Brebis égarées

Ça avait commencé par une évaporation de sens, désormais classique. Les choses perdaient leur lien, sujet complément, qu'est-ce qui manque ?
 
Dans un grand magasin. Elle se tenait debout dans sa cabine, et l'idée ne lui venait pas. L'idée d'enlever ses vêtements pour essayer la robe. Cette petite robe d'été, fleurs et boutons dans le dos qui lui tendait pourtant les bras. Soudain effarée, effarée par cette évaporation, elle s'est assise sur un tabouret. Et elle a essayé de dé-vaporer, pour retrouver le sens.
 
Parallèlement à ça, monsieur Justin conduisait les métros parce que c'était comme ça. Ils étaient une famille RATP. Monsieur Justin conduisait les métros comme son père avant lui, comme le père de son père avant son père, et ainsi de suite.  Jusqu'à la mise en marche du premier métro. Ce n'était ni bien ni mal de conduire les métros.
 
C'était comme sa vie, qui n'était ni bien ni mal, aucune tendance précise.
 
Il aimait sa femme, ni bien ni mal. Ses deux enfants de même, et ses amis pareil itou. Ses parents avaient succombé ni vieux ni jeunes, et il les avait aimés jusqu'au bout, ni bon ni mauvais fils. Pas d'abandon en maison de vieux, mais pas non plus d'épanchements filiaux. Monsieur Justin vivait donc ni bien ni mal. Il se sentait en conséquence ni bien ni mal. Il ne se sentait pas.
 
Ce qui déjà n'était pas un mal.
 
Que faisait-elle dans cette cabine ? Ça avait commencé avec la disparition de Jean. Jean n'était pas parti, non, c'était l'amour de Jean qui était parti. Pire, le désir de Jean. Le sien pour lui. Elle regrettait bien, mais c'était ainsi. Elle n'y arrivait pas. Elle n'y arriverait jamais, à l'aimer. Malgré tout l'amour qu'il avait pour elle, qui était proprement stupéfiant. Stupéfiant, parce qu'il n'avait aucune raison de l'aimer, elle. Elle n'était pas la plus jolie, elle n'était pas la plus drôle, ni encore moins la plus intelligente. Et elle n'était certainement pas la plus gentille et la plus réconfortante des femmes.
 
En même temps, aimer quelqu'un parce qu'il est très bien, au-dessus de la moyenne des autres, ça ne signifie rien. Est-ce même vraiment de l'amour ? Répondez à la question, fit-elle tout haut, alors qu'elle venait de se rappeler ceci : elle était entrée dans la cabine d'essayage pour essayer une robe. Ah, on avançait enfin.
 
Monsieur Justin, ni bien ni mal, connaissait dans la vie ni l'ennui ni l'appétence. Il sentait juste le temps passer, station après station, et rien ne venait ébranler sa direction. Du passage du temps, comme de sa vie, il n'en concevait ni désespoir ni satisfaction. Il conduisait sa rame, chaque jour, sauf récupération, et à force, il avait l'impression de conduire un immense troupeau de moutons d'un terminus à l'autre.
 
Il était le conducteur des moutons. Il était le berger. Le gardien de leur sécurité. C'est ce qu'il se disait pour se distraire les idées.
 
La robe entre ses mains. Il n'avait pas de raison de l'aimer parce que, non seulement elle ne l'aimait pas, mais qu'elle ne faisait rien qui n'aille en ce sens. Elle enfila la robe par les manches. Qu'est-ce qui clochait ? Elle se dandina pour faire glisser la robe le long de son corps. C'était comme essayer de faire rentrer un carré dans un cercle. Toute sa vie, avec la vie, où vais-je, qu'ai-je de réel en moi, cela aurait été ça. Faire entrer un carré dans un cercle.
 
Toute sa vie, du pire au meilleur des hommes, son Jean, un carré dans un cercle. Depuis qu'elle était toute petite, elle s'efforçait de faire entrer son cercle ou son carré en un lieu exact et configuré idéalement. Ses parents étaient deux carrés parfaits. Sa sœur, un carré idéal. Et elle ? Elle avait depuis quelques années de cesser de croire qu'il y avait quelque part un cercle pour son cercle, ou un carré pour son carré, si c'était là sa figure géométrique. Il n'y en avait pas, il n'y en aurait jamais, et cette idée sur le coup lui avait fait grand bien. Cela avait été même un vrai soulagement.
 
Il n'y avait rien à attendre de cette vie.
 
