La squatteuse

Depuis deux ans maintenant, la non muse squatte mon existence (et mon appartement).

C'est une petite bonne femme rondouillarde dont on ne se méfie pas au premier abord, et c'est ça justement qui la rend redoutable. Je l'ai hébergée au sortir de l'hôpital (ma sortie) au motif que débarquant de province, avec une improbable valise en carton, j'étais son seul contact en Ile e France. Avec ses cheveux frisés, ses grosses lunettes, sa tenue fripée façon rescapée des années beatnik, posée sur le paillasson, pleine de pluie et de nuages flous dans les yeux, elle m'a fait pitié. J'ai pensé aux sans papiers (bien qu'elle en ait), et à l'engagement de ceux et celles qui les soutiennent, allant jusqu'à les loger chez eux (encore vu une affichette à Montreuil posée par une dame demandant un peu de soutien car elle loge depuis plus d'un an, les enfants d'une Malienne puis la Malienne, puis la sœur de la Malienne, tout ça dans un trois pièces), sachant que je ne risque même pas le Tribunal en logeant cette créature bien de chez nous.

Depuis ma non muse n'est jamais repartie, et je dois dire qu'elle me pèse chaque jour un peu plus.

Le matin commence par un petit café interminable. La non muse me tient la jambe, jugeant utile de me faire connaître son opinion du moment sur l'explosion du PS, le show de Ségolène, la boutanche de Martine, la névrose de pouvoir de Sarkozy, cette façon si plate et si fausse de considérer la bonne santé d'un pays en scrutant les tickets de caisse de ses habitants, et je vous en passe. Comme elle s'est levée tardivement, elle m'impose ensuite généralement de regarder sur internet la chronique de Stéphane Guillon qu'elle vénère car elle trouve son humour grinçant très à son goût. Je ris même si je n'ai pas le cœur à rire (l'heure tourne), tout en me demandant secrètement comment DSK fait pour se taper la terre entière, ce qui entraîne de la part de ma non muse une remarque agacée comme quoi le physique n'est pas tout et que cet homme recèle sans nul doute des charmes profonds à commencer par sa brillante intelligence (je demeure dubitative car on ne couche pas avec un homme au motif qu'il fait des développements macrocéconomiques brillants en 3 parties et qui, au vu de ce qui a été donné de voir par la suite, n'est pas non plus fort d'humour, grinçant du moins). Mon œil traîne sur l'horloge, déjà 11 h 00 et je n'ai encore rien fait, sachant qu'avant, Zébulon a fait équipe avec ma non muse pour m'empêcher d'approcher l'ordinateur. A quatre pattes dans l'appartement, ils ont réussi à faire tomber un meuble dans la cuisine bourré d'épices qui se sont répandues sur le sol, fendre une vitre en tapant dessus avec ma boîte à couture car oui je suis obligée de faire de la couture comme Zébulon arrache tous ses boutons avec ses petites pattes, ils ont ensuite éparpillé tout le linge qui séchait à droite et à gauche car oui, je ne cesse plus de faire des lessives…
 
Enfin Zébulon est parti faire sa sieste du matin et j'ai réussi à expédier ma non muse chercher le pain. J'ouvre fichier après fichier, texte après texte, sans réussir à me mettre vraiment dans l'un. Je passe d'une histoire à l'autre, incapable de me décider entre relecture, démarrage de toute autre chose, j'échafaude des débuts de roman en me disant ça y est c'est parti…   et voilà ma non muse déjà de retour, qui se tient par-dessus mon épaule pour s'assurer que je n'ai rien écrit.

C'est bien, déclare-t-elle d'un ton satisfait, tu n'as rien foutu.
 
Puis elle prend carrément la souris et va vérifier mes comptes, tout en se baladant sur le monde.fr ou rue89, ou tout autre quotidien en ligne qui lui permette de penser qu'elle suit l'actualité et qu'en conséquence, elle a des opinions (dont elle me rebattra ensuite les oreilles). A midi 15, Zébulon refait son apparition, c'est l'heure du déjeuner, ma non muse a branché la radio car elle est fan du jeu des 1000 euros qu'elle écoutait enfant avec sa mère, et c'est sur fond de Banco, banco ! que nous déjeunons tous. Ma non muse pousse des ah et des ho devant la culture des candidats, et je suis bien obligée de reconnaître qu'ils en savent bien plus que moi, ce qui achève le travail d'auto-sape du matin. Avant, nous avons écouté Carnets de campagne, où je me suis imaginée tour à tour en agricultrice biodynamique, en animatrice culturelle ou en manageuse d'un centre de vacances pour enfants handicapés. Je rêve de quitter Montreuil (et ma non muse), de vivre dans de vastes paysages, chaînes des Alpes ou vaste océan, à moins que je n'emprunte les sentiers de Provence où j'aurais une petite maison dans un village à la Pagnol avec le chant des grillons pour seul parasitage de mon activité d'écriture. Ma non muse ricane, elle me rappelle que je ne sais rien faire, et elle me laisse ensuite me farcir la vaisselle parce qu'elle a (toujours) une coupure à la main droite.
 
Il est 14 H 30. Zébulon est parti faire la sieste, et je me dis que ça y est, j'ai deux bonnes heures pour me mettre vraiment à écrire. Mais ma non muse veille, elle n'arrive pas à faire la sieste, elle me dit, quand tu auras un second Zébulon, là c'est sûr que ça sera complètement cuit, question écriture… du coup, tu passeras un concours administratif pour avoir enfin un vrai boulot ? Je lui fais vertement remarquer que je suis vieille et qu'en conséquence, je n'aurais peut-être pas d'autre Zébulon, elle fait la moue, en ce cas, tu seras encore plus malheureuse, avoir un enfant unique, c'est moche, et pour l'enfant et pour ses vieux… tu t'en voudras toute ta vie de t'y avoir mise si tardivement. Je vais pour lui répondre que je n'ai pas eu le choix mais elle s'est mise à ronfler, et je me dis que cette fois, ça y est, je vais pouvoir bosser… et c'est alors A rentré plus tôt du boulot qui me demande de relire un de ses devoirs, je relis, corrige, réécris certaines phrases, me sentant le cerveau aussi vif que celui d'Hibernatus avant son réveil, ou alors c'est yahoo messenger qui se met en marche, une copine qui s'ennuie au boulot, ou alors c'est Zébulon qui se réveille avant l'heure en hurlant, rage de dents ou alors…
 
Le soir arrive, j'ai écrit une ligne, en faisant croire à ma non muse que j'allais aux toilettes, la nuit va tomber, le roman du siècle, ça sera pas pour aujourd'hui, et ma non muse, satisfaite, raconte à A notre journée en disant que je suis idéalement faite pour le métier de mère, ou de dame de compagnie, et que c'est dommage cet entêtement que je met à vouloir essayer d'écrire quand on sait que même ceux qui ont du talent ne sont pas forcément publiés, et que même ceux qui sont publiés, restent aux oubliettes, sans compter que le livre est en crise, que plus personne ne lit, à commencer par elle. Qui préfère converser ou écouter la radio.
 
Je pars tristement me coucher, avec le sentiment d'être un grand sac vide, mais j'ai tout de même le droit de lire, et donc je lis, je lis, et je me dis, courage, la non muse repartira bien un jour, elle assure que sa verte vallée lui manque comme à moi, l'écriture…

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