Morale aléatoire d’un monde communicant

Dans un pays du Moyen Orient, aux prises avec une guerre qu'un faux ami extérieur est venu lui apporter pour son bien, un homme prend son petit-déjeuner à la table de la cuisine de sa maison. Ses enfants les plus jeunes jouent dans la cour de la maison. Soudain, un fracas, des hurlements, une bombe a explosé parmi eux. Ou alors c'est une fusillade qui a éclaté aux mains de son faux ami, qui est de plus en plus pénétré par la peur de ce pays qu'il ne comprend pas, qu'il ne cherche même pas à connaître et qui lui veut visiblement tant de mal. Ou alors cette explosion, c'est encore un attentat perpétré par des gens si ça se trouve de son propre clan, le propre d'un attentat étant d'être aveugle et de ne pas choisir précisément ses victimes. 

Bref, ses enfants les plus jeunes sont morts ou agonisants. 

Son fils aîné, Ali, doit rentrer aussitôt du front pour assister à l'enterrement et soutenir ses parents. Lui, c'est plutôt la haine que la peur qui le pénètre. On lui parle d'un barbu qui organise des attentats mais à l'extérieur de son pays, contre les peuples du faux ami (qui a plusieurs peuples puisque des amis du faux ami se sont alliés à lui). Ali n'a rien à perdre, c'est là la différence du faux ami qui lui a tout à perdre, qu'il s'agisse des dirigeants ou des simples citoyens, puisque le niveau de vie, quantité et qualité, réel ou rêvé, a une pertinence dans cette région du monde. Il dit oui au barbu et part dans un camp d'un pays d'Asie s'entraîner pendant plusieurs mois.
 
Passés ces plusieurs mois, muni de faux papiers, il est expédié dans le pays du faux ami, un jour d'automne aussi roux que scintillant.

Dans une ville de ce même pays, une jeune femme se lève en soupirant. Il va encore falloir aller bosser mais elle pense très fort à ses vacances à la fin de la semaine. Elle ne sait pas, je veux dire profondément, qu'elle a voté pour sa propre mort en élisant le président qui est à la tête de son pays. Pire, elle n'a peut-être même pas voté pour lui, elle a peut-être fait partie de ces gens qui se sont dit que ce rescapé illuminé de l'alcoolisme était un danger pour leur pays. Elle a peut-être même fait partie des gens qui, non seulement ont considéré que cet homme serait un danger pour leur propre pays, mais également pour le monde, à commencer par ces pays ennemis, ou plutôt susceptibles de faire l'objet de l'amitié trouble de cet homme officiellement désireux de leur apporter la démocratie. Hélas pour elle, elle fait partie de la masse qui par définition mélange indistinctement ceux qui ont voté pour la guerre et ceux qui étaient absolument contre. En plus, cette jeune femme n'a absolument jamais milité, elle a toujours eu mieux à faire, ou plutôt elle n'en a jamais ressenti l'envie. Elle est possédée toute entière par sa propre vie.
 
La jeune femme s'habille chaudement, l'automne est froid, mais une fois dehors, elle enlève sa veste, il fait chaud aujourd'hui. Il fera encore plus chaud quand, les fesses assises sur un strapontin du métro, son voisin de sein gauche, rempli de haine et absolument dépourvu d'avenir, se fera exploser à côté d'elle.
 
Et c'est justement ce que nous apprenons à l'école, en cours de littérature ; c'est ce qu'ont dit, ce que pensent encore ceux que l'on a coutume d'appeler les « consciences de la nation, les écrivains, les philosophes, c'est ce que proclament la Torah, la Bible, le Coran ; c'est une vérité éternelle : le pire criminel est celui qui regarde sans rien dire le crime commis sous ses yeux. C'est pour cela que Malika va venir nous tuer. Elle croit que nous devons payer pour notre crime impardonnable -notre silence.
 
A écrit à l'automne 2003 la journaliste russe Goulia Khaïroullina, dans Novaïa Gazeta, au sujet d'une terroriste tchétchène.
 
Mais concernant les criminels du silence, on dira qu'il y a ce qu'on appelle les « conditions atténuantes ». Après tout, on vote pour des gens qui se proposent de défendre ce que nous considérons comme juste. Cette jeune femme avait peut-être voté contre le président de son pays qui a valu à une partie du monde de se retrouver à sang et à feu. Elle avait peut-être voté pour celui qui s'opposait à la guerre, si tant est qu'il en avait un.
 
La jeune femme, lorsqu'elle arrivera au ciel, pourra par ailleurs se prévaloir de ce que déjà, elle s'emmerdait bien suffisamment la vie à la gagner justement et ce, dans le simple but de vivre, même pas dans celui de s'enrichir, et qu'elle n'allait pas en plus se charger du boulot d'hommes et de femmes politiques payés qui plus est grassement pour ce faire. A ce propos, elle pourra même faire la preuve qu'elle avait une semaine de retard dans le paiement de son loyer, ce qui n'est certainement pas le cas d'un seul des dirigeants de son pays. En bref, elle avait bien d'autres soucis en tête que le cas particulier et néanmoins emblématique d'Ali d'Orient, un parfait étranger pour elle dans tous les sens du terme, que l'armée de son pays à elle a finit par acculer à la violence unique, aidée en cela par les propres concitoyens d'Ali. Sachant que tous les citoyens du pays d'Ali ne choisissent pas forcément la violence, ce qui pose tout de même le problème de la responsabilité du criminel Ali, pourra toujours argumenter son avocat face à Dieu qui tient le grand registre de nos péchés.
 
On pourra également plaider le fait que de toute façon, la bombe d'Ali a tué si ça se trouve, dans le même temps, un ardent militant contre la guerre qui lui, aura passé ses soirées et ses week-ends à manifester contre celle-ci, à imprimer des tracts la dénonçant, allant même peut-être jusqu'à perdre son emploi dans cette ardeur tant développée à défendre la paix qu'il en arrivera en retard au travail, la tête truffée de slogans et tournée vers l'Orient… au point qu'on aura finit par le licencier. Et cela ne l'aura pourtant même pas empêché de faire partie des victimes, lui, le juste à la hauteur de ses propres moyens, puisqu'on l'a assez dit, un attentat est aveugle.
 
En bref, si la morale de Goulia Khaïroullina est juste, et injuste à la fois, quelle morale nous reste-t-il dans ce monde de brutes, nous surtout qui avons tant à perdre ?

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