Les moutons allaient et venaient. Tondus l'été, poilus l'hiver. Ils se pressaient affolement pour rentrer dans la rame, et leurs poils s'emmêlaient, ce qui créait de drames. Ils se mordaient, se bêlaient à la figure, les moutons vieux, fatigués, restaient parfois sur le quai. A attendre une autre rame, parmi des moutons sales et avinés, qui ronflaient jusqu'à la mort parfois sur ces sièges où d'autres moutons tentaient de lire le journal, en évitant de poser le regard sur eux. Il était le gardien des moutons. De tous les moutons. Les beaux comme les laids. Les sobres comme les avinés. Il était leur guide. Il les conduisait, il les menait, et ils n'en savaient même rien. Qu'est-ce qui racontait ? Des moutons. Monsieur Justin se passa une main tremblante sur la figure.
 
Après le soulagement de cette révélation, les oublis, les évaporations lui étaient venus. La fatigue de tout également. Quand elle rêvait la nuit, elle rêvait qu'elle était épuisée et elle devait d'ailleurs lutter contre elle, la fatigue, toute la journée. C'était devenu comme un boulot à plein temps. Ce qui tombait bien : elle n'avait justement plus d'emploi, elle s'était endormie au standard et cela avait provoque un krach boursier. Ce qui fait qu'elle avait tout le temps d'être fatiguée.
 
Cela dit en passant, s'acheter une petite robe d'été à fleurs avec l'argent d'un jules pas bien aimé comme il faut, quand on est en plus au chômage, alors là chapeau.
 
Ce jour là, monsieur Justin conduisait son métro de moutons à une allure ni lente ni rapide. Il avait du mal à garder les yeux ouverts. Ni fermés ni franchement ouverts. Pourtant il le fallait. Les bêtes se penchaient le long du pâturage quand il arrivait, avec pour la plupart, des ah ben c'est pas trop tôt, ah non mais quand je pense aux impôts que je paye… mais certains chercheraient son regard avant de se jeter sous sa rame. Attention. Danger. Pauvres moutons. Abattoir Ratp. Pourquoi ça ? Pourquoi lui faire ça ? A lui ? Pourquoi se tuer sous sa rame à lui, leur guide ? Quelqu'un de ni bien, ni mal. Il serra les mains sur le volant, et écarquilla les yeux.
 
Barbès. Sur le quai, se tenait une femme qui portait une petite robe d'été à fleurs. Elle se tenait très près, trop près du quai. Elle se penchait littéralement en direction de la rame qui arrivait à toute vitesse, et il serait bientôt dans son regard, yeux dans les yeux. Il se dit que cette fois, ça y était. Il était bon pour vivre ça. Le saut de la brebis sous sa rame. Les collègues, qui avaient vécu ça, mettaient des mois à s'en remettre. Ils quittaient parfois le troupeau ou devenaient végétariens. Il n'avait pas le temps de freiner, trop tard. Il ferma les yeux et attendit le choc.
 
Qui ne vint pas. La rame s'arrêta tranquillement, les portes s'ouvrirent et les moutons montèrent par vagues après que les autres soient descendus par flots. La femme avec la petite robe d'été à fleurs fit partie de la vague montante. Il soupira. Curieusement, s'il voulait bien être honnête, il se sentait déçu. C'était lamentable, honteux, heureusement même qu'il était tout seul dans sa tête mais c'était ainsi, il était déçu.
 
Il avait espéré vivre quelque chose. Quelque chose de proprement dramatique. L'intrusion dans sa vie de quelque chose de vivant, quand bien même, il est vrai, très bientôt mort. Il eut honte de cette abjecte pensée, et demanda pardon en pensée à la femme à la petite robe d'été à fleurs.
 
Puis il songea soudain à quelque chose. On était en plein hiver, que faisait donc cette femme à petite robe d'été à fleurs dans sa rame ?
 
Les choses ne s'étaient pas arrangées depuis qu'elle avait essayé cette petite robe d'été à fleurs. L'amour de Jean était infini. Il l'aimait pour elle, et pour lui. De tout son cœur, il s'efforçait de la remplir de son amour. Plus il essayait de l'en remplir, plus elle se sentait vide. Plus il donnait, moins elle prenait. Il avait fallu donner une pièce d'identité, pour prouver que le chèque était à elle. Elle avait eu avant bien du mal à se rappeler ce qu'elle faisait devant la caisse du magasin, avec ce tissu fleuri sur elle.
 
Pourquoi cette femme ne s'était-elle pas jetée sous sa rame ? Pourquoi cette brebis, qui semblait égarée dans le vert pâturage de la Ratp, n'avait-elle pas sauté par dessus l'enclos dans la gueule du loup qui fonçait tout droit sur elle ? Pourquoi ?
 
