Le kiwi frappeur

Cela faisait longtemps que je n'avais de nouvelles d'Aveline… La dernière fois, c'était à l'after-Peter où je lui avais donné de force le numéro de téléphone de ce dernier. Depuis, silence radio ou internet. Avait-elle conclu avec le kiwi thésard de mon papa ? Et puis d'abord, qu'était-ce un kiwi?
 
De la taille d'une grosse poule, cet oiseau est totalement sans défense. Sa survie ne dépend que de la volonté humaine.Le kiwi fait partie d'un groupe d'oiseaux, les Ratites, qui sont inaptes au vol. Ces oiseaux dits « coureurs » sont rangés dans l'ordre des Struthioniformes. Le ratite le plus connu est l'autruche.
 
Par extension, le kiwi vit en Nouvelle-Zélande et prépare une thèse en thermodynamique. Sa vie sentimentale est tumultueuse et malgré une donne physique peu encourageante, il amasse beaucoup de kiwies dans son lit. Passé minuit, le kiwi ivre s'adonne au rock le plus endiablé, singeant sur les tapis un guitariste de style épileptique et vaguement parolier en langue maori. Il vous vole souvent votre meilleure copine mais c'est la vie, foi de kiwi !

Ravalant ma susceptibilité (ça fait deux fois que c'est moi qui appelle), je l'ai sonnée comme disent les Belges et elle m'a répondu d'une voix complètement enjouée.

  • SALUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUT! Comment tu vas?
  • Euh, bien… et toi?
  • Oh Mariiiiiiiiiiiiiiie! Tu sais quoi?
  • Non.
  • Je suis AMOUREUSE!

Seigneur, elle a hurlé ça dans tout l'appareil, les oiseaux posés sur le fil d'en face se sont envolés d'un seul coup d'aile, terrorisés.

  • De qui?

Je demande d'une voix que j'aurais souhaitée moins morne.

  • Bah de PETER PARDI!
  • Peter Pardi?
  • Marie, triple kiwis, tu le fais exprès?! Ce n'est pas Peter Pardi, mais Peter Kiwi!
  • Ah bon, mais euh… ça se passe bien?
  • Si ça se passe bien…? Mais ça se passe TRES bien!
  • Ah bon ben tant mieux parce que moi, avec Marc, tu vois…
  • On va même se marier!
  • QUOI?!

C'est quand même un peu brutal et violent tout ça. Votre pilier de célibat, votre béquille, se trouve du jour au lendemain un jules par votre entremise, et voilà qu'elle en est déjà au stade convolage… sachant qu'elle n'a jamais émis la moindre réelle inclination pour ce genre de pratiques éculées et rétrogrades.

  • Ce sera mieux pour les papiers… avec ses origines maories, et sa citoyenneté néo-zélandaise… il a peu de chance de pouvoir rester en France!
  • Ah oui, je vois.

Encore un mariage follement romantique.

  • Marie, Aveline a soudain un ton un peu moins enjoué, je sais ce que tu ressens…
  • Non, non!!

Que je réponds stupidement.

  • Tu aurais bien aimé que Peter te choisisse toi…
  • Quoi? Moi?!
  • Oui… de fait… toutes les femmes en sont folles…

Toutes les femmes SONT folles.

  • Mais c'est la vie, tu trouveras peut être un Australien à ascendance aborigène qui sait!
  • Un simple quidam me suffira…
  • Dis pas ça, si tel était le cas, tu serais déjà casée depuis…
  • Ok, on va pas remettre le disque… je suis quand même contente pour toi et j'aimerais surtout te voir!
  • Ah oui… attends…

Bruit d'un agenda qu'on feuillette.

  • Dimanche 10, ça t'irait?
  • 10 décembre?
  • Euh non… février…
  • Aveline!
  • C'est que euh… je suis très occupée… et après, on part passer Noël dans sa famille à Auckland…
  • Mon Dieu…
  • Oui, on va faire la totale… la messe de minuit, le réveillon, les actions de grâce, les sacrifices humains… elle glousse.
  • Ah là je te retrouve!

Mais non, même pas, elle est sérieuse. Elle croit sincèrement que les Maoris sont encore cannibales alors que comme l'a dit un écrivain néo-zélandais, personne n'a jamais pu exhiber une photo de sa grand-mère en train de manger de la chair humaine.

  • Ah sinon Marie… on va à une manif anti-essais nucléaires dans le Pacifique, aux larges de la Nouvelle Zélande… ça te dit de venir?
  • Euh… j'ai déjà la Palestine, le projet de loi Sarkozy sur la délinquance et la hausse des loyers…
  • Bon ben tant pis alors… à plus!

Et elle raccroche. Je me sens comme un trou au niveau du cœur. Triste et trahie. J'ai beau me dire que c'est normal, que la roue tourne, que c'est la loi de la morne plaine (un clou chasse l'autre dans la morne étendue qu'est la vie ouvrable) ou alors la loi biblique (tu quitteras ton père et ta mère pour prendre époux, ciao les copines…), j'ai le cœur gros.
 
Je veux m'allonger sur mon lit et me laisser aller à la mélopée du malheur (tout le temps toute seule, jamais moi qu'on aime, comment font les autres, pourquoi suis-je si nulle, etc), quand la porte de l'entrée se met à vibrer…

  • Ouvre moi, petite fille indigne!

Et je me rappelle soudain que j'ai promis à baba de l'inviter ce soir même au restaurant pour la sainte Marguerite, le prénom qu'elle s'est choisi en demandant la nationalité française que ces inconscients de douaniers lui ont accordée. Là, elle est en train de rouer de coups de canne la porte d'en bas…
 
En soupirant, je me lève. Je ne suis pas fâchée au fond de ne pas rester seule toute seule mais avec ma grand-mère.

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