Inversement mais bien au contraire



Ce jour là, ma vieille amie Balance est venue déjeuner à la
maison et elle a réussit à me retourner entièrement la tête avec Bastille, une
amie commune.

Bastille fait partie de ces gens qui ont des certitudes et qui
surtout les vivent pleinement. Difficile de la prendre en délit de
contradiction, j’ai bien essayé, car la prendre en contradiction serait pour
moi comme d’apprendre que Benoît XVI essaie des capotes sous ses draps bien
blancs quand il fait de l’insomnie. Ce serait un soulagement, le droit de pouvoir
faire (parfois) le contraire de ce que l’on dit.

Balance, elle, doit son nom à
cette attitude générale qui consiste, non pas à  ne pas avoir de certitude ou du moins
d’opinion, mais de toujours peser le pour et le contre, au point qu’elle en
fait encore moins que moi. Elle n’a ainsi jamais réussi à devenir bénévole aux
restos du cœur car elle n’a jamais trouvé de réponse à la question, donner à
bouffer aux précaires, n’est-ce pas entretenir la pauvreté et pire encore le
Système ? Elle ne se prive d’ailleurs pas de me faire remarquer que
maintenant que j’ai le cul au chaud, les affamés peuvent se passer de moi.

La discussion a commencé à l’apéro, au sujet de mon amitié
naissante avec une Israélienne, Shulamit, qui vit à Montreuil depuis plusieurs
années et que j’ai rencontrée au square.

         
Je suis très surprise que tu sois amie avec une
sioniste, m’a fait remarquer Bastille d’un ton désapprobateur.

         
Shula n’est pas sioniste, j’ai protesté, elle
est pro-palestinienne, elle est contre ce que fait l’Etat d’Israël !

         
En attendant, a poursuivit Bastille, à ce que tu
nous disais, elle est présentement partie voir sa famille là bas… bravo la
contestation !

         
Mais bon sang, elle ne va pas renier père et
mère sous prétexte qu’ils vivent là bas !

         
Et elle fait quoi, m’a demandé Balance d’un ton
neutre, pour montrer qu’elle est contre la politique d’Israël ?

         
Elle fait un docu, j’ai répliqué en essayant
d’empêcher Zébulon d’enlever tous les boutons de la machine à laver, elle s’est
rendue dans les territoires où elle a filmé, protesté, ces trucs là quoi…

         
Ces trucs là quoi… a repris Bastille d’un ton
condescendant, ma vieille, je suppose que vous n’en parlez pas plus que
ça ?

         
Non, j’ai admit, on a bien d’autres choses à
causer.

         
Tu devrais pourtant… a émis Balance. On ne peut
pas laisser passer certaines choses, c’est de la lâcheté…

         
Je ne te comprends pas, a insisté lourdement
Bastille, tu étais à feu et à sang tout le mois de janvier concernant ce que se
passait à Gaza et là, hop, tu pactises avec une fille dont le pays a massacré
allègrement femmes en enfants sous prétexte de tuer quelques mecs du Hamas…

         
On ne peut pas juger les gens sur leur Etat tout
de même ? j’ai bêlé. Et puis si Shula était pro-israélienne, je ne pense
pas que j’arriverais à être amie avec elle… or c’est une fille ouverte et
sincèrement choquée par ce qui se passe là bas, et cela me convient assez pour
sympathiser avec elle…

         
C’est vrai, a admit Balance, on ne peut pas
juger les gens sur leur nationalité, c’est du… du racisme… non ?

         
Je vois les filles que vous avez des principes !
A glapi Bastille en se servant une troisième bière tout en manquant d’écraser
le pauvre Zébu en train de ramper en direction de sa précédente bouteille
qu’elle avait laissée par terre. Tu n’es pas dans le fief des bobos pour rien,
Marie, de grands idéaux et une fois encore, au concret, que pouic, on met sous
le tapis tout ce qui dérange, Roms, précaires de toutes sortes, Palestiniens… et
allons y pour une amitié déroulée sur un tapis de sang…

J’aime beaucoup Balance mais je trouve qu’elle a un petit
côté stalinien. En même temps, je l’admire pour sa capacité à tenir tête y
compris parfois à des personnes qui pourraient lui porter préjudice. Elle
n’hésitera jamais à quitter une réunion en claquant la porte parce qu’elle
trouve qu’on asticote un collègue un peu faible ou parce qu’on veut leur faire avaler
un mauvais foin parce que le bon c’est trop cher pour eux, et je l’ai même déjà
vue quitter une fête juste parce qu’elle s’était pris le bec avec un invité
placé haut dans la hiérarchie de la soirée, ce qui mettait l’équilibre du lieu
en danger.

         
C’est comme l’écriture, a poursuivi Bastille, il
va quand même falloir un jour trancher… ou ne faire que ça, ou bien alors te
trouver enfin un boulot digne de ce nom ! Tu vas finir par devenir
complètement schizo ou neurasthénique !

         
Sans compter, a ajouté Balance, que pour une
fille de gauche, vivre sur les actions de l’un et les billets de l’autre, ça
coince.

