La lutte primale

Les beaux jours arrivent, et Zébulon maîtrisant de mieux en mieux le une deux, une deux, un pied l'un devant l'autre, les joies infinies du square urbain s'ouvrent enfin à nous. Je découvre alors que contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'adulte est un animal éminemment sociable et pacifiste  tandis que son petit est un mufle et un guerrier en puissance, engagé dans une terrible lutte primale. Sachez en effet bonnes gens, que si un moutard de 2-3 ans avait le pouvoir, ce serait la guerre atomique avant même la fin de sa première année de mandat. Un conseil, si l'un d'entre eux arrive à la Présidence, faites immédiatement vos bagages et partez vous installer dans une maison de retraite…  quoique les vieux retombent en enfance et doivent donc nourrir les mêmes obsessions de petits propriétaires que les mouflets.

Zébulon fait donc son entrée au square en poussant des cris de joie, je me prends quelques coups de pied car je ne détache pas assez vite sa Seigneurie de sa poussette. Cris de ravissement encore quand il découvre que sur le jeu immense qu'il vient péniblement d'escalader se trouvent deux petites filles de 2-3 ans… qui lui jettent un regard plein de mépris et même de pure méfiance, genre mamie 1 et mamie 2 sont dans le métro et serrent leur sac à main devant l'Etranger. Ça commence bien. Pas découragé, Zébu s'attaque au long boyau de métal qu'il faut traverser pour se retrouver de l'autre côté, autre côté qu'un congénère de trois ans environ est occupé à obstruer.

Pas grave, Zébu pousse, passe sur les jambes, se prend en retour un coup de pied dans la fiole et voilà mon animal incivilisé passé de l'autre côté. Je présente nos excuses à Zébu et moi  au congénère outré qui pousse des cris aigus, mais mon fistounet s'est déjà lancé tête la première dans l'escalier de la descente. Arrivé en bas, nouveaux cris de ravissement car une petite bande d'enfants de 8-10 ans jouent à chat, et il prétend bien participer. Regards condescendants de la petite équipe qui part le plus vite possible pour semer ce petit boulet qui les regarde avec émerveillement. Pas grave, Zébulon a avisé deux enfants de 2-3 ans, sur le haut toboggan, qu'il entreprend d'escalader par la pente, et un des enfants se met alors  à descendre en le regardant fixement, genre dégage.

Je lui dirais bien qu'il a pourtant bien vu qu'il y a un petit à qui il pourrait faire mal, mais j'ai juste le temps d'enlever Zébulon et le gosse en question, une fois arrivé en bas, repousse ma bestiole qui, tout sourire, pensait avoir enfin trouvé le bon numéro avec qui s'amuser. Sur ce, l'autre enfant arrive, qui descend à toute berzingue le toboggan, et emplafonne le tas avec ses grosses groles, se relève sans même s'excuser et part refaire un tour aussitôt. Pas grave, Zébulon met le cap sur le tas de sable où une mémère de 3-4 ans le repousse froidement de la pointe de sa pelle verte. Genre, ne m'approche pas manant, tu sens la saucisse à l'ail. Pas grave, Zébulon pose alors sa patte rebondie sur le manche d'une poussette de poupée hélas déjà aux mains de sa propriétaire qui me jette un regard outré et s'écrie c'est à moi ! c'est à moi ! avec la vigueur d'une sexagénaire attaquée dans la rue par une horde de drogués.
 