Ah oui l'acheter. Elle l'avait achetée, la robe, et la vendeuse lui avait demandé d'un ton raide si elle comptait vraiment garder cette robe sur elle. Elle avait du faire un effort pour répondre que oui, vraiment oui. Elle l'avait vraiment achetée, elle pouvait donc en faire ce qu'elle voulait non ? Cette petite bataille l'avait faite sortir une demie seconde de sa léthargie. Il est vrai qu'on était en hiver, la vendeuse avait de quoi être surprise.
 
Colonel Fabien. Monsieur Justin se sentait bizarre. Il repensait aux yeux de la femme. A sa petite robe d'été à fleurs. Il se demandait s'il n'aurait pas roulé dessus par hasard. Mais non. C'est idiot. Il l'aurait sentie tout de même. Une femme sous lui. Une femme aux yeux de brebis, aux cils longs et à la mâchoire pleine d'herbe et de salive. Ses mains tremblaient, il chercha sa bouteille d'eau.
 
Pourtant, quand elle avait commencé à être avec Jean, elle avait eu des moments de communion géométrique. Le cercle avait semblé rentrer dans le carré. C'était probant. Elle s'était sentie pleine et active. Pleine. Mais seulement, il s'était passé ensuite quelque chose. Elle ne gardait pas la mémoire des communions géométriques, juste de leurs dysfonctionnements. Les non-rencontres, les douleurs et les incompréhensions, ça elle savait conserver. Pas de mémoire donc pour les justes communications, les moments rares d'ajustement satisfaisant.
 
Alors forcément, à force, le cercle ressortait du carré, ou le carré était éjecté du cercle. C'était mathématique.
 
Mais Jean s'accrochait. Le carré parfait. N'importe quoi, elle songea en sortant du magasin sa petite robe d'été à fleurs sur le dos, ça n'a rien de mathématique, je vous parle de sentiments.
 
Jaurès. Monsieur Justin se demanda avec intensité ce que faisait cette femme dans une telle tenue, il avait même encore neigé avant-hier. Non pas qu'il espéra un retournement de situation. Non pas qu'il espéra que la femme change d'avis, ressorte de la rame à une des stations, pour se jeter sous lui, à peine aurait-il démarré. Se jeter sous lui. En voilà une jolie expression. Elle s'est littéralement jetée sous lui. Monsieur Justin émit un petit gloussement.
 
Elle se tenait cramponnée à la barre. Ou plutôt la barre la tenait cramponnée parce qu'on ne peut pas dire qu'elle faisait le nécessaire pour ne pas tomber. Elle sentait les regards posés sur elle. Elle se demanda pourquoi. Est-ce qu'on la trouvait belle ? Repoussante ? La prenait-on pour une folle, une sans-amour fixe, une sans-amour fixe… Cette expression la fit glousser. Sans-amour fixe, mais elle avait un. Jean était son nom. Pauvre Jean. L'expression de ses yeux quand il était penché sur elle. Plein d'amour, débordant de sollicitude. Elle en aurait pleuré mais elle était trop fatiguée pour ça. Elle frissonna, c'était ça aussi les évaporations. Elle avait tout le temps froid. Même en plein été. Même en pleine canicule. Elle se rappela soudain quelque chose. On était en hiver et elle était habillée en été.
 
Belleville. Monsieur Justin guettait. On ne dira pas fou d'espoir, tout de même pas, mais tendu. Excité. Il guettait le moment où il verrait la femme sortir de la rame, flot sortant, et marcher le long du quai pour. Il ferma les yeux avec un petit grognement trouble. Son métro émit quelques hoquets, il fallait qu'il se reprenne. Pour se jeter sous lui. Il hoqueta à nouveau.
 
Tout lui était devenu égal. D'avoir chaud ou froid. De travailler ou pas. De manger ou non. Ni, ni. Je suis quelqu'un de très compliqué, se dit-elle, non sans orgueil, en s'asseyant enfin sur un des strapontins. Je suis quelqu'un sans carré et sans cercle, vide donc. Sans rêve et sans sommeil. Quelqu'un de vide, d'accord, mais de très compliqué. C'est déjà ça.
 
Ménilmontant. Des moutons montèrent en bande. Aucun regard échangé avec son regard. Il était leur guide. Le responsable de leur survie. Il pouvait freiner d'un coup, accélérer, rater un tournant et tous les tuer. Est-ce qu'ils le savaient seulement ça, ses moutons ? Ses putain de moutons ?! Qu'il était leur guide et leur berger, syndiqué à Sud rame et citoyen du monde. Agneau du monde, gémit monsieur Justin, seigneur, et il jeta la bouteille d'eau dans l'abattoir. Sur les rails quoi. Ils n'avaient aucune gratitude, et pendant les grèves, ils auraient même mordu leur berger.
 
