La visite de tante Dolorès



Nous avons eu ce week-end la visite de tante Dolorès. Cette
année tante Dolorès a en effet renoncé au ski. Trop dangereux à son âge, 68
longs mois de décembre, fragilité des os, risque de salmonelle dans la
charcutaille de la raclette, pickpockets sur les télésièges et je vous en
passe. En effet, tante Dolorès est spécialisée dans les catastrophes, ou plus
exactement, la peur des catastrophes. Elle ne s’est jamais mariée, n’a jamais
eu d’enfants et au vu du week-end qu’elle nous a fait passer, ça vaut sans
doute mieux pour eux  car je gage qu’ils
seraient tous devenus complètement zinzins.

Tante Dolorès est arrivée par le 102, et elle a couru
jusqu’à l’interphone « tant elle a eu peur d’être agressée par tous ces Roms »
qui s’en revenaient par le bus de leur matinée de travail dans le métro
parisien. Je l’ai calmée en disant qu’ils ne s’en prenaient pas aux
provinciales mais alors elle a poussé un véritable hurlement …

Zébulon s’était
emparé d’une cuillère à bois qu’il s’amusait à taper une fois de plus contre la
vitre (le son mat lui plait). Marie, m’a-t-elle dit, ou ce petit va casser la
vitre, et donc se couper, se tailler la coronaire, la jugulaire ou l’artère
fémorale et alors adieu, ou alors il va se lever, courir avec, trébucher,
s’enfoncer la cuillère dans la gorge, s’ouvrir la gorge ou s’étouffer et alors
adieu. J’ai donc enlevé sa cuillère à Zébulon, me sentant vaguement criminelle,
Zébulon qui bien sûr s’est mis à brailler. Tante Dolorès a pris un air pincé
tout en se laissant choir dans l’unique fauteuil du lieu.

Elle a extrait de dessous ses fesses plates le journal que
j’étais en train de lire avant qu’elle ne s’abatte sur nous. Elle s’est mise à
le feuilleter  fébrilement pendant qu’on
lui préparait un thé. Thé qu’elle a bu en nous commentant l’article qu’elle
venait de lire et qui était consacré aux cancers dus à la pollution de
l’environnement, nous précisant aimablement que les leucémies enfantines
étaient en hausse, quoique se soignant de mieux en mieux, et que nous étions
parfaitement irresponsables de donner des légumes du marché pleins de
pesticides à notre fils qui par ailleurs buvait son lait dans des biberons en
plastique, s’empoisonnant ainsi lentement mais sûrement, et alors adieu.
Inconscient de tous ces dangers, Zébulon est monté sur ses genoux mais elle l’a
fait redescendre car elle devait passer un coup de fil à sa voisine qui
s’occupe de son chat à tendance dépressive et qu’elle ne voulait pas que le
petit prenne des ondes dans la cervelle (et alors adieu). Inutile de dire
qu’elle a étouffé un léger sanglot quand elle s’est rendu compte que A
utilisait la wifi à la maison.

J’ai commencé à avoir du mal à respirer. Je dois bien
reconnaître que depuis la naissance de Zébulon, ces questions fondamentales que
sont la mort et la maladie me hantent bien plus régulièrement qu’avant et j’ai
pris le parti de les écarter au maximum, une fois les lieux et les nourritures
et les jouets –relativement- sécurisés. Je pense toujours à cette amie qui a
refusé de mettre un portillon dans les escaliers de sa maison pour empêcher ses
filles de dégringoler en bas au motif qu’il fallait qu’elles apprennent un
minimum le danger. Ses filles en sont à 4 chutes chacune, plusieurs points de
suture, mais elles sont toujours en vie comme me l’a fait plusieurs fois remarquer
leur mère. 

Concernant cette méthode, je demeure partagée mais nous
n’avons pas d’escalier alors je n’ai pas à faire un choix, c’est déjà ça.

Nous sommes ensuite sortis nous promener au parc à côté car
il faisait un soleil quasi printanier. Tante Dolorès ne s’est néanmoins calmée qu’après
que j’ai eu enfoncé sur la tête de ce pauvre Zébulon son bonnet en polaire épaisse
car elle avait lu quelque part qu’une otite attrapée à un an peut dégénérer
facilement en surdité. Au parc nous avons pris une allée qui surplombait Paris,
baigné en contrebas dans un brouillard de pollution épaisse, ce qui a enclenché
aussitôt une violente toux chez tante Dolorès mais je suppose que c’était
psychologique. Les habituels chiens sans laisse couraient follement partout et
Zébulon, porté dans son écharpe sur mon ventre, les désignait tout joyeux du
doigt en disant ta ta ta. Tante Dolorès s’est saisi d’un bâton car elle avait
encore tout frais en mémoire ces faits divers macabres où l’on retrouve une
vieille provinciale et un petit enfant à moitié dévorés par des chiens de
banlieue, et alors adieu. Je lui ai expliqué que oui, moi aussi, j’avais la
trouille de les voir ainsi en liberté mais que là encore, je refusais d’avoir
peur car sinon, nous n’irions plus au parc, ce qui serait plutôt moche pour le
gamin (et sa mère). Je t’enverrai ma bombe paralysante, elle m’a juste répondu
d’un ton soucieux, ça prend pas de place, il suffit de l’avoir à la main en cas
où… J’ai évité de lui rétorquer que selon A qui s’arme, attire le danger.

