L’essentiel est ailleurs

C'est fou le nombre de fois où on peut se dire cette phrase là dans une journée. Bon, pas tout le monde, mais un paquet de monde, quand même.
 
C'est à la fois une jolie maxime philosophique et une déprimante constatation. Un renoncement qui peut être dicté par l'abdication ou la déception comme par une vision un peu (voire très) élargie de l'existence. Sûr que cette phrase sera plus facilement prononcée par un employé de bureau que par un ministre en plein exercice de ses fonctions (mais qui la prononcera peut-être quand on le démettra de ces dernières afin d'avoir l'air beau joueur).

Peut-on l'imaginer prononcée par un président de société qui, arrivé au terme de son mandat ou même démis, taille la route avec 3 millions d'euros en laissant son ex boîte plombée avec 1300 de ses employés fichus à la porte? Je l'imagine mal ou alors ce serait une énième tranche de cynisme dans le gros gâteau bouffi de crème que ce tartuffe ordinaire et malheureusement sans vergogne s'apprête à s'empiffrer tout seul.

Non, en général, cette phrase, on la prononce quand on est aux prises avec des évènements pénibles, désagréables mais cependant pas au point de menacer notre vie, notre santé ou celle de nos proches. On imagine mal quelqu'un à qui on vient de trouver un cancer s'exclamer, l'essentiel est ailleurs.  Ou alors, plus tard, quand il s'apprêtera à passer de l'autre côté, s'il est parvenu, après avoir bien cuvé sa vie, à se remettre de l'idée d'une mort qui emporte tout, ou plutôt, s'il a réussi à y voir un passage vers autre chose, alors oui, il pourrait bien s'exclamer dans quelques cas très rares, l'essentiel est ailleurs. La fille de Françoise Dolto rapporte qu'au moment de son agonie, sa mère l'a exhortée de bien vouloir cesser de se lamenter et de paniquer, au motif que « après tout, ce n'est jamais qu'une vie qui s'en va… ». J'aime à croire que cette sortie est vraie car elle colle bien au personnage et me met du baume au cœur, ce baume un peu bizarre qui consiste à admirer la façon dont certains quittent ce monde comme s'il s'agissait d'un simple départ en voyage et qui vous réconforte, comme le sourire de la vierge pour certains ou la pierre de la Kaa'ba pour d'autres.
 
De même, une femme élevant seule ses 6 enfants dans un bidonville de Calcutta aura sans doute plus de mal à la prononcer qu'une bobo de Montreuil faisant son shopping bio (j'ai rien contre les bobos hein, je suis même en train de faire un test en labo pour savoir si j'en suis une et si oui, à quel pourcentage). En même temps, la dame du bidonville, ce n'est pas impossible qu'elle la dise. En effet, une blague palestinienne en vogue durant les bombardements de Gaza disait à peu près ceci : la journée aura été bonne pour toi si ta maison est toujours debout, si la maison est par terre, elle aura été bonne si tu n'as pas été blessé, et si tu as été blessé et que tu es toujours en vie, cette journée n'aura pas été si mauvaise, oh et puis si tu es mort, la journée aura été bonne aussi, car après tout tu auras quitté ce monde de merde… 
 
Pour en revenir à cette phrase, l'essentiel est ailleurs, on la prononcera donc, généralement, dans une situation pénible, laborieuse, face à un petit chef toxique, un photocopieur en bourrage papier, une sécu qui ne vous rembourse plus rien depuis des mois, bref, face à une situation jugée un peu minable, sans importance franchement existentielle, entendez, sans grand sens avéré, cet essentiel est ailleurs nous donnant ainsi l'impression de nous élever au dessus de ce cloaque un peu minable qu'est notre ordinaire pas toujours très flamboyant et donc, de nous grandir, nous, petits employés de la grande vie sur terre.
 
Certains en font leur code de vie. Je veux dire qu'à un certain degré, prise réellement au pied de la lettre, cette phrase donne lieu à de parfaits sages, au sens presque religieux, qui une bonne fois pour toutes, ont décidé de ce qui était important ou pas dans la vie, et donc, ont généralement considéré comme peu important, donc peu essentiel, l'ambition, la réussite professionnelle,  l'argent au-delà de ce qui est nécessaire pour vivre au plus juste de ses besoins (qu'il reste à définir selon chacun). Un adepte de la décroissance, un moine, un bouddhiste pourraient dire cette phrase au sens réel et profond du terme…  

Cependant, cette phrase peut être prononcée par quelqu'un de parfaitement intégré dans le système. J'imagine assez un chirurgien après une très longue opération, délicate et réussie, voulant s'envoyer un expresso à la machine du coin et la trouvant en panne, s'exclamer, l'essentiel est ailleurs, sans que pour autant cela signifie qu'il renonce à la gloire de sa fonction (comme aux milliers d'euros qui vont avec).
 
Mais alors, qu'est-ce qui fait que disant cette phrase, certains ont l'air profond et d'autres, frustrés ? La différence réside certainement dans le ton mais également dans l'attitude. Quelqu'un qui la prononce sans amertume, tranquillement et qui ne se sent sincèrement pas frustré de cela, pourra s'apparenter à cette sorte de sage dont je parlais ci-dessus, quand prononcée avec aigreur, rage, dépit, par quelqu'un rongé par sa vie, eh bien, cette même phrase sera l'ultime paraphe d'une existence malheureuse et on peut le dire, ratée.
 
Bon, avec tout ça, je vous laisse la prononcer, cette phrase, avec le ton qui vous convient le mieux, quand moi, je la prononce un peu trop en ce moment, comme me l'a fait remarquer Cléa Culpa, venue piquer du café chez nous (sa fin de mois difficile a commencé le 10 du mois ce mois ci), qui elle, ne la prononce jamais, a-t-elle ajouté, non sans aigreur, tout simplement parce qu'il n'y a pas d'ailleurs dans sa vie.

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