J’ai essayé de leur parler discrètement de la non muse, qui
avait pris sa journée puisque je recevais. Des économies de toute façon
limitées, et donc de l’obligation de retourner au turbin et.

         
Balivernes, m’a coupée Bastille, tu es comme ces
homosexuels qui toute leur vie balanceront entre leur véritable identité
sexuelle et la convention !

         
Tu veux dire que Marie est une sorte de
lesbienne ? A chuchoté Balance, en jetant un regard gêné à Zébulon.

         
Vous y aller un peu fort les filles, j’ai
protesté.

         
C’est une image enfin voyons ! A glapi
Bastille. Je veux juste dire que tu as le cul entre deux chaises et que ça
n’ira pas tant que tu n’auras pas tranché !

Et elle a fait un geste du tranchant de la main, qui a fait
sursauter ce pauvre Zébu (alors qu’il tentait en gloussant de gravir le canapé,
son but de la journée).

         
Cela supposerait que je vive aux crochets de
quelqu’un… j’ai fait remarquer. Car je ne compte pas, quand bien même je serais
publiée, réussir à vivre de ma plume…

         
Oui mais si c’est ça que tu veux, écrire… a
soufflé avec force Balance. Profites-en de ce quelqu’un !

         
C’est à voir, j’ai répondu, juste pour dire
quelque chose.

         
Oui mais alors, a protesté aussitôt Balance, tu
serais en contradiction avec tes principes, il faut gagner l’argent qui vous
permet de vivre…

         
Bof, une de plus ou de moins… a lâché Bastille
d’un ton dégoûté.

Je les ai traînées à table. Bastille nous a raconté combien
de mecs elle avait pliés avant même le dessert de leur premier dîner, on dira
en amoureux vaguement potentiels pris au grappin d’un site quelconque. Je
supporte pas, elle a presque crié, je supporte pas tous ces mensonges, et que
je suis disponible (alors que je suis marié ou à peine divorcé, plombé de deux
enfants), et que je suis sincèrement outré de ce système (alors que je bosse
dans une banque) et que la misère ça me révolte (alors que je laisse même pas
0,1 de pourboire). Balance, elle, continuait sa petite vie tranquille avec son
métier de toujours, géomètre, son petit mari de jeunesse, et leurs deux filles,
de jeunesse également.

         
Je suis ennuyée, elle a finit par nous dire, on
voudrait bien envoyer Albertine au collège du coin mais ils vendent de la
drogue dès la sixième et certains vont au peep-show avec leur mère.

         
Tu veux dire, prennent de la drogue ? J’ai
sursauté. Tu veux dire avec leur père ?

         
Pfuit, a gloussé Bastille, ma pauvre Marie, sors
de ton boboland… là où habite Balance, les enfants sont très polyvalents, ils
consomment et ils vendent de la
drogue, tout le monde sait ça ! Sans compter que toutes les mères là-bas ne
sont pas caissières !

         
Et donc, a continué Balance d’une voix douloureuse,
on se demande si on ne va pas la mettre dans le collège privé de la ville d’à
côté…

         
Non ?! A hurlé Bastille.

         
Si… a chuchoté la pauvre Balance.

         
Ben en même temps, j’ai répliqué, moi je
regrette, je pense que c’est ce que je ferai, hors de question pour moi que
Zébulon aille un jour dans ce genre d’enfer !

         
Alors là bravo, a rétorqué Bastille, moi je dis
bravo la solidarité !

         
C’est vrai que les choses ne changeront jamais,
a gémi Balance, si les gens normaux retirent leurs enfants normaux de ces lieux
anormaux…

         
Je regrette, j’ai repris, mais ce ne sont pas
aux petits de payer pour les convictions de leurs parents ! Vas-y-toi te
faire vendre de la drogue si ça te botte ! Installe toi-même une boutique
pour en faire commerce !

         
Marie, a repris doucement Bastille, il faut
tenir… si les gens qui ont les moyens vont voir ailleurs, les choses ne
changeront JAMAIS ! Les collèges publics vont devenir des cloaques et le
privé va fleurir de toute son acné, ce salopard qui prétend piquer des sous à
ce public déjà sinistré ! Tiens bon ! Laisse Zébulon résister aux
vendeurs de drogue, il peut le faire !

         
Mais Zébulon n’est même pas encore en crèche…
j’ai braillé.D'ailleurs, il n'ira même pas en crèche, tous les futurs vendeurs de drogue ont pris toutes les places!

         
Il s’agit d’Albertine, a protesté vaguement
vexée Balance. Ma fille de 11 ans et demi !

         
C’est la même chose ! A tonné Bastille.
Crèche et collège, même combat ! Restez groupés et solidaires dans le
public !

Zébulon, sans doute saisi par la force de l’appel, s’est mis
à brailler. J’ai prétexté une couche  à
changer et une sieste à enclencher pour filer avec lui, qui a une vision très
simple de la vie. La vie est bonne et belle quand on y mange bien, quand on y
joue de même, et quand on ne vous enlève pas de la main la petite vis que vous
avez réussie après moult efforts à repêcher sous le meuble de la salle de bain.
Le reste n’est que… rien pour le moment.

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