Alors là, je dois bien avouer que des pensées négatives se saisissent de moi et je craque… Je traite la petite du bac à sable de poufiasse laide et celle à la poussette, de coincée du cul rapiat de mes deux. Ensuite, je retrouve les deux zouaves du toboggan et j'en prends un pour taper sur l'autre, puis je gifle un par un, tous les enfants à qui Zébulon a sourit et qui ne lui ont opposé en retour qu'un froid et bien attristant mépris. La main me chauffe, alors je me calme, je me sens mieux. J'explique à mon fils qui mange du sable qu'un jour lui aussi fera la même chose que ces gamins là, oui, à 2-3 ans, il sera aigri comme un vieux, accroché à ses possessions comme harpagon à son or, mais qu'il passera ensuite ce cap là pour virer peut-être coco qui sait ou bien il fera vœu de renoncement aux biens de ce monde en s'installant dans un ashram en Inde, à moins qu'il ne partage son héritage avec tous les pauvres de sa connaissance. Pendant ce temps là, les parents ont fait cercle autour de nous et je sens que je ne vais pas me faire que des amis. Mais non, chacun d'entre eux, mis à part quelques récalcitrants partis me dénoncer à la police, vient me féliciter d'avoir donné une bonne leçon à ces moutards qui sont la honte de l'humanité, à pousser des cris de bête dès qu'on effleure ne serait-ce qu'une de leurs propriétés, et qui ne sourient jamais à leur prochain de peur sans doute de s'user la zygomatique…
 
Tous les parents me disent leur ras le bol de ces guéguerres de square permanentes et incessantes, qui, il est vrai, cessent normalement un peu plus tard, s'il y a un parent un tant soit peu attentif qui veille au grain. La grand-mère de la petite pétasse à poussette me raconte qu'il n'est pas rare qu'un mouflet s'en saisisse (de la poussette) et monte ensuite en haut du toboggan, pour le seul et unique plaisir de la balancer sur le sol tandis que son gardien, père ou mère, lit Closer ou parle chiffonsbagnolespouvoir'achat avec d'autres malotrus. Pour faire bonne mesure, la grand-mère balance une tarte à sa petite-fille qui n'a pas voulu laisser Zébulon toucher à sa machine mais je proteste en disant que cela n'était pas vraiment nécessaire. Un père de famille m'assure lire tous les soirs Politis et des tracts de l'union CGT à son fils pour qu'il condescende enfin à prêter son ballon à d'autres mioches mais c'est peine perdue, 3 ans, il en est à l'âge de pierre, soupire le père … à 4 ans, si ça continue, on l'enverra aux jeunesses NPA de Montreuil.

Une mère me console également en disant qu'elle aussi a dû apprendre à dissimuler ses larmes à sa fille qui, arrivant au square, irradie de sourires à la ronde, illuminant la terne lumière dans laquelle baigne ce lieu nordique, sans que jamais, jamais aucun enfant ne lui rendre le plus petit de ses sourires… Comme moi, cette mère au cœur demeuré mou, est rentrée bien souvent chez elle, abattue, accablée, en se disant que l'humanité commençait bien bas, que l'innocence, c'était bon pour les 2-3 mois et encore, et que tous ces maudits enfants allaient finir par pourrir le moral et la bonne humeur de sa fille qui, innocente et joyeuse, se dirigeait chaque jour vers ses semblables la fleur au fusil. Je bois parfois un verre avant de venir, m'a chuchoté cette mère, pour tenir le coup devant toute cette jungle…
 
Nous parlons ensuite de Rousseau, de l'état de nature mon cul, louant alors la société qui vient rendre les individus un peu plus attentifs les uns aux autres, mettre un peu de douceur et d'amabilité dans les relations inter-individus, tandis que les guerriers continuent leurs guéguerres sans nous, Zébulon descendant les escaliers sur la tête, le toboggan sur le dos, à l'envers, avec les groles des plus grands dans la figure à l'arrivée, les cheveux empoignés, lui-même toutes griffes dehors, plantées dans les joues de mamie 1 et mamie 2 qui elles aussi veulent faire du toboggan, tandis que la poussette git, brisée en deux sur le sol.
 
Alors que le soleil se couche, je range mon Zébu tout content dans sa poussette, la joue griffée, un bleu sur la tempe, la patte ronde et sale posée sur le king kong velu que l'Indien du bazar lui a offert ce matin, et je rentre chez moi, la tête comment dire… à l'envers. Je ne pensais pas un jour penser ainsi, les enfants sont des loups pour les enfants et les grandes personnes, de doux innocents, des bergères et des bergers au regard comme aux intentions illuminés de candeur. J'ai dû mal analyser quelque chose…

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