Le dîner s’est passé sans trop d’angoisses, si on met à part
les trois hurlements que tante Dolorès a poussé, une fois quand Zébulon est
monté sur le canapé (risque de chute), une autre fois quand il a voulu rester à
côté de nous dans la cuisine pour nous regarder faire frire les patates (risque
de brûlure) et une autre quand il a plongé la tête dans l’eau de sa baignoire
(risque de noyade). Durant le dîner, elle nous a résumé par le menu le film Nos enfants nous accuseront qu’elle
avait été voir il y a peu, sans omettre de nous relater dans tous ses détails glauquement
croustillants son job de bénévole dans un service de soins palliatifs, qui se
partage entre vieux et jeunes mourants, y compris parfois des enfants de 4 ans.
Puis nous sommes partis nous coucher.

Et je me suis tapé l’insomnie du siècle.

J’ai pensé toute la nuit à la mort, à la maladie.
Essentiellement à celle de Zébulon, la nôtre n’étant finalement angoissante que
parce ce qu’elle laisserait Zébulon tout seul (on en devient humble), me
repassant en boucle les statistiques et tentant de me rassurer au vague motif
que personne n’est mort d’un cancer de par chez nous, avant que de me rappeler
qu’un bon paquet ne sont pas génétiques et que les enfants qui naissent
aujourd’hui ont a priori une espérance de vie moins longue que la nôtre, déjà
raccourcie par rapport à celle de nos vieux. J’ai pensé à Zébulon bientôt chez
la nounou qui laisse les lampes branchées sans ampoule, utilise des lingettes
pleines de produits chimiques et qui sans doute nourrit ses ouailles avec du
Ed. J’ai eu un spasme de pure angoisse et je me suis tournée et retournée dans
le lit. J’ai ensuite pensé à Zébulon en colonie, violé par un moniteur, exit
les colos, Zébulon adolescent sur un scooter, exit le scooter,  Zébulon faisant comme Grand Corps Malade et
sautant dans une piscine vide, exit les piscines, Zébulon partant en Egypte
avec un groupe de jeunes et victime d’un attentat à la grenade, exit l’Egypte…  Je me suis relevée au moins 3 fois pour
m’assurer qu’il respirait toujours, me rappelant avec bonheur que la mort
subite ne s’intéressait qu’aux enfants de moins d’un an… avant de me rappeler
qu’une amie avait perdu un neveu de cette mort là à 12 années sonnées.

Au matin, épuisée, j’ai raconté ça à A qui m’a juste grincé,
c’est vianesque ma pauvre fille… mot que nous utilisons souvent quand la Grande
Angoisse au sujet de notre fils se saisit de nous. Cela vient de « vianesque »
qui vient de Boris Vian, et de son roman l’Arrache
cœur
où une mère éperdue d’angoisse finit par mettre ses 3 fils en cage
pour les préserver de tout danger. J’ai caressé une seconde l’idée de piquer la
méthode à cette femme qui devait avoir été persécutée par une tante Dolorès. Mais
j’ai entendu en souvenir le chant triste d’un des mouflets enfermés dans sa
cage. Sous prétexte de la protéger, on ne peut pas mettre la vie de ses enfants
en prison, me suis-je dit (sans me sentir réconfortée pour autant), et j’ai
aussitôt pensé au titre de ce docu consacré à des enfants cancéreux, La vie est immense et pleine de dangers,
tandis que de la cuisine, me provenait le bruit de tante Dolorès en train de
jeter à la poubelle toute notre confiserie pleine de colorants.

J’ai aussi repensé à Jean-Louis Fournier, dans Où on va Papa ? Parents d’un premier
enfant handicapé, lui et sa femme attendent un second enfant et afin d’exorciser
l’angoisse que lui aussi soit handicapé, ils pensent très fort au malheur que
ce serait d’avoir un autre enfant handicapé… au motif qu’il est coutume de croire
que ceux qui pensent au malheur en seront préservés et que ceux qui n’y pensent
pas, ne se sentant sans doute pas concernés par ce dernier, le verront au
contraire fondre sur eux. Et Jean-Louis Fournier a néanmoins eu un second
garçon handicapé. Alors…

Alors, de toute  façon, il est impossible
de ne pas y penser et je comprends mieux maintenant la phrase de cette amie qui
disait, ses enfants, on a parfois tellement peur pour eux qu’on regrette
presque qu’ils soient nés, et une autre, leur mort, j’y ai pensé dès leur
naissance, elle est toujours là en moi, cette peur là, tu vis avec et puis
c’est tout.  Tante Dolorès m’a
réconfortée en me disant que la médecine faisait beaucoup de progrès, au point
qu’il se passe parfois un mois sans qu’aucun enfant n’atterrisse dans son
service de soins palliatifs et je crois bien que j’ai eu envie de la tuer. Pour
exorciser.

En attendant, tante Dolorès est repartie dans sa région,
tenir la main à ses mourants, Zébulon a retrouvé sa cuillère bois favorite et
tape avec ardeur sur la vitre du salon qui tremble et qui tremble…

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