche les oreilles. Je veux refuser l'héritage. On me rit au nez. Pour qui je me prends ? Le pire, c'est que je suis seule à souffler mes bougies, car le jour de sa majorité, mon frère s'est engagé. Il est parti vendre des armes en plein désert, dont il reviendra, une jambe en moins, mais sans avoir jamais écrit de poésie, c'est peu de le dire. Un simple vendeur d'armes, rien d'autre. Alors je souffle, seule, tristement, mes dix huit bougies. La fumée est âcre, les yeux me piquent, la vie peut commencer.
 
J'ai vingt ans. J'apprends à conduire. Le moniteur est raciste et alcoolique. Vautré sur le siège du mort, il boit ses canettes de bière alors que je sue à faire mes créneaux, à rentrer sur les rond-points, sur le périphérique. Je ne suis pas douée, et j'ai si peur de faire du mal à quelqu'un. Un jour, nous voilà partis pour l'autoroute, il y a plein de monde et c'est dur de s'introduire n'est-ce pas, ricane le moniteur à mes côtés. Je précise qu'il est tendancieux, même avec les gourdes comme moi. Avec lui tout est connoté. Bourre pas la troisième. Colle pas au cul de cette bagnole. Suce pas la ligne continue. J'ai une peur, terrible, bleue comme ses yeux, au moniteur, et mes mains glissent sur le volant. L'homme ouvre à mes côtés une canette avec ses dents. Je parviens à m'introduire. J'entends bien quelques crissements de frein, et un bruit de tôle accompagné de quelques cris, mais rien, rien n'entrave notre progression.
 
Plus loin, beaucoup plus loin, alors que la mer est en vue, le moniteur me fait signe de me garer sur le bas côté. Je sens son haleine dégueulasse flottant vers moi. Il me dit, ton entrée sur l'autoroute, c'était pas mal, bonne vitesse, bonne précision, bonne file. Ma gorge se noue. Simplement, tu n'as pas regardé dans le rétro, il glousse, le rétro, c'est fait pour qui, hein ? c'est fait pour quoi, pour se remaquiller hein peut-être ? Il ricane encore. Non, je dis la voix nouée, bien sûr que non, c'est pas fait pour ça.
 
J'ai la gorge serrée. La mer miroite au loin. Elle scintille si joliment. Or il faut toujours, toujours, regarder dans le rétro, il fait, pesamment, sa main posée sur ma cuisse. Bien qu'il me dise que je ne suis pas son genre de truc. Et il continue. Dugras, derrière toi, il y avait une famille avec une caravane. Tu as légèrement percuté la caravane. Il a un petit geste comme s'il la caressait, la dite caravane. Elle a chaviré et entraîné dans sa chute, la voiture de la famille qui a, à son tour, percuté le camion sur la file d'à côté.
 
Il soupire… Tout le monde est mort, bien sûr, gravement brûlé, ou c'est tout comme, pour ne pas dire lourdement handicapé, c'est le bouquet. Mais le pire, il articule, le pire, c'est que dans la famille caravane, il n'y a qu'un seul rescapé. Un petit garçon de six ans qui n'a rien eu, sauf qu'il est orphelin maintenant. Par ta faute. Il est assis sur le bord de la route, personne ne sait comment lui dire ça, qui va lui dire ça, qui va lui dire ça, qui va.
 
Alors nous nous taisons. J'écoute la mer et son ressac, toute son innocence, sa pureté qui vient de ce qu'elle n'est responsable de rien. Même quand elle fait basculer les bateaux de réfugiés, et que les requins en son sein dévorent les survivants, ce n'est pas de sa faute à elle, la mer. Fallait pas construire des bateaux aussi merdiques. Fallait pas inventer les réfugiés, notre monde est pourri, et moi aussi.
 
Non seulement j'ai tué plein de gens sans le vouloir, mais c'est moi qui aie eu le geste fatal. Non seulement j'ai alourdi le trou de la Sécu, et précipité dans le malheur plusieurs générations d'individus innocents, mais je n'irai pas dire à cet enfant que c'est moi qui aie tué ses parents. Je suis coupable, et lâche. Et comme l'injustice est mère de tous les malheur ici bas, et que nul autre que mon moniteur, qui s'en fout, ne m'a vue frôler la caravane, j'obtiens mon permis de conduire.
 
