L’aile du papillon

Samedi 4 novembre au soir, Clara a enfin la bague au doigt. Cela a été arraché de haute lutte à Louis qui aimait bien le côté éternel de la vie de demi-garçon : on partage le loyer, la facture d'électricité, le lit mais on sort chacun de son côté (on se laisse le choix).
 
Cela faisait sept années que ce petit jeu se poursuivait et Clara commençait à rêver la nuit de lampes de chevet, de jetés de lit, de couverts lançant des éclairs (l'argenterie de grand-mère) et de bébés à point baveux. Elle avait fait sa demande en mariage à Louis, elle attendait la réciprocité. Qui ne venait pas.

Louis avait fini par céder spontanément (Clara était partie du domicile non-conjugal le 12 mai dernier, sa valise sous le bras, car l'ultimatum avait expiré à minuit)). Effrayé, perdu, Louis l'avait poursuivie par téléphone, lui jurant son amour (on ne se laisse plus le choix) et la date des noces avait été fixée au samedi 4 novembre, date de l'assassinat d'Itzhak Rabin (cela dit en passant).

Les préparatifs avaient pu commencer, on était en mai, cela laissait du temps pour penser à tout ce qui fait qu'un mariage va durer dans l'amour et la sérénité (nappes assorties aux serviettes, vêtements des enfants d'honneur assortis aux nappes et aux serviettes, parents assortis aux enfants, célibataires restants assortis aux copines esseulées, etc).

Ils se marient donc le samedi 4 novembre, mairie place Voltaire, avec ensuite bénédiction à l'église saint-Ambroise, le curé parvient à ne pas dire trop de conneries. Vin d'honneur ensuite dans un grand restaurant du quartier retenu dès que Louis a bredouillé son Clara reviens, je t'aime, je veux te marier ! Les non-invités au repas de noce sont ensuite gentiment mais fermement reconduits à la porte du restaurant, bonne soirée, et les invités vont enfin pouvoir s'empiffrer car ils ont enchaîné mairie, église, bar tabac (attente que le restaurant ouvre enfin ses portes) et vin d'honneur avec quelques toasts vite envolés (Clara est au bord de la crise de nerfs, le traiteur a confondu 10 et 100, et sa robe a reçu du bordeaux cru 1999, année de leur rencontre).
 
Ils prennent place à table, ils avalent leur entrée, pause, c'est la première mise en boîte. C'est la meilleure amie de Clara, Paula, qui démarre le bal. Clara caresse sa bague en or fin, passée à ses doigts si gracieux qui la font passer pour une pianiste alors qu'elle serait même incapable de reconnaître un piano droit d'un harmonium d'église.
 
« Pourquoi Louis t'a choisie au lieu de moi ».
 
Le doigt de Clara s'arrête sur sa bague. Paula aussi s'arrête de parler. Elle se demande si tout compte fait, elle ne va pas laisser sa place aux suivants. Elle se prépare à descendre…
 
Au large des côtes hollandaises, un navire de croisière lance un signal de détresse, il veut entrer dans un des ports hollandais, la voie est-elle libre ? Oui mais un câble à haute tension pendouille à l'entrée du port, quelque chose dans ce goût là qui risque de poser problème (morts à prévoir) si le mât du bateau vient à le toucher… On a qu'à couper l'alimentation du câble à haute tension, suggère un responsable de la Capitainerie, c'est pas idiot, renchérit son chef, on n'aura qu'à rétablir après. Clac.
 
La lumière s'éteint brutalement. Ah, s'écrie la foule des invités. Paula en profite pour se jeter à l'eau…
 
Louis t'a choisie car si je suis la plus intelligente, tu es la plus belle. Tu as tout pour toi. Tu as la fortune, la grâce, la beauté, ça s'arrête là. Je n'ai pas grand chose pour moi à part mon intelligence et ma personnalité, je suis prix Nobel de Chimie. Louis m'a sautée un jour ans les toilettes de Sciences po, et depuis…
 
Tout le monde se tourne vers les interrupteurs, où on y trouve réunis le marié, la mère de la mariée, la grand-mère du marié, le parrain de la mariée, Clara, elle, est restée assise à table, le nez dans son assiette. Qu'est-ce qui fait le plus mal, la trahison d'une amie de cœur, ou les révélations glauques autour d'une cuvette de toilette ?

  • Rallumez la lumière, exige le père de la mariée, et que cette dinde de Nobel laisse sa place aux suivants…

Mais la lumière ne se rallume pas. Clac. Quelque part en Allemagne, une surchauffe a fait sauter quelques câbles, et une partie de l'Europe se retrouve simultanément plongée dans le noir absolu.

  • Rallumez la lumière! braille le père de la mariée.

