L’édition in vitro

Imaginez que l'œuf, c'est votre manuscrit. Vous tentez de le faire vivre, mais pour vivre il a besoin d'un utérus (un éditeur), car vous n'avez pas d'utérus (vous n'êtes pas éditeur). Alors vous vous mettez à la recherche de cet utérus, vous envoyez votre œuf par la poste, à moins que vous n'ayez la chance (toute relative) de pouvoir le déposer en mains propres dans celles de l'utérus.

Vous avez envoyé le manuscrit et maintenant vous attendez. Un jour, deux jours, trois jours… Comme pour les copines et leur œuf humain, vous vous dites, pas de nouvelle, bonne nouvelle, ça a peut être pris cette fois ci. Vient parfois (mais de plus en plus rarement), un courrier du service des œufs qui, d'un ton clinique, vous annonce que votre œuf est rejeté. Parfois, les mois passent, et cela pourrait presque s'assimiler à une grossesse cachée tant on a à cœur de vous tenir au silence. Vous vous doutez bien que votre œuf n'est pas au chaud, si ce n'est dans la poubelle, mais tout de même, vous gardez l'espoir de devenir mère malgré tout. Il y aussi la solution me direz-vous qui consiste à braver le destin en appelant le dit service qui parfois a égaré votre œuf, ce sont des choses qui arrivent, les enfants des autres, c'est bien connu, ne sont pas nos enfants.
 
Par ailleurs, il convient de préciser que, comme pour les fécondations in vitro où plusieurs ovules sont fécondés puis implantés, chaque œuf est envoyé en plusieurs exemplaires à des utérus différents susceptibles de bien vouloir le porter. Un œuf tombe, puis un autre, puis un autre est suspecté de mort in vivo, vous vous retrouvez bientôt avec zéro œuf. Alors vous recommencez. Vous réimprimez votre exemplaire, après l'avoir relu si vous en avez le courage, pour que votre enfant soit parfait, et vous le renvoyez à nouveau en plusieurs exemplaires. Parfois, il est vrai que vous détruisez votre stock d'œufs de dépit et de désespoir, car les spécialistes de votre fertilité ont réussi à vous persuader qu'il valait mieux ne pas être mère, vous ne seriez bonne qu'à donner naissance à des ratés…
 
Sachez que le temps fait tout, c'est bien connu. J'ai lu un jour dans un guide destiné aux futurs parents la phrase sans appel d'un éditeur : tout manuscrit qui n'a pas nécessité au moins 5 ans de travail, ne peut être décemment envoyé à un éditeur… J'ai mentalement traité cet éditeur de connard car au vu de ce qu'il publie, je doute que ses malheureux auteurs à lui se soient tapé une grossesse de 5 ans, et puis, franchement, quel être vivant au monde accepterait de porter un œuf durant cinq ans ? Il faut vraiment être un pauvre mec pour dire des trucs pareils. Ou un génie, genre Balzac ou Despentes (je rigole, à une époque elle se vantait partout d'avoir conçu Les jolies choses en trois semaines…).
 
Certains auteurs donnent naissance à des jumeaux, c'est rare en fait. C'est déjà merveilleux si un œuf prend, alors si deux prennent en même temps… sauf qu'on leur demande de choisir aux auteurs. On ne peut pas croître dans deux utérus. Comme des mères qui donnent leurs enfants à l'adoption pour qu'ils aient une vie meilleure, douloureusement, on choisit, on choisit le plus riche et le plus puissant car on veut que son enfant ait une belle vie ! Il y a des mères, il y a des auteurs cupides, c'est vrai, mais je vous rassure, le plus souvent aucune famille riche et puissante ne se présente pour recueillir le fruit d'un ou d'une parfaite inconnue.
 
Il y a aussi les vraies fausses couches, après implantation de l'œuf dans l'utérus. Vous avez reçu un avis de grossesse positif, vous avez même eu un, voire plusieurs rendez-vous avec l'utérus, une échographie, vous devez subir quelques examens et puis, si tout va bien, on vous donne une date d'accouchement. Parfois, l'examen révèle une tare, un risque post-natal, et l'utérus préfère alors avorter. Parfois, il avorte aussi pour des questions de moyens, il n'a plus de sous pour porter votre œuf. Le retour au ventre plat est rude, certains auteurs y ont laissé leur plume. Définitivement découragés. Ils liront les livres des autres, tant pis, ils ne seront pas parents. C'est beau un livre, même quand il n'est pas de vous.
 
Certains œufs parviennent tout de même à naître et c'est ça qui est beau. Cela sent le papier frais, l'encre, cela est doux sous les doigts et tout le cercle des proches fête le nouvel arrivant à grands coups de rouge et de rondelles de saucisson. Tous les enfants ne seront pas identiquement traités par l'utérus. Certains auront droit à un baptême en grande pompe (salon du livre de Paris, passage à la télé…) et d'autres vivront une vie de misère au fin fond d'une étagère poussiéreuse de librairie. Il y aura les enfants mal aimés, les enfants cachés, les enfants oubliés, et les enfants adulés, terribles, qui passent à la télé et jettent leurs jouets à la tête de l'animateur (qui est resté un grand enfant hihi). Tous vivront leur vie d'enfants, certains deviendront très vieux, certains auront des frères et des sœurs issus de la même mère, et parfois d'utérus différents, certains finiront assassinés sous le pilon, on parlera alors d'euthanasie tragique mais nécessaire.
 
Enfin, en cas de fausse couches successives et perpétuelles, il vous reste aussi le clonage (l'auto-édition avec ses propres moyens du bord) ou le ventre porteur (payer pour être édité par une officine qui ne prête que son ventre). Je connais une femme qui vit dans une petite maison en Provence, qui a fait un livre toute seule, y compris l'impression, et qui s'en sort très bien. Mieux que certaines mères institutionnellement reconnues et dont la naissance de l'enfant est passée inaperçue, sorti du cercle des proches, au point qu'elles ont sombré dans la mélancolie avinée. Cette femme a trouvé des lieux de placement pour son enfant (les librairies du coin avec qui elle a sympathisé) et quand elle vend un exemplaire, la Science, utérus et médecins, n'est pas là pour lui piquer 90% de son salaire au nom « des soins coûteux et des risques pris par le corps éditorial ».
 
On n'écrit pas pour faire de l'argent, m'a expliqué aussi le manuel. Je suppose en effet que c'est comme pour les mères, on n'a pas des enfants pour qu'ils vous en soient reconnaissants plus tard, le sacrifice de la mère, ah c'est quelque chose… comme celui de l'artiste, quoi.
 

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