J'ai vingt cinq ans. Je fais l'amour pour la première fois. C'est un homme marié dont la femme est en train d'accoucher. Je n'ai pas eu le choix, il n'y a que lui dans la vie pour me faire ça. Car comme dirait mon jumeau, dans la vie, on n'a jamais que ce que l'on mérite. L'homme peine à entrer. Il n'est pas beau à voir, il jure, sue et halète comme un cochon qui souffre du cœur. Il y parvient enfin, à entrer, c'est sans intérêt aucun, ça va sans dire, mais cela ne produit pas de catastrophe, c'est l'essentiel. Mais voilà qu'alors il va pour sortir, et qu'il reste bloqué… Il s'échine à s'extraire mais c'est impossible. Nous essayons tout. Il me supplie d'arrêter de le serrer, m'exhorte à le relâcher, puis il m'insulte. Je suis désemparée. Vous pensez bien, ma première scène d'amour. Sans amour, certes, ni jouissance, nonobstant la sienne. Quelque chose d'à peine meilleur que dix jours au bagne. Mais tout de même. Je ne suis plus vierge. C'est déjà ça.
 
L'homme alterne les menaces et les mots doux, c'est la première et seule fois où il me dit des choses douces et tendres. Je ne peux pas, je ne peux pas, je pleurniche. Alors, ayant épuisé tous les moyens, comme on dit en justice, nous nous traînons en cet étrange équipage jusqu'à son téléphone portable. Dont le forfait est hélas épuisé. Les humains, les vrais, on les reconnaît au fait qu'ils savent se mettre dans des situations hautement improbables. Ils prennent des risques quoi. Mais l'amour est une chose franchement dangereuse. Surtout la première fois, visiblement.
 
Les pompiers arrivent, prévenus par un voisin qui écoutait aux murs. Ils nous désencastrent en rigolant. L'homme se plaint de douleurs péniennes, mais moi aussi j'ai mal, ailleurs. Je suis coupable. Qu'est-ce qui m'a prit de le serrer comme ça, en moi, comme on serre un être aimé dans ses bras ? Il ne faut rien exiger d'autre des hommes que ce qu'ils désirent vous voir prendre
 
L'homme m'en veut atrocement. J'ai perturbé l'équilibre de son couple. Sa femme a mal pris la chose, elle était en train d'accoucher, c'est vrai. Elle rechigne à lui montrer son nouveau-né. C'est de ma faute, il me crie, outre que l'amour avec moi est nul, je suis coupable, car le sexe est une chose sérieuse, sans l'être. Le sexe est une affaire de gens responsables, et libérés. A quoi ça sert d'avoir été déportée au bagne à dix ans si c'est pour ne pas avoir retenu ma leçon ? J'ai beau protester, au bagne, on n'apprenait rien, il ne veut rien entendre.
 
Je devrais m'en foutre, ce type est de toute évidence une sombre merde, mais je me sens redevable. C'est le premier. Le premier qui m'a considérée comme ça, une femme. Le premier à m'avoir désirée autrement que comme la copine de la belle, ou la cousine du poète. Je me mets à développer cette maladie bien connue des créatures peu évoluées. Je me mets à courir comme mon amie de dix-sept ans derrière chaque bâton. Sauf que moi, il n'y a jamais aucun coureur sur la plage pour me prendre sous son aile.
 
Je n'arrive qu'à courir après des bâtons sur les plages et à les rapporter à des hommes qu lèvent à peine les yeux de leur journal. Je ne suis même pas dupe de cela. Je rapporte parce que je suis bien dressée, polie, disciplinée, et désespérée. Mais de ces hommes, même de ces hommes-là, au fond, je m'en fous complètement. C'est à croire que la malédiction de l'homme au pénis congestionné me poursuit. Le mystère de l'amour reste entier. La vie, celle qui court dans les veines, gonfle les tissus turgescents, contracte les muscles vaginaux, ne veut décidément pas de moi.
 
Les années passent. Je m'abstiens de tout amour pour l'un et pour moi. Je vais bientôt avoir trente ans. Tant qu'à faire mal en faisant rien, autant faire le bien. Je m'engage donc dans la paix. Je suis soldate de la paix. Je fais partie d'une force d'interposition. Je m'interpose entre les salauds et les innocents, les balles volent au-dessus de nous. Nous protégeons très bien les salauds, on peut même dire que nous faisons proprement merveille. En revanche, les innocents, encerclés de toute part, meurent atrocement sous les balles. Parfois, pour que la paix ait une chance, nous donnons un coup de main aux belligérants. Nous désarmons les innocents tout en exigeant la même chose des salauds, qui eux nous envoient sur les roses parce qu'ils sont ça, des salauds. Qu'ils ont la force pour eux, les armes et la volonté, sans compter que la paix n'est pas leur objectif premier, aux salauds. Et nous, nous sommes proprement désarmés face à tant de méchanceté, et tout autant de mauvaise foi.
 
