Il se trouve que ma non muse reçoit régulièrement la visite d'une de ses sœurs, Cléa Culpa, qui habite en grande banlieue et qui passe son temps à s'excuser tout en vous culpabilisant, du genre à vous dire… non, je t'en prie reste à table, je vais débarrasser, et s'exécuter effectivement tout en poussant de grands soupirs de lassitude.
Elle vous besogne aussi en vous narrant le récit de sa pauvre vie, celle d'une femme qui élève seule sa fille, Miserare, en alternant différents emplois sous-payés et non qualifiés (caissière, ouvrière à la chaîne, femme de ménage en entreprise…), avec 4 heures de transport par jour, la bouffe désormais périmée et même parfois les restos du cœur en fin de mois, les semelles en bois, la margarine et les tickets de rationnement (mais là c'est un souvenir de guerre de sa mère qui s'est glissé par erreur). Bref, une pure vie d'esclave, une lente marche vers la mort pourrait-on même dire tant il n'y a rien qui y fasse sens ou à défaut lui donne l'espoir d'autre chose … cette vie est heureusement agrémentée par des séjours réguliers chez nous (on lui offre piteusement son ticket de RER) où elle se refait un moral en nous culpabilisant avec ardeur.
Et quand ces deux bestioles se mettent à m'asticoter, ça donne ceci :
Moi (après avoir reçu une demande de confirmation de reprise du boulot)
Boulala… Pas envie de retourner travailler, envie de rester ici, avec Zébulon, le regarder grandir… et puis écrire…
Ma non muse (indignée)
Mais tu n'arrives pas à écrire ! Des mois que tu essayes ! Autant retourner bosser, au moins tu penseras moins à la maladie et à la mort ! A ce que tu as fait ou plutôt pas fait, et donc à ta vie ratée !!
Cléa Culpa (encore plus indignée)
En plus, il faut gagner sa vie ! Tu es déjà incroyablement privilégiée de vivre dans ce mirifique palais de 3 pièces à Montreuil, il te faut enfin regagner la réalité de la vie ! Celle des gens qui bossent ! Celle de ceux qui passent plus d'heures dans les transports en commun qu'avec leurs enfants ! Même si, gâtée comme tu l'es, tu n'auras qu'1 heure 30 de trajet par jour !
Moi (coopérative)
Oui je sais je ne dois pas me plaindre, plus d'un an avec mon fils, c'est déjà une sacrée chance… mais replonger là dedans… le boulot, le métro, toutes ces heures perdues…
Ma non muse (ricanante)
Tu pourras en profiter pour réfléchir à tes "romans"…
Moi (paniquée)
Mais entre le travail et le Zébulon, je n'aurais plus le temps de rien !
Ma non muse (doucereuse)
Tu auras tes vendredis… tu te rends compte… au moins 4 heures par semaine… si on ôte le temps pour faire les courses et le ménage…
Cléa Culpa (indignée)
Mais le vendredi, tu prendras Zébulon j'espère bien ! Tu ne vas pas tout de même pas me dire que tu as fait ce pauvre petit à 40 ans quasi sonnés pour le laisser pourrir en nourrice le vendredi !
Moi (piteuse)
Euh…
La vérité est qu'effectivement, je ne compte pas laisser Zébulon chez sa nounou ce jour là tant déjà la simple idée de ne plus être avec lui toute la journée me retourne à la fourchette à huître. La vérité étant que sans ce vendredi pour écrire je ne vois vraiment pas comment poursuivre, la vérité étant donc que je veux à la fois être avec Zébulon, et à la fois avoir du temps pour écrire, et que je suis donc en train de faire des calculs tortueux dans ma tête en me disant que je poserai des jours de congé pour réussir à écrire… en espérant que Cléa Culpa ne sera pas dans les parages, ni la non muse, car la vérité pour le moment est que je n'avance toujours en rien et que prendre de précieux jours de congé pour fixer mon écran en attendant que ma non muse fasse une disparition et donc l'écriture, une réapparition, me paraît comme… comment dire… comme s'acheter une robe très très chère pour s'apercevoir qu'on ne la mettra jamais parce qu'elle vous grossit les mollets. Je décide de changer de sujet.