Que pouic, rien ne vient. Les serveurs sont à l'arrêt, leurs plateaux posés en équilibre sur leurs mains.

  • On peut manger dans le noir, proteste le curé, amenez donc les plats!
  • Je me souviens, chevrote la grand-mère, qu'en 1944, lors des bombardements américains, nous mangions à la lueur falote d'une bougie de saindoux des topinam…

Toujours rien. Clara profite du noir pour demander à Louis si c'est vrai, cette histoire de cabinets. Quelqu'un appelle les pompiers, ce qui est ridicule, c'est pas un problème de feu. Clara serre Louis contre le mur, tu vas parler oui…? Le pauvre garçon ne sait pas mentir, des papillons passent devant ses yeux, il a toujours trouvé Paula extrêmement bandante, et un jour, il a assumé ce penchant dans les gogues de Sciences po, c'était un soir de gala, remise des diplômes à la promotion Saint John Perse moi profond. Mais c'est de l'histoire ancienne, même s'il trouve toujours Paula aussi bandante, c'est Clara qu'il aime.

  • Si on dansait, suggère la grand-mère qui a envie de revivre son propre mariage où elle avait brillé au bras de son père, puis de son mari, en tournant sous les cristaux des luminaires années 30 qui décoraient la salle de son mariage.
  • Au premier temps de la valse, elle est là lalalala… chantonne le curé en prenant le bras de la grand-mère. Allons y, madame Ampère, allons valser que diable!

Les voilà partis à valser, dans le noir, dans le brouhaha des commentaires et des supputations des invités. Quelqu'un a enfin la bonne idée de sortir de l'ego de la noce en consultant son téléphone portable afin de voir si par hasard, la panne serait générale…

  • Tu m'as trahie! Dit en pleurant Clara à Louis.
  • Je ne t'ai pas trahi, proteste Louis, on n'était pas ensemble à l'époque!
  • Menteur! Crie Clara. Cela faisait 15 jours que nous sortions ensemble!
  • Mais qu'est-ce que 15 jours au regard d'une erreur dans les toilettes… et de sept années d'amour! S'énerve Louis.

Elle en fait bien des histoires la Clara, sans compter que Paula est franchement bandante et elle, moins, même si elle est plus belle et plus tendre, chacun sa qualité après tout.

  • Au premier temps de la valse, elle et moi lalalala… poursuit le curé.
  • J'ai la tête qui tourne, rigole la grand-mère, depuis 1934, j'ai jamais eu autant la tête qui tourne!

Paula et ses seins majestueux sont assis tout seul dans le noir. La lumière finira bien par revenir. Elle est célibataire, elle aime Louis, à sa façon, elle aime surtout beaucoup la frivolité malgré son prix Nobel, et les amours un peu glauques dans les toilettes. Elle ne se mariera jamais et un jour, elle aura un enfant toute seule.
 
Le bateau de croisière est arrivé à bon port.

– Pourquoi tout est éteint ici ? S'étonne le capitaine du bateau. Vous faites des économies ou quoi les planteurs de tulipes ?!
 
Le courant finit par revenir mais il ne passe plus vraiment entre la mariée et le marié. Ils se tournent le dos, Clara pleure dans son mouchoir et Louis joue nerveusement avec sa bague au doigt.

  • ça passera mon fils, le rassure son père, moi-même j'ai eu à affronter les foudres de ta mère le lendemain de nos noces parce qu'elle m'a surpris au petit matin en train d'embrasser sa petite sœur (j'avais bu) dans la réserve à bougies…

Louis cherche la main de Clara, il se trompe en prenant celle de la grand-mère revenue s'asseoir et qui sent de drôles de trucs dans son cœur.

  • J'ai toujours trouvé ce garçon un tantinet fourbe, chuchote pour sa part le père de Clara à son épouse.
  • Ne dis pas ça Auguste, proteste-t-elle, ce n'est pas une lumière mais il a bon cœur, il n'oublie jamais de m'offrir des roses pour ma fête…
  • Comment ça? S'exclame le père. Qu'est-ce que c'est que cette histoire?
  • Ah tiens, je ne te l'ai jamais dit? rougit la mère.
  • Non! jamais! Aboie le père. Qu'est-ce que c'est que cette tartufferie?!

Etc.
 
La noce se finit dans les habituelles beuveries, les papillons dansent de toutes leurs ailes, Clara pense au divorce, mais se dit que la noce a coûté suffisamment cher pour qu'elle tienne encore un peu avec ce traître dont elle va devoir partager le lit même si son désir pour lui est mort.
 
Bah, soupire un haut responsable électricien quelque part en Allemagne à un haut responsable européen venu l'engueuler, l'incident a vite été réparé, demain, ce sera déjà oublié…

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