Pour finir, écœurés, on nous retire nos armes, à nous aussi, et nous rentrons honteux au pays. Quels morts doivent leur mort à notre intervention. Quels morts doivent la leur à leurs salauds de concitoyens. Et quels sont mes morts à moi. Je suis coupable. Quand on fait mal, on ferait mieux de ne rien faire, même si c'est mal de ne rien faire, on ne le dira jamais assez. Le rat blanc, le bagne de l'enfance, qu'ai-je donc retenu de mes premières leçons hein ?
 
Je n'ose plus rien faire. Je suis comme un éléphant armé de la bombe atomique dans un magasin de porcelaine. J'ai peur, tout le temps, si peur de mal faire. Mon frère rentre enfin du désert, un tibia en moins, avec un petit pécule et l'idée de se ranger en reprenant le commerce de notre père. Il ne me reconnaît pas, prétend-il, moi qui étais prête à tuer pour lui le veau gras. Je n'ai pas de sœur, crie-t-il, car il a eu vent de mes méfaits. Même dans le désert, on sait ça, les méfaits de Marie Dugras sur cette terre. Depuis l'enfance, je fais le mal, et le pire, c'est que j'essaye de faire le bien. Si je changeais hein ? Si j'essayais de faire le mal, je ferai peut être le bien ? Il faut sans doute avoir vendu des armes pour avoir une telle idée. Mais je ne perds rien à essayer.
 
J'attrape alors vaillamment le cytomégalo virus. Et alors, chose étrange, chose surprenante, maintenant que je suis bien vérolée, voilà que les hommes me trouvent un certain charme. Ce qui fait que je refile mon sida à plein d'hommes qui tombent, comme des mouches, de mes bras dans leur tombe, quand moi le virus demeure impuissant à me refiler ne serait-ce qu'un rhume. Je vais à quelques enterrements, j'achète des couronnes, je console des veuves, je verse des pensions. Je suis si riche, et si seule, je peux bien réparer mes fautes par ma fortune.
 
Mais j'en ai bientôt assez de voir mes amants d'une nuit glisser dans leurs cercueils aussi vite. Je les méprise, ces hommes, mes amants. Ils me font penser aux gardiens du bagne de mes dix ans, en moins costauds et plus geignards. Ils sont sans amour, et désespérants d'ennui. Même quand ils agonisent, ils n'y mettent aucune âme. Je ne ressens pour eux que du dégoût. A dire vrai, tout est envahi par le dégoût. Je décide d'arrêter de donner argent et sida.
 
Et je fête mes trente trois ans. Je suis seule, seule au monde, faut-il insister. Personne ne veut plus me voir, même mes disciples m'ont laissée tomber. Quand bien même je suis riche de toute la planète. Quand bien même je suis riche à millions, archi fortunée, et bourrée des meilleures intentions, je dois souffler seule mes trente trois bougies.
 
Pour me consoler, mon père me dit, dans la famille, nous avons toujours voulu faire le bien, mais nous avons toujours été maladroits. Il sait de quoi il parle. C'est Dieu le père, le genre à vous piquer les balles du fusil quand frappent à la porte le bourreau et ses hommes. Je veux me tuer, j'essaye à maintes reprises, mais à chaque fois, Dieu mon père intervient. Il tempête que c'est un crime de se tuer, un crime contre l'humanité toute entière. Comme si on était à ça près.
 
Je décide alors de partir loin. Je décide de partir sur la lune, carrément. Il y a justement un voyage organisé pour gens triés sur le volet. J'ai un diplôme d'astronaute, passé par correspondance. Je m'embarque, et je vole vers l'astre si beau, si lointain, dépouillé de toute chose connue de nos quotidiens. On nous dépose, on visite, on prend des photos, des notes, puis les autres repartent sur la Terre. Mais moi je reste seule, dessus. Je marche, je me sens bien. Là, je me dis que je ne peux commettre aucun crime. Les extraterrestres, ça n'existe pas, et les humains sont si loin tout en bas. De joie, je donne un coup de pied dans le sol lunaire. Un craquement soudain, et je sens que l'astre se décroche… Il bascule, commence à chuter, de plus en plus vite. Il descend à une vitesse folle, en direction de la Terre. Malheur. Avec son poids, son volume, sa masse immense, il va, nous allons faire combien, combien de morts, de blessés et d'orphelins…
 
Je suis coupable, coupable du plus grand massacre inter-planétaire, extraterrestre, intersidéral. Je bats cette fois tous les pires, les plus méchants du genre humain, les plus grands dictateurs et les plus grands des ethnocides. Le ciel va s'écrouler sur leur tête, aux humains, et ils vont tous crever. Je pleure, je m'arrache les cheveux, je tremble et je gémis, mais cette fois ci du moins, j'ose espérer faire partie des victimes.

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