Moi (pleine d'espoir)
De toute façon, je compte bien avoir un second Zébulon et donc rempiler pour un nouveau congé parental…
Ma non muse (ironique)
Très bonne idée ! Tu n'arrives déjà pas à écrire avec un enfant alors deux…
Moi (toujours positive)
C'est une question d'inspiration, pas tant une question de temps. Il suffit que je mette la main sur un fil conducteur, et hop, ça ira, Zébulon fait quand même de bonnes siestes…
Ma non muse (doucereuse)
Pour le moment… et puis, qui te dit que le second fera de même hein ? Qui te dit qu'il fera même la sieste ? En tout cas, je ne connais aucune créature humaine qui aie réussit à faire avec 2 enfants ce qu'elle n'arrivait déjà pas à faire avec un !
Moi (abattue)
On verra bien, la question ne se pose pas pour le moment…
Ma non muse (faussement légère)
Oui et puis pour l'inspiration, on verra bien aussi… après tout, ça fait deux ans que tu touilles l'encrier sans que rien n'en sorte, alors quelques mois, quelques années de plus… il y a des auteurs qui démarrent leur carrière à la retraite… une fois la feuille de salaire rangée avec les enfants élevés… oh ce n'est pas un mal, c'est juste que le temps leur est compté et qu'ils n'intéressent généralement pas grand monde… des histoires de tisane tiède, de retombée en enfance, en couches et à trois pattes…
Cléa Culpa (hargneuse)
Mais tu comptes vivre comment pendant ce temps là ? Encore sur l'oseille de ta vieille baka ? Vous avez une vie incroyable, A et toi, aucun ne bosse, et aucun pour autant ne fréquente les hardeudiscountes… j'aimerais pouvoir en faire autant, moi qui travaille depuis l'âge de 16 ans et qui risque à chaque fin d'année le licenciement pur et simple ! Moi qui suis menacée d'être abattue si d'aventure il me prenait la fantaisie de détourner 40 centimes d'€ de la caisse en tickets de consigne !!!!
Moi (bredouillante)
Euh… il y a toujours le petit avant-héritage de Baka, plus les économies que je vais faire en retravaillant… si je m'organise bien, je devrai pouvoir réussir à mettre pas mal de côté…
Cléa Culpa (criant presque)
Comme pour Zébulon ? Alors là fais-moi rire, ça a dû lui payer un paquet de couches à ce pauvre garçon… et encore… je vois que dans ce pays, il y a ceux qui bossent et ceux qui se la coulent douce, je vois qu'il y a ceux qui connaissent la crise et puis il y a les autres… comme moi par exemple qui suis partie en vacances pour la dernière fois il y a 4 ans et encore c'était dans le Nord chez mes parents, quand toi et A vous vous pavanez régulièrement sur les routes de France !
Moi (criant de même)
Mais je prendrai ce temps là pour s'occuper de mes enfants ! Ce n'est pas ni du temps volé ni du temps gaspillé !
Ma non muse (d'un ton faussement innocent)
Mais je croyais que tu comptais écrire ?
Moi (au bord de la crise des nerfs)
Les deux ! Je ferai les deux !
La vérité est que je ne sais pas comment je ferai. La vérité est que de toute façon je ne sais pas du tout si j'aurais la chance d'avoir un second enfant, car je suis une vioque comme me l'a fait remarquer Cléa hier soir en feuilletant nos photos de quand on était étudiantes, la non muse et moi (ma non muse s'appelait alors Procrastine et elle ne manquait jamais de passer quelques jours avec moi avant les examens de fin d'année), et que j'ai 5% de chance par mois d'avoir un moutard qui me permettra de mettre les voiles de ce qui m'apparaît une prison, dorée certes, mais un lieu où je ne peux pas écrire, où je ne suis pas libre d'aller et venir, où je suis assise 8 à 10 heures par jour à faire des choses qui me paraissent de plus en plus absurdes dans une ambiance qui a viré au stress intégral si j'en crois les nouvelles du front. Et le stress, pour le stress et des choses ineptes, ça me met en colère, vraiment, je n'autorise que les chirurgiens, les sages femmes et les mourants à stresser, et encore… La vérité est que mon esprit tire sur sa laisse, se fabrique des rêves d'autre chose et que je me vois quitter la région pour… pour faire autre chose.