A propos de plein. Est-ce que vous pensez à avoir des enfants un jour ? Qui lui avait demandé ça ? La vendeuse de chez Tati ? Le contrôleur à l'entrée du métro ? Le conseiller financier de la Poste ? ça serait bien possible. Les conseillers financiers, ils aiment bien ce genre de questions, rapport à l'investissement. Est-ce que vous pensez un jour vous remplir le ventre d'autre chose que d'air ou de latex ?
 
Je suis forcément stérile, elle songea, c'est évident. Combien de femmes forcément stériles dans cette rame ? Dans cette ville ? Dans ce pays ?
 
Père Lachaise. Il suait fort exagérément, monsieur Justin. Il transpirait littéralement. Il n'en pouvait plus. Tant de gens étaient descendus de la rame, et cette femme, cette femme à petite robe d'été à fleurs, elle n'était toujours pas descendue pour se jeter sous lui. Qu'est-ce qu'il racontait ? Il débloquait, monsieur Justin. Mais il est vrai aussi qu'elle jouait avec ses nerfs. La brebis. C'est comme ça qu'on poussait les gens à devenir criminels. A se faire égorgeurs de moutons. Il avait une famille, monsieur Justin, une femme et des enfants, plus de parents, certes, mais il se sentait devenir criminel. Juste un peu, ni plus ni moins. Cette brebis, elle attigeait, et si elle le cherchait un peu trop…
 
Elle avait déjeuné avec sa sœur qui était très carré. Elle avait deux enfants et un mari, dont elle gérait le développement et la carrière au plus près. Elle avait cinquante cinq minutes pour déjeuner, ce jour là, une heure trente pour leur trouver ensuite des maillots de bain, et des tongs de plage, et des tee-shirts pour la colonie de cet été. Quarante cinq minutes pour rentrer chez elle, aller les chercher à l'école, les faire goûter, les faire travailler à leurs devoirs, les laver, les. C'est ce qu'il convenait d'appeler une vie carré.
 
Alexandre Dumas. Monsieur Justin ne pensait plus à chercher le regard des gens qui attendaient sa rame. Il ne pensait plus qu'un regard pourrait chercher à l'accrocher, un ultime regard, avant que de sauter sous lui. Il ne pensait plus qu'il pouvait y avoir d'autres moutons désireux de sauter sous lui. Il ne pensait plus qu'à la femme, à la femme et à sa petite robe d'été, à fleurs. Il y pensait avec douleur, et délectation.

Une vie carré. Aucune vie ne pouvait être la sienne. Elle était le rien à la perfection. Le cercle vide parfait. Elle se demanda. Combien de personnes comme elle il y avait-il dans cette rame ? Aussi parfaitement vide ? Aussi excessivement absente dans chacun des sens de sa vie ? Et dans tout le métro ? Combien de personnes aussi vides qu'elle ? Et dans toute la ville ? Hein ? Sur toute la terre ? Hein ? Combien ?
 
Nation. Terminus, tout le monde descend !!!
 
La femme à la petite robe d'été à fleurs allait devoir descendre. Se jeter sous lui, ou plutôt, ce serait le contraire. Ce serait lui se jetant sur elle. Elle l'aurait bien cherché. Avouez. Mais la femme à la petite robe d'été à fleurs ne descendait pas. Tout le monde était descendu, mais elle non. Qu'est-ce qu'elle fichait ?
 
Bon sang.
 
Il quitta son poste. Il n'était pas censé quitter son poste. Mais là, il y avait urgence. Une femme allait tenter de se suicider. Il devait sauver la femme. Lui. Le syndiqué Sud rame, qui luttait contre le grand Abattoir, et parviendrait à sauver le genre humain, de l'excès et de la folie, en lui faisant profiter de son relativisme en toute chose. Laissez le passer. Il était le Sauveur. Le meneur de brebis. Le guide des moutons. Qu'il devait tuer parfois, c'est vrai, comme ses collègues de la Sncf quand ils avaient été confrontés au dramatique problème de la vache folle le long de leurs voies.
 
Il entra dans la rame, et ne vit personne. C'était normal. La femme, la femme à robe d'été à petites fleurs s'était évaporée. Purement et simplement. Ça devait arriver un jour, mais monsieur Justin ne pouvait pas le savoir. Non.
 
La folie, c'est toujours pour les autres.

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