Travailler plus, pour (dé)penser moins ?

Au travail, on a tendance à penser qu’il y a grosso modo
deux types de gens : ceux qui travaillent et ceux qui n’en foutent pas une
rame. Je tendrais à nuancer en précisant que par ailleurs, il y a ceux qui
préfèrent avoir plus de boulot que moins, et ceux qui préfèrent au contraire en
avoir moins que plus.



De prime abord, parce qu’on est polis, on louera ceux qui
préfèrent bosser plus et on condamnera ces feignasses qui préfèrent bosser moins.

Mais qu’entend-on par travailler plus ? S’il s’agit de travailler plus
pour gagner plus, et que l’on gagne effectivement plus, la raison qui pousse à
travailler est fort simple (pour qui aime ou a besoin de gagner plus). De même,
s’il s’agit d’un travail à forte valeur ajoutée personnelle, la question du
travailler plus prend un sens qui peut parfois flirter avec l’existentiel (certes
au petit pas), et se passe donc de justification.

Mais s’il s’agit juste de travailler plus… pour travailler
plus, on est en droit de se demander quel est ce drôle moteur qui pousse à
trimer pour ce qui semble bien n’être que des nèfles.

C’est là qu’interviennent Pascal, et Yahvé. Commençons par
le plus vieux,  Yahvé (et la clique qui
lui fera suite)… Il est écrit dans la Bible que l’homme devra gagner sa vie à
la sueur de son front. Peut être n’est-ce pas formulé exactement ainsi mais
l’idée maîtresse est que, de même que la femme accouchera dans la douleur, le
travailleur gagnera son pain en en bavant le plus possible. Celui qui est venu
après Yahvé, à savoir Jésus (pour dire vite), n’a pas non plus poussé le
travailleur à gagner sa vie dans la joie et la légèreté. Et ceux qui ensuite
ont formé son Eglise ont de même poursuivi dans l’idée que l’on doive gagner sa
vie de façon pénible, du moins dans l’effort, qu’on soit catholique ou
protestant, la différence étant que le catholique doit en plus avoir honte de
sa réussite matérielle (mais le protestant ne doit pas non plus se vanter des 0
figurant dans son compte en banque paraît-il).

Il faut travailler car si on ne travaille pas, on est dans
le péché (l’oisiveté est mère de tous les vices) et donc, tant qu’à faire,
travaillons tant et plus pour s’approcher du paradis.

Et il est incontestable que travailler pour travailler est
une forme de souffrance, du moins d’effort et d’absolu non divertissement de sa
vie. A ce propos, j’ai tendance à penser que la RATP se situe du côté de ceux
qui estiment que la vie est une ruche remplie d’abeilles devant travailler
ardemment sans perdre 1 seule seconde… cette hypothèse me vient à la lecture de
ces autocollants d’un goût douteux qui sont apparus depuis peu sur les vitres
du métro, comme « 1 seconde perdue en station, du retard sur toute la
ligne » ou « pour gagner du temps, préparez votre sortie », ce
qui immanquablement me fait venir à l’esprit l’image d’une armée de vieilles et
de vieux paniqués à l’idée de rater leur station et qui 3 étapes avant, sont
déjà debout, rigidifiés par l’anxiété, la célèbre phrase déjà en bouche « vous
descendez ? ». Mais pourquoi paniquent-ils ? Ils n’ont plus à
besogner dans la ruche, qu’ils se détendent ! C’est à nous les actifs de
nous grouiller ! Mais ces autocollants sont peut être après tout une forme de second
degré, destiné à égayer les travaillants plus entassés dans les rames,
empoisonnés par l’aisselle de leur voisin, tout ça sur le flonflon d’accordéon
de celui qui aimerait bien au moins gagner une p’tite pièce.

Et Pascal me direz-vous, que vient-il faire dans ce
bureau ?

Eh bien, il a à faire avec le mot « divertissement »…
Avez-vous remarqué que lorsqu’on travaille comme une brute on n’a pas le temps
de penser ? Et de penser notamment à ses soucis ? Et de penser
notamment à sa propre mort hein dites ?! Le travail c’est le
divertissement idéal de l’esprit, une sorte de fiesta exctasyque à l’envers, au
point que certains grands malades sont fortement encouragés à continuer de
travailler, cancéreux, dépressifs ou célibataires endurcis, et pas seulement
pour des économies de sécurité sociale. Or Pascal méprisait ce divertissement
qui empêche l’homme de penser à sa vie et donc à sa mort qu’il enfouit ainsi
dans la paperasse ou les boulons de son activité professionnelle. Nicolas
Bouvier, dans Le vide et le plein,
tiré de son expérience japonaise, a bien remarqué que cette société fonctionne,
ne peut fonctionner qu’à plein régime : dès qu’elle s’arrête, les idées
noires, le vide surgissent et avec elles, le néant, qui commence par la perte de l’étiquette
suivie par la perte de la face avant que tomber dans le grand trou noir de la
mort… ce qui poussent les Japonais à déployer en toute circonstance des
surcroits d’activité (ça vous rappelle quelqu’un ?).

Et ce n’est certainement pas la seule de société, à penser
que la meilleure façon de marcher soit celle-ci…

Ainsi, travailler beaucoup n’est pas forcément le signe
d’une ardeur admirable de qui se retrousse les manches (comme on aime à le dire
en ce moment), cela peut être le signe d’une fuite, la fuite de la mort
commençant par la fuite de sa vie. Un pur renoncement à soi-même, et donc au
monde. De là à penser que la feignasse soit une sorte de sage… nous n’irons pas
jusqu’à là car la feignasse véritable empoisonne la vie de ses congénères et
souvent ne les distrait même pas.

En bref, méfiez-vous non seulement des feignasses véritables
mais aussi de ces actifs qui dès que le niveau de travail diminue sombrent dans
la mélancolie ou au contraire se sur-agitent… surtout s’ils sont votre patron.

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