Cléa Culpa (outrée)
Mais tu voudrais faire quoi au juste ? Tu ne vas quand même pas venir piquer les emplois sous-qualifiés des pauvres pas chanceux en région ?
Moi
Je ne sais pas… je verrais bien une fois installée là bas… passer peut être un concours, intégrer enfin véritablement la fonction publique, décrocher un poste basique à temps partiel…
Ma non muse (gloussante)
Alors là je me marre… j'imagine que tu vas leur demander un 70% voire un 50% en expliquant que Madame Ecrit… vu le peu de postes ouverts à concours désormais et tous ces vioques qu'on ne remplace plus, j'imagine combien ils seront ravis d'avoir une Artiste à temps partiel dans leurs bureaux !
Moi (en grognant)
Oh ben je verrais bien… sinon je ferai autre chose…
Cléa culpa (lourde)
Mais quoi ?
Moi (d'un ton évasif)
De l'agriculture biologique, retaper un gîte, tenir des chambres d'hôtes, monter une ferme bio pour enfants placés par la Dass vu que A sera éduc spé et que…
Silence. Silence consterné, et accablant de mépris des deux frangines. La vérité est que je sens bien que tout ceci est effectivement peu crédible. Je sens bien qu'elles ont raison. Pour le moment du moins. La vérité est que je cherche un moyen d'échapper à cette vie qui m'attend, boulot bébé dodo, de trouver le moyen qui me permettrait de gagner raisonnablement ma vie tout en gardant du temps pour écrire. La vérité aussi est que je trouve de plus en plus absurde et désagréable de rester assise toute la journée dans un bureau et que j'en suis à me voir bêcher des parterres bio ou à touiller dans un gîte des œufs brouillés à des Anglais retraités qui viendraient visiter la Provence avant que de m'en aller ensuite écrire plusieurs heures face à la barre du Mourre nègre…
Ma non muse (scandalisée)
Mais tu n'écris pas !
Clé culpa (encore plus scandalisée)
Une ferme bio ! Mais depuis quand as-tu une formation en agronomie ? Et les chambres d'hôtes ? Tu t'imagines changer les draps dans lesquels les gens auront forniqué bruyamment toute la nuit au-dessus de vos têtes ? Et les cas sociaux ? T'as déjà du mal à faire la police avec Zébulon alors t'imagine des gamins de cité placés chez vous ? non parce que moi je connais bien hein les gamins des cités, là où j'habite c'est viols et compagnie, Miserare, je la mets sous clé dès 18 h 00 passés et quand je descends…
Blablabla. Elle est lancée. Tout son malheur du monde, et notre bonheur indécent, pour un peu elle culpabiliserait ce pauvre Zébu quand il boude son omelette ou verse avec ardeur son pot de yaourt sur la tablette de sa chaise. Je la laisse blablater sur comment elle réussit à survivre dans sa cité minée par la drogue et la pisse de pittbull et je m'en vais sortir la petite bestiole, Zébulon Ier qui se réveille frais comme une rose, ignorant que ce qu'il vit est un petit paradis fragile et menacé par l'Ogre travail, les crises du système et les hareudiscounters comme dirait Cléa Culpa, sans oublier la bouffe périmée et les biberons au bisphénol A.
Ce n'est pas son affaire et quand je suis loin de Cléa Culpa, que je n'entends plus le son de sa voix, si juste et si déprimante, je me permets d'oser espérer qu'il restera toujours ce petit privilégié pour qui le monde est un chantier de découvertes permanentes et passionnantes, entrecoupés de gâteaux et de morceaux de pain à boulotter sur des chansons stupides